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Argentine : La gauche sous-estime le danger de l’extrême droite

par Martín Mosquera
Dans la manifestation des femmes du 28 septembre 2023 : Javier Milai = danger. © Guadalupe Lombardo

Le bouleversement politique de l’élection primaire du 13 août est considérable. Il n’est d’ailleurs pas facile d’en saisir toutes les dimensions. Tout d’abord, l’extrême droite a été laissée aux portes du pouvoir. Ce qui paraissait impossible semble aujourd’hui inéluctable. Une force politique quasi inexistante, sans structure de parti, sans candidats provinciaux, sans sénateurs ni gouverneurs, a atteint une position surprenante dans un système politique conçu pour empêcher l’entrée de forces extérieures. Pourtant, réduire le tremblement de terre du 13 août à l’irruption de Javier Milei, chef du parti libertarien d’extrême droite, serait sous-estimer l’ampleur des changements en cours. Comme souvent, il n’est que le symptôme (« morbide », selon l’expression usuelle) de bouleversements tectoniques qui ne sont pas immédiatement détectables.

La performance de Javier Milei est étroitement liée à ce qui est probablement l’événement fondamental de cette conjoncture : la crise du péronisme, le corps céleste autour duquel gravite le système politique argentin depuis 1945. Le péronisme n’est pas un parti comme les autres. Sa capillarité sociale, son mimétisme avec les structures de l’État, ses réseaux territoriaux (militants ou clientélistes), ses liens avec le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux, en font une force politique d’une résilience rarement égalée. Entre 1946 et 1983, il n’a jamais perdu une élection où il était présent (c’est-à-dire il était légal). Son plancher électoral, lorsqu’il se présentait en tant que parti unifié, a toujours été d’environ 40 % aux élections présidentielles. Dans le cadre du système actuel de primaires, son résultat le plus modeste a été obtenu en 2015 avec 38 % des voix, mais il était en concurrence à cette occasion avec une autre liste péroniste qui a atteint 14 %. Le 13 août dernier, il s’est présenté aux urnes unifié (mais divisé en deux listes internes, ce qui a probablement empêché une chute plus importante) et sa part des voix est tombée à 27 %. Pour la première fois, le péronisme est sur le point de perdre sa majorité au Sénat et cède le contrôle de gouvernorats historiquement considérés comme ses bastions (Santa Cruz, San Juan et Chaco en sont des exemples notables).

Face à chacune des grandes crises que le pays a connues depuis la restauration de la démocratie (1989, 2001, 2019), le péronisme est apparu comme le « parti de l’ordre », capable de mettre un terme à l’effondrement de l’État et de rétablir la gouvernabilité. En raison de cette capacité particulière, une crise du péronisme de cette ampleur est elle-même, dans une certaine mesure, une crise de l’État.

Cependant, l’impact des changements en cours ne se limite pas au péronisme. La droite traditionnelle, qui se préparait avec assurance à recevoir le pouvoir dans le cadre d’une alternance électorale conventionnelle, est maintenant confrontée à son propre effondrement possible. Dans les primaires de Juntos por el Cambio1, Patricia Bullrich, la candidate qui avait le programme d’austérité le plus agressif et qui soutenait ouvertement le recours à la répression contre les mobilisations sociales, a remporté la victoire. Sans l’émergence de Milei, c’est elle qui, à juste titre, attirerait le plus l’attention : pour la première fois depuis le retour de la démocratie, un parti majoritaire présente un candidat ouvertement orienté vers l’ultra-droite. Néanmoins, Juntos por el Cambio a connu un recul électoral par rapport à la très mauvaise élection de 2019, à la fin du mandat de Macri. La droite, qui espérait revenir au pouvoir, est désormais plus proche d’une crise interne que de la formation d’un gouvernement, risquant d’être exclue du second tour et confrontée à des divisions internes.

Enfin, l’élection du 13 août a marqué le taux d’abstention le plus élevé de l’histoire des élections présidentielles, avec une participation de 69 % des électeurs inscrits. L’absention a augmenté de plus de 6 points par rapport à l’élection de 2019, soit un nombre d’électeurs qui pourrait être décisif pour le résultat final.

Dans le contexte d’une probable crise organique de l’État, selon le terme que Gramsci a forgé dans les années 1930, l’accès au pouvoir de l’extrême droite rendrait possible ce que les rapports de force sociaux de la période précédente ont réussi à faire échouer : une thérapie de choc néolibérale qui briserait durablement la résistance sociale à l’ajustement qui s’est imposé après 2001. Cette situation pourrait donner lieu à une solution « césariste », selon la terminologie de Gramsci, visant à débloquer par une solution de force l’impasse sociale que nous connaissons.

L’économie et ses mécontentements

S’il y aurait beaucoup à analyser autour des changements sociologiques de la classe ouvrière, de l’impact idéologique de la pandémie ou des tendances à l’individualisation de la main-d’œuvre, une explication des événements actuels est plus évidente : la longue phase de stagnation2, qui affecte le capitalisme argentin depuis 2011-2012, s’est transformée en récession et en crise ouverte à partir de 2018. À travers un processus inflationniste de grande ampleur, le pouvoir d’achat des salaires en Argentine a connu une baisse de 25 % entre décembre 2017 et 2023, cette réduction étant encore plus marquée chez les travailleurs informels. Bien que le point le plus critique de cette baisse ait été enregistré en 2018 sous le gouvernement Macri, le gouvernement péroniste a poursuivi cette tendance et a aggravé l’écart entre les travailleurs formels et informels, écart qui s’est accentué après la pandémie.

Cette période a également vu la destruction de l’emploi privé formel et l’augmentation de l’emploi informel. En d’autres termes, les travailleurs informels ont vu leur pouvoir d’achat diminuer en même temps qu’ils occupaient une part de plus en plus importante de la population active. Ce nouveau panorama socioprofessionnel est particulièrement cruel pour le péronisme, également affecté par le fait qu’il est le parti au pouvoir en temps de crise et qu’il nuit à sa propre base sociale par les mesures d’ajustement qu’il met en œuvre. Cette détérioration continue de la vie matérielle de la classe ouvrière, qui s’est produite au cours d’une période où les deux grandes coalitions politiques étaient au pouvoir, a jeté les bases d’une agitation sociale croissante qui s’est finalement transformée en une crise générale de la représentation.

Il est probable que nous nous dirigions vers une crise organique de l’État. Gramsci a utilisé ce terme pour illustrer une rupture radicale des liens entre représentants et représentés, symptôme d’une crise générale de l’hégémonie. Si l’effondrement du soutien aux partis traditionnels peut être le signe le plus visible d’une crise organique, celle-ci tend à s’étendre à toutes les médiations de la société civile. À mesure que cette crise s’approfondit, elle entraîne un déclin de la capacité des classes dirigeantes à maintenir leur leadership par des moyens conventionnels. Cependant, dans une telle crise, il existe une relation asymétrique en termes de capacité d’intervention entre les classes dominantes et les classes subalternes, qui n’est compensée que dans des situations exceptionnelles d’offensive de masse. Selon Gramsci : « Les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité à s’orienter rapidement et à se réorganiser selon le même rythme. La classe dirigeante traditionnelle, qui possède un personnel qualifié nombreux, change d’hommes et de programmes et retrouve le contrôle qui était en train de lui échapper plus rapidement qu’on n’y parvient au sein des classes subalternes. »3

L’émergence explosive d’une figure extérieure au système politique, dans un contexte de crise politique générale, n’aurait pas surpris Gramsci, qui analysait le processus politique en Europe dans les années 1930. Comme l’explique Stathis Kouvelakis : « La crise organique déclenche une recomposition du personnel politique, qui peut prendre des formes diverses – depuis un bonapartisme préservant la façade parlementaire, jusqu’aux différents césarismes et à l’“état d’exception” – dans le but de dénouer la situation dans l’intérêt du bloc dominant. Le champ est donc ouvert aux solutions de force, représentées par les “hommes providentiels” de Gramsci ».4

« L’homme providentiel » qui peut imposer une « solution de force » ne doit pas nécessairement avoir des qualités personnelles exceptionnelles. Rappelons les remarques caustiques de Marx à propos de Louis Bonaparte, demandant quelles circonstances exceptionnelles « ont permis à un personnage médiocre et grotesque de jouer le rôle d’un héros ».

La longue crise argentine

La crise économique actuelle n’est pas un phénomène inattendu, mais s’inscrit dans une histoire de cycles récurrents. L’Argentine se caractérise par une instabilité politique et économique constante. Comme l’ont montré les recherches de différentes écoles économiques, cette instabilité trouve l’une de ses racines dans la force relative de sa classe ouvrière, qui empêche une restructuration capitaliste de grande envergure permettant de résoudre les problèmes macroéconomiques par un tassement durable des salaires.

En outre, il est nécessaire de considérer une deuxième raison, impliquant des facteurs internationaux liés aux transformations de la production mondiale au cours des dernières décennies : la tendance séculaire du pays au déclin économique et social, qui a commencé il y a près d’un demi-siècle avec la crise de l’État-providence péroniste dans le contexte de l’internationalisation de la production et de la crise des modèles nationaux de développement de l’après-guerre. Depuis lors, la société argentine a connu des bonds successifs des indices de pauvreté et d’inégalité, ce qui a conduit chaque génération à avoir sa propre perception du déclin, même si leurs critères, pour des raisons d’âge, sont différents. Le pays est passé de 4 % de pauvreté dans les années 1970 à 40 % ces dernières années, reflétant une tendance à la régression sociale quasi constante ayant peu d’équivalents dans le monde. La tendance à la crise organique devient ainsi un trait distinctif d’une société empêchant une résolution définitive de l’instabilité au profit des classes dominantes, tout en connaissant une dégradation économique constante qui alimente les tensions sociales.

Bien que ce déclin se développe progressivement et de manière non linéaire, avec des périodes de chute brutale suivies de reprises partielles, à des moments critiques l’agitation sociale prend un caractère explosif, comme nous l’avons vu lors de la crise de 2001. Le kirchnérisme est apparu en 2003 comme une réponse politique à cette crise, profitant de conditions politiques et économiques exceptionnelles. Nous assistons actuellement à la désarticulation de ce dispositif qui a réussi à résoudre la crise il y a deux décennies. De plus, la crise qui affecte le kirchnérisme entraîne avec elle une crise plus profonde du péronisme, dont nous ne pouvons pas encore évaluer toute l’ampleur.

La particularité de la situation actuelle réside dans le fait que, pour la première fois, le péronisme au pouvoir fait face aux crises aiguës qui affectent périodiquement le pays. Il ne faut pas sous-estimer ce phénomène. Comme souvent, la formation d’une base de masse pour l’extrême droite ne peut se réaliser sans une rupture préalable des liens entre les classes populaires et leur représentation politique traditionnelle. Si le péronisme a historiquement joué le rôle d’un facteur stabilisateur amortissant la tendance récurrente à la crise organique, la crise actuelle du péronisme pourrait ouvrir la porte à une crise politique de plus grande ampleur.

Une idéologie populaire de droite

Dans un premier temps, les interprétations de la percée de Milei se sont concentrées sur le vote protestataire à l’origine de son émergence. Cela explique une partie du phénomène : il existe encore un malaise social latent qui a trouvé en Milei l’instrument le plus efficace pour faire connaître son mécontentement. En outre, des facteurs inopinés et conjoncturels ont influencé ses performances électorales, tel l’organisation dans 17 provinces des élections locales à des dates différentes des élections nationales. Cette situation, impulsée par des dirigeants péronistes qui souhaitaient éviter l’influence négative d’une élection nationale qu’ils considéraient comme défavorable, a eu un impact décisif sur les résultats. Dans les districts où les élections ont eu lieu simultanément, le soutien à Milei a été inférieur de 13 points à celui des provinces qui les ont organisées séparément. Parmi les facteurs circonstanciels, le soutien économique et logistique que le péronisme a apporté à Milei est également important, le calcul étant que la fragmentation du vote de droite augmenterait ses chances aux élections.

Cependant, ni le vote protestataire ni les facteurs circonstanciels ne suffisent à expliquer les résultats des élections du 13 août. D’abord, parce que la manière dont le malaise social trouve à s’exprimer n’est généralement pas anodine. Le caractère pour l’instant fluctuant et hétérogène de cette base électorale ne doit pas occulter un processus en cours : la consolidation croissante d’une idéologie populaire de droite5, à laquelle Milei a contribué en touchant des secteurs sociaux qui échappaient à la droite traditionnelle. De même, l’état instable de sa base électorale change au fur et à mesure que le processus politique progresse, car l’ascension de Milei génère des effets rétroactifs sur sa base. Comme le disait Ernesto Laclau6, « le représenté dépend du représentant pour la constitution de son identité ». Les dirigeants politiques ne sont pas seulement le résultat des rapports de force et des courants d’opinion présents dans la société, ils les façonnent et les influencent. Il ne s’agit pas seulement d’un malaise qui éclate sous des formes aléatoires, mais de la métabolisation réactionnelle de ce malaise. Si cette situation n’est pas nécessairement irréversible, elle constitue un élément incontournable.

L’analyse de ces questions par Nancy Fraser7 peut être utile. Fraser a inventé un terme pour expliquer la montée mondiale de l’extrême droite : le « néolibéralisme progressiste ». Elle utilise ce concept pour décrire le « bloc historique » qui a combiné des politiques économiques néolibérales avec des politiques de « reconnaissance » progressistes. Les hommes politiques dits de la « troisième voie » (Clinton, Blair, Schröder, et plus tard leurs héritiers : Obama, Hollande, Matteo Renzi, etc.) ont mis en œuvre des politiques néolibérales tout en embrassant superficiellement les revendications multiculturelles, environnementales, féministes et relatives aux droits des LGBTQ+. La classe ouvrière, lésée par les politiques économiques régressives et parfois gênée par les avancées réelles ou apparentes des groupes opprimés (femmes, LGBTQ+, etc.), a commencé à réagir contre le bloc néolibéral progressiste en adoptant un profil « populiste réactionnaire » unifiant les demandes de protection sociale avec le rejet des politiques de reconnaissance de l’adversaire.

Le cas argentin est comparable à cette situation, mais présente une différence importante. D’une part, le gouvernement a appliqué une politique économique qui a poursuivi l’ajustement orthodoxe de la législature précédente, ce qui fait que presque tous les indicateurs sociaux (pauvreté, salaires, inégalités) sont moins bons qu’au moment du départ de Mauricio Macri. D’un autre côté, il a adopté une approche progressiste dans plusieurs domaines, tels que la légalisation de l’avortement, la promotion d’un langage inclusif et la mise en œuvre de quotas d’emploi pour les personnes transgenres, entre autres. Mais le cas argentin nous permet d’ajouter un élément supplémentaire. La différence avec le néolibéralisme progressiste de Fraser est que, dans le cas du péronisme, l’ajustement néolibéral s’est fait au nom de la lutte contre l’ajustement néolibéral. C’est ce à quoi Pablo Semán8 fait référence lorsqu’il parle du « mimétisme de l’État » : la doctrine de « l’État actuel » était le support idéologique d’une détérioration progressive des avantages matériels fournis par l’État au nom de la redistribution des revenus et de la justice sociale. C’est en partie la raison de la réponse anti-État au néolibéralisme progressiste. Si Trump, Le Pen, Meloni sont des critiques au moins apparents de la mondialisation néolibérale, Javier Milei est un anarcho-capitaliste flamboyant qui rêve de l’élimination complète de l’État.

La détérioration des conditions de vie sous un gouvernement promouvant un discours progressiste et redistributif a ouvert la voie à un discours anti-étatiste qui a trouvé un écho dans diverses couches sociales, y compris parmi ceux dont les moyens de subsistance dépendent en grande partie de la protection sociale de l’État. L’effondrement d’une expérience populiste, qui a maintenu sa rhétorique de redistribution alors même qu’elle mettait en œuvre des mesures d’ajustement sévères, a eu pour conséquence que les coûts des politiques orthodoxes n’ont pas été attribués à leurs principaux défenseurs intellectuels. Ce processus a démoralisé et désorienté la classe ouvrière, entraînant une contestation sociale qui a basculé à droite. La crise du progressisme gouvernemental s’étend à la crise des valeurs et des idées qui lui sont associées, telles que la redistribution progressive des revenus, le rôle actif de l’État, les droits humains et la mobilisation sociale. Comme c’est souvent le cas, les débris du mur qui s’écroule tombent sur l’ensemble du spectre de la gauche et sur ses idées.

Selon les études de sociologie électorale9, Milei a obtenu le soutien de toutes les classes sociales et de tous les groupes d’âge. En termes idéologiques, les études indiquent qu’environ un tiers de ses électeurs correspondent à un profil d’ultra-droite, un autre tiers représente un vote néolibéral classique et le dernier tiers provient d’une base populaire et « pro-État », touchée par l’indignation et la perplexité. Même si l’on écarte ce dernier segment et que l’on n’y ajoute que le vote clairement idéologique que Patricia Bullrich a obtenu aux élections primaires (16 %), il est indéniable qu’il existe une base électorale pour l’extrême droite comprise entre 25 % et 30 %. Ce sont des chiffres très élevés, qui peuvent constituer une base de masse pour une expérience néolibérale autoritaire.

Cette base électorale est encore fluctuante et instable. Cependant, sa simple existence met en évidence l’optimisme excessif qui a prévalu à gauche, qui suppose que l’expérience d’un éventuel gouvernement Milei rompra nécessairement les liens avec sa base électorale. De nombreuses raisons ou séquences d’événements (succès d’un plan de stabilisation, démoralisation des secteurs populaires combatifs, désaffection politique de la classe ouvrière) pourraient nous conduire vers une trajectoire contraire, comme cela s’est produit dans le cas de Bolsonaro au Brésil. Bien que l’ancien officier militaire ait perdu les élections contre Lula lors d’un second tour très serré (51/49), il a réussi à unir sa propre base, éliminant toute loyauté antérieure de ses électeurs envers les partis traditionnels.

Un gouvernement Milei est-il impossible ?

Une façon d’atténuer la perception du danger que représente l’extrême droite est de considérer comme acquis qu’un gouvernement Milei manquera de soutien politique et s’effondrera sous la pression de la mobilisation populaire. C’est l’approche prédominante du Frente de Izquierda (FIT-U, Front de gauche). Le PTS est allé jusqu’à comparer Milei à Liz Truss, la Première ministre britannique qui, en octobre 2022, a été chassée du pouvoir 45 jours après son entrée en fonction. Il s’agit d’un pronostic dangereux, largement imaginaire et adapté aux intérêts politiques, non pas de la lutte des classes, mais de la campagne présidentielle du Frente de Izquierda. Le problème de la candidature du FIT-U est qu’elle pourrait se heurter à une réponse démocratique de la société qui essaierait de barrer la route à Milei en recourant au seul bulletin qui puisse avoir un impact pratique dans ce sens, c’est-à-dire celui du péronisme. Axer la campagne électorale sur la diminution du danger que représente Milei, afin d’influencer légèrement le résultat électoral du Frente de Izquierda, est une stratégie mesquine et irresponsable.

Il n’est pas surprenant que le PTS minimise la menace posée par l’extrême droite, compte tenu de son attitude dans des situations similaires antérieures. Face à la montée de Bolsonaro en 2018, le PTS a prétendu qu’« un éventuel gouvernement Bolsonaro est déjà faible »10 et, dans un autre texte, élargissant sa position, a souligné que « lorsque Bolsonaro voudra mettre en œuvre des privatisations, une législation dégradant les conditions de travail et de vie de la population ouvrière et populaire, entre autres attaques contre les droits démocratiques, les femmes et les minorités opprimées, il devra faire face à la lutte des classes. […] Dans un contexte de crise politique et économique et de polarisation, on peut s’attendre à de grandes explosions sociales »11. Dans leurs analyses de la Turquie d’Erdogan12 ou du Front national français13, ils ont développé un raisonnement similaire. Aucune de leurs prédictions ne s’est vérifiée.

Ces erreurs d’analyse ne sont pas fortuites, mais reflètent des limites théoriques et stratégiques, qui se manifestent sous différents aspects : la tendance à sous-estimer les risques démocratiques posés par l’extrême droite, l’hypothèse qu’elle ne pourrait diriger que des gouvernements nécessairement faibles, le fantasme de possibles explosions sociales comme sous-produit de son arrivée au pouvoir, le mépris des tâches unitaires défensives et l’accent mis sur la lutte contre les courants réformistes ou progressistes, qui semblent souvent être un ennemi plus important que l’extrême droite elle-même.

Cette conception ultragauchiste a conduit le PTS à appeler au vote nul dans toutes les élections récentes en Amérique latine qui se sont soldées par un second tour entre une force progressiste ou de centre-gauche et l’extrême droite : Lula contre Bolsonaro14, Castillo contre Fujimori15 et Boric contre Kast16. Leurs alliés dans le Frente de Izquierda ont adopté des positions similaires17. L’aveuglement de l’ultragauche face au danger de l’extrême droite n’est pas l’apanage du stalinisme des années 1930.

Gouvernance et « populisme autoritaire »

En tout état de cause, des batailles décisives nous attendent. Thatcher n’a pu aller de l’avant qu’après la grande défaite de la grève des mineurs de 1985 et Menem seulement après la défaite des grandes luttes contre les privatisations. L’avenir est incertain comme rarement auparavant. La légitimité d’un éventuel gouvernement Milei sera plus fragile que le résultat électoral ne le laisse supposer. Il n’est pas exclu qu’une réaction sociale de grande ampleur, ainsi qu’une instabilité politique et parlementaire, conduise son gouvernement dans une impasse. Toutefois, il ne faut pas exagérer cette possibilité ni jouer avec le feu.

Les conditions pour assurer la viabilité politique et parlementaire d’un futur gouvernement Milei peuvent être construites (Bullrich, quant à elle, n’aurait pas ce problème). Il pourrait y avoir une fracturation de la droite qui ajouterait un secteur compatible avec une nouvelle coalition gouvernementale. Le soutien parlementaire est également susceptible de provenir d’une grande partie du péronisme des provinces de l’intérieur du pays, qui ont déjà donné la capacité de gouverner à Macri, et qui est également dominante sur les territoires où Milei a remporté la primaire présidentielle. En attendant que la crise interne du péronisme soit résolue en vue du prochain cycle (ce qui pourrait prendre plusieurs années), il est probable qu’une importante partie du péronisme arrivera à la conclusion qu’il serait utile de soutenir un nouveau gouvernement capable de prendre en charge le lourd fardeau qui effraie toutes les forces politiques (plan de stabilisation, réformes structurelles, confrontation avec le mouvement de masse). Certains secteurs ont déjà montré de tels signes de rapprochement y compris d’importants dirigeants de la bureaucratie syndicale qui l’ont rendu public. Un éventuel gouvernement dirigé par Milei, surtout s’il parvient à surmonter une crise à court terme, pourrait amorcer une reconfiguration politique sans précédent. Cela impliquerait la possibilité de rompre avec les deux autres blocs politiques et d’attirer des secteurs des deux coalitions, en obtenant le soutien parlementaire nécessaire pour consolider son administration.

Milei et Bullrich ne semblent pas craindre la mobilisation sociale, du moins pas de la même manière que le gouvernement Macri. Au contraire, comme cela s’est produit, par exemple, dans la France de Sarkozy18 ou dans le Thatchérisme, ils sont prêts à l’utiliser à leur avantage, en répondant de manière autoritaire et en assumant un profil que l’on pourrait qualifier de populiste : l’opposition entre le peuple représenté par son président contre des minorités corporatistes défendant leurs « privilèges ». Il s’agit d’une droite de combat qui tentera de profiter d’une situation où se combinent une érosion partielle des capacités de résistance – après des années de crise économique – et une démobilisation imposée d’en haut, pour isoler la colère sociale de manière à ce qu’elle apparaisse comme un obstacle à la résolution des problèmes économiques du pays.

Le terme de « populisme autoritaire » avec lequel Stuart Hall a caractérisé Thatcher peut être utile dans ce contexte. Indépendamment de sa viabilité, Milei a annoncé qu’il aurait recours à un plébiscite lorsque le Congrès s’opposerait à ses mesures. Milei peut prétendre représenter directement le peuple contre une opposition politique ou sociale qui sera accusée d’être antidémocratique et ingouvernable. Il s’agirait alors d’un populisme plébiscitaire, dans lequel Milei parlerait au nom du peuple contre des intérêts sectoriels (tous ceux désignés par le terme, vide de sens, de « caste » : politiciens, leaders syndicaux, piquets de grève, etc.). Un tel discours, construit d’un point de vue idéologique, s’appuie sur le précédent de la critique de Macri à l’égard des « privilégiés ». Dans le langage du gouvernement Macri, les « privilégiés » c’était les mafias et les politiciens corrompus, mais aussi le syndicalisme, le travailleur formel protégé par des droits du travail qui « empêchent la création d’emplois » ou ceux qui se placent « au-dessus de la loi », par exemple un piquetero qui bloque une ville. Bien qu’il ne soit pas nécessairement majoritaire, ce type de construction idéologique est disséminé depuis des années dans les secteurs significatifs de la société.

Il s’agit d’une simple hypothèse, car dans une situation aussi instable qu’actuellement, personne ne peut être certain de l’avenir. Toutefois, il s’agit d’un scénario possible, étayé par des précédents historiques et des éléments tangibles. Dans un contexte aussi critique, il n’est pas raisonnable de prendre des risques inutiles.

Prendre au sérieux le risque de l’extrême droite

Il est curieux de constater que les secteurs progressistes réagissent de deux manières différentes à la montée de l’extrême droite. Certains sont paralysés par la panique, avec parfois des caractérisations excessives qui perdent le sens des proportions. Un sentiment généralisé d’incrédulité est également répandu dans d’autres secteurs. Ce qui, jusqu’au 13 août, était un pronostic « ça ne peut pas arriver » (une victoire de l’extrême droite) est devenu dans certains cas un « ça ne peut pas être si mauvais », qui est en réalité une forme adaptée du premier pronostic. C’est ce qui se passe dans une dissonance cognitive : l’inconfort psychologique généré par l’expérience de perceptions contradictoires, généralement la contradiction entre les croyances antérieures et les informations provenant de la réalité, est résolu par des ajustements secondaires qui permettent de rétablir la congruence et l’essentiel des idées initiales.

L’extravagance de certaines propositions de Milei facilite l’incrédulité : la vente d’organes, un marché pour vendre les enfants, la privatisation des rues. Personne ne pense que ces mesures sont applicables sur la planète Terre. Même sa proposition phare, l’abandon de la monnaie nationale au profit du dollar, est très problématique en termes de faisabilité. Mais les propositions extravagantes ne sont pas le problème. Il existe au contraire un autre wagon de mesures qui ne relèvent pas du domaine de la fantaisie et dont la mise en œuvre signifierait une défaite à long terme pour la classe ouvrière : une réforme agressive du droit du travail, comme celle menée par l’ultra-libéral Paulo Guedes dans le gouvernement de Bolsonaro, un ajustement fiscal basé sur la privatisation ou la fermeture d’entreprises publiques et le licenciement massif de travailleurs de l’État, une attaque à grande échelle contre l’éducation et la santé publiques, ou une transformation des retraites qui éliminerait le système étatique par répartition, entre autres. D’autre part, il est clair que l’extrême droite chercherait à lancer une offensive ambitieuse dans le domaine de l’égalité des sexes et des droits des LGTBQ+ (interdiction de l’avortement, élimination de l’éducation sexuelle et des droits des transsexuels etc.), générant un soutien par l’État des discours haineux, homophobes et patriarcaux, sur le modèle de Trump et Bolsonaro.

Une stratégie de choc aussi antipopulaire ne pourrait se passer d’un durcissement autoritaire de l’État : persécution judiciaire des dirigeant·es des mouvements sociaux, soutien aux violences policières, libre accès au port d’armes, revitalisation des forces armées, amnistie des militaires condamnés, tentative d’affaiblir l’influence des syndicats sur les lieux de travail et, surtout, lutte contre la présence des mouvements sociaux piqueteros dans les quartiers populaires – un sujet social essentiel du dernier cycle politique – (ils pourraient être l’ennemi préféré d’un futur gouvernement d’extrême droite, qui pourrait compter sur l’appui d’une partie de la bureaucratie syndicale et trouverait un certain soutien dans un certain sens commun « antipiquetero » construit par le gouvernement au cours des dernières années, en profitant de la fatigue sociale causée par l’existence permanente de manifestations de rue).

En résumé, si ces mesures devaient être mises en œuvre avec succès, cela signifierait une régression sociale et démocratique majeure, accompagnée d’un durcissement autoritaire de l’État et d’une tentative de discipliner socialement et de démobiliser la contestation. En d’autres termes, il s’agirait d’une défaite stratégique pour la classe ouvrière.

Comment construit-on une base de masse durable dans le contexte d’une thérapie de choc aussi agressive ? La principale source de soutien éventuel, passif ou actif, réside dans le fait que le futur gouvernement est précédé d’une crise économique catastrophique qui lui permet de recourir à des mesures draconiennes. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous sommes au bord d’une telle crise. Dans l’expérience du menémisme, l’hyperinflation de 1989-1991 a semé le désespoir dans la population, a liquidé le gouvernement sortant et a permis à Menem d’entrer en fonction avec une énorme autorité présidentielle et un chèque en blanc pour prendre des mesures impopulaires « pour ramener l’ordre ». Comme le montre Adrián Piva19, cette catastrophe économique a offert une fragile hégémonie autour d’un consensus négatif : une stabilité économique construite sur le choc de l’hyperinflation précédente. Perry Anderson, dans la même veine, analysant les plans de stabilisation en Amérique latine, écrit : « Il existe un équivalent fonctionnel au traumatisme de la dictature militaire comme mécanisme pour amener démocratiquement plutôt que par la contrainte un peuple à accepter les politiques néolibérales les plus drastiques : c’est l’hyperinflation »20.

Un gouvernement d’extrême droite (et sur ce point Bullrich et Milei ne présenteront pas de différences significatives) jouera également sur la fragmentation de la classe ouvrière et les contradictions entre les victimes des politiques d’ajustement : les secteurs informels contre les « privilèges » de la classe ouvrière syndiquée, les travailleurs contre les chômeurs qui survivent grâce à l’aide sociale, les emplois « ubérisés » contre les syndicats, etc.

Dans tous les cas, il faut noter qu’un processus agressif de contre-réformes ne nécessite pas nécessairement le soutien massif de la population. Pour reprendre l’exemple classique du thatchérisme, qui a mobilisé d’innombrables études, l’offensive de Thatcher contre l’État social n’a pas bénéficié du soutien majoritaire de la population (comme le montrent les textes classiques de Bob Jessop et d’autres publiés dans la New Left Review). La domination peut prendre des formes qui combinent le consentement et la coercition, mais aussi la résignation, l’apathie ou la désaffection.

Une sortie césariste de l’impasse sociale

L’extrême fragilité de la situation économique dans laquelle s’inscrit la poussée réactionnaire est une caractéristique qui différencie la situation argentine de la vague mondiale de gouvernements d’extrême droite. Le risque qu’implique cette conjonction ne peut être sous-estimé. Il n’est pas nécessaire de se référer à l’hyperinflation allemande des années 1920 pour illustrer ce point. Ce scénario a plusieurs précédents récents, dont l’un est particulièrement révélateur. Au cours des années 1980, le Pérou a subi lui aussi les effets d’une longue décennie de stagnation, qui s’est accélérée vers la fin en un pic hyperinflationniste. C’est dans ce contexte qu’Alberto Fujimori est entré en fonction. Il est important de rappeler que son ascension électorale fulgurante s’est faite avec une force politique marginale (Cambio 90), essentiellement électorale, sans soutien social ou entrepreneurial majeur. La catastrophe économique lui a donné la légitimité nécessaire pour appliquer une thérapie de choc : un plan de stabilisation, la privatisation des entreprises publiques et la libéralisation de l’économie, ainsi qu’un durcissement autoritaire comprenant la dissolution du Congrès. Le remodelage néolibéral de la société péruvienne et la violation massive des droits humains (les victimes se comptent par dizaines de milliers) ont constitué un tournant historique dont la classe ouvrière péruvienne n’a toujours pas réussi à se remettre.

Il est curieux que cette corrélation (crise inflationniste-gouvernement autoritaire) ne soit pas suffisamment présente dans le débat public de la gauche, surtout dans une situation où l’inflation mensuelle a atteint deux chiffres et où les réserves nettes de la Banque centrale sont négatives. Une crise bancaire n’est pas à exclure en cas de victoire de l’un des deux candidats de l’ultra-droite, surtout si l’on considère qu’ils semblent conscients du bénéfice qu’ils tireraient du déclenchement d’une panique économique en annonçant des propositions radicales « pro-marché » aux effets catastrophiques à court terme, telles que la sortie brutale du système du « cepo » bancaire (une taxe sur les exportations combinée à une subvention des importations), l’élimination des taxes à l’exportation, la dollarisation, etc. Le bon résultat de Milei le 13 août avait déjà montré une tendance à la panique sur les « marchés » : baisse des obligations, hausse du « risque pays », stagnation des actions.

Dans son livre sur le dernier cycle politique21, Fernando Rosso reprend le terme « impasse hégémonique » des gramsciens argentins des années 1970, qui l’ont utilisé pour décrire la longue période d’instabilité qu’a connue l’Argentine entre 1955 et 1976. Rosso reprend ce terme pour caractériser la dynamique politique des vingt dernières années, où les rapports de force sociaux ont empêché les classes dominantes de lancer une véritable offensive. Mais une telle impasse22 peut se débloquer à l’occasion de la combinaison d’une catastrophe économique et d’un autoritarisme politique. C’est précisément l’analyse de Gramsci qui permet d’évaluer un tel scénario, d’où le caractère « catastrophique » de l’« impasse catastrophique ». Si Rosso est enclin à penser que Milei s’enfoncera à nouveau dans le « cimetière de projets hégémoniques »23 qu’est la société argentine, il écarte prématurément une alternative typiquement gramscienne : que Milei incarne la possibilité de sortir de cette impasse.

Il est frappant de se référer à Gramsci pour analyser l’« impasse hégémonique », mais de ne pas évaluer l’hypothèse centrale que le penseur italien a avancée comme solution possible à ce type de situation. Ce que Gramsci a décelé dans les situations d’impasse dans les relations de pouvoir, c’est qu’elles créent les conditions d’un leadership alternatif qui a un effet catastrophique sur les forces en présence. Gramsci a dit : « Le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte sur B ou B sur A, mais aussi que ni A ni B ne l’emportent, mais qu’ils s’épuisent réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et s’assujettisse ce qui reste de A et de B. »24

Dans son analyse, Gramsci a probablement considéré en premier lieu les conditions spécifiques qui ont permis l’émergence du fascisme italien. À cet égard, il convient de rappeler la formule d’Angelo Tasca, qui définit le fascisme comme une « contre-révolution posthume et préventive », apparue dans une situation intermédiaire où les menaces révolutionnaires avaient été vaincues, mais où le mouvement ouvrier n’avait pas encore été complètement supprimé. Le fascisme n’a pas directement vaincu la révolution, mais il est intervenu pour consolider son pouvoir lorsque les tentatives révolutionnaires avaient déjà échoué. C’est aussi une façon de décrire l’« impasse hégémonique » : la classe ouvrière n’était plus dans une période d’ascension avec l’espoir d’imposer son propre projet, mais elle conservait encore suffisamment de force pour arrêter une offensive capitaliste mondiale. C’est dans cet intervalle qu’une solution autoritaire avec les caractéristiques exceptionnelles du fascisme de l’entre-deux-guerres a émergé.

Bien sûr, il n’y a pas de tentatives révolutionnaires à l’horizon pour le moment (ni de menaces fascistes au sens strict pour le moment), mais nous assistons à une situation prolongée d’impasse sociale qui épuise les énergies des différents acteurs. Dans le camp de la classe ouvrière, cela se traduit par une tendance à la démobilisation sociale et à la désaffection politique. Si les classes populaires conservent la capacité de bloquer l’adversaire, leur faiblesse relative ouvre en même temps la porte à la possibilité d’une solution « césariste ». Cette observation donne à l’analyse gramscienne de l’« impasse catastrophique » une importance et un sens précis, souvent négligés dans l’usage courant.

L’analyse de Gramsci permet également d’éviter de trop se fier à une évaluation simpliste de l’accumulation des forces de la classe ouvrière argentine en tant qu’« assurance tout risque » contre la réaction autoritaire. Les solutions autoritaires apparaissent précisément lorsque des forces sociales bloquent une solution conventionnelle (le fascisme classique dans des pays tels que l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne illustre ce point).

C’est précisément de là qu’émane l’illusion d’optique de l’explication « instrumentaliste » du fascisme, largement critiquée dans la littérature spécialisée. Le fascisme n’était ni un instrument ni un épiphénomène des besoins du capital, comme le croyait l’Internationale communiste, mais le produit d’un processus complexe et autonome, dans lequel les questions idéologiques, les dynamiques politiques et même des accidents inattendus se sont conjugués. Mais, à sa manière, l’explication « instrumentaliste » capture quelque chose d’important sur la dynamique de l’action et de la réaction à des moments critiques de la lutte des classes, où des conditions spécifiques tendent à façonner l’avènement de solutions autoritaires. Ces réactions répondent aux besoins fonctionnels des classes dirigeantes, non pas parce qu’elles sont de simples instruments, mais parce qu’elles représentent des issues politiques qui deviennent plausibles dans des contextes politiques particuliers.

Pour illustrer cela avec l’histoire argentine, on peut rappeler que la dictature militaire de 1976 n’est pas apparue parce que le pays avait une faible organisation syndicale et sociale, mais au contraire parce que la classe ouvrière avait réussi à bloquer les tentatives d’offensives capitalistes par des moyens conventionnels (le plan économique de 1975, appelé Rodrigazo, en a été le dernier exemple). Cette force sociale, ayant la capacité de bloquer le projet adverse mais non d’imposer le sien, a progressivement créé les conditions de son épuisement : incapable de résoudre la situation en sa faveur, sa capacité de blocage tend à générer le chaos, l’instabilité et la fatigue sociale. Cela facilite non seulement la formation d’une base de masse pour une radicalisation à droite, mais exerce également une pression sur la classe ouvrière elle-même, qui commence progressivement à sentir qu’elle est dans une impasse, perd confiance en ses propres forces et commence à se démobiliser. C’est dans cette combinaison d’éléments qu’émerge la faisabilité d’une solution autoritaire. En raison de cette combinaison de facteurs, le coup d’État de 1976 a été vécu par de larges secteurs de la population comme un soulagement.

Une victoire électorale de l’extrême droite pourrait donc avoir un contenu stratégique. Les classes dirigeantes pourraient trouver une voie alternative pour engager un combat direct en faveur d’une politique ultra-libérale. Depuis au moins une décennie, le rapport de force a empêché les contre-réformes demandées par le patronat. Aujourd’hui, les classes dirigeantes pourraient, à la manière des césaristes, déléguer à un « personnage extérieur » le sale boulot que les forces organiques de la bourgeoisie ne semblent pas en mesure d’accomplir. Une trop grande dépendance à l’égard du consentement social fait échouer tout projet politique. Peut-être qu’un « fou », sans passé et sans peur de l’avenir, sans force propre pour prétendre à la durabilité, pourrait être utile pour trancher le nœud qui bloque le capitalisme argentin depuis deux décennies.

Si cela arrivait, nous analyserions à l’avenir le moment politique actuel comme un tournant décisif, où la victoire électorale de Milei a joué un rôle stratégique, offrant à la bourgeoisie un instrument et des possibilités de réorganisation qu’elle ne pouvait pas trouver elle-même.

Le moment politique de la lutte des classes

La réponse instinctive de la gauche sociale et politique à la progression de l’extrême droite est d’appeler à la mobilisation et à la lutte sociale. Cette stratégie présente toutefois une lacune importante : l’extrême droite est sur le point de s’emparer du pouvoir d’État. Une réponse politique est-elle nécessaire et possible, ou pouvons-nous nous passer de cette dimension ?

Il y a deux façons de sous-estimer ce qui est condensé dans une élection présidentielle : d’une part, le rejet mouvementiste de toute « politique institutionnelle », et d’autre part, la réponse ultra-gauche classique qui place toutes les options bourgeoises sur le même plan. Le plus souvent en accord avec cette seconde option, la stratégie prédominante à gauche se fonde sur un appel à la lutte pour les revendications contre les effets des politiques économiques comme moyen d’affronter l’extrême droite, selon le raisonnement largement correct que l’extrême droite émerge sur le terrain construit par les effets destructeurs des « ajustements » économiques. Mais nous n’assistons à aucune lutte sociale pertinente et dans quelques jours nous serons confrontés à l’élection qui pourrait permettre à l’extrême droite d’accéder au gouvernement ! Une lutte exclusivement sociale détourne l’attention de la nécessité d’une lutte politique de masse contre l’extrême droite. Et à quelques semaines des élections, c’est ce qui inquiète les secteurs concernés de la population et les affecte de telle manière qu’elle pourrait libérer une énergie sociale actuellement latente.

Il est essentiel de comprendre que l’État n’est pas un simple reflet passif des relations de pouvoir « externes », qui ne seraient résolues que par le « pouvoir de la rue ». L’État est un acteur qui influence les relations de pouvoir et a la capacité de changer et de modifier les équilibres politiques établis. Ne pas comprendre l’importance d’une élection présidentielle conduit à sous-estimer le moment politique de la lutte des classes en faveur d’une approche essentiellement « sociale » qui, pendant la période électorale, peut s’accompagner d’une agitation politique abstraite qui n’affronte pas les véritables dilemmes présentés par la conjoncture.

Que faire ?

La particularité de l’élection présidentielle du 22 octobre 2023 est que nous ne sommes pas face à une mais à deux formations d’extrême droite, ce qui pourrait conduire à un scénario cauchemardesque dans lequel les deux arriveraient au second tour. Nous assistons également à une autre particularité : la division du paysage en trois grands blocs pourrait permettre à Milei d’être élu dès le premier tour, comme le permet le système électoral argentin s’il parvient à obtenir 40 % des voix et 10 points d’avance sur le candidat suivant. Ces circonstances précipitent les décisions tactiques de la gauche radicale qui sont normalement réservées au second tour.

La menace que cette situation représente pour les droits démocratiques impose de jouer un rôle sans équivoque dans la lutte contre l’extrême droite. Aujourd’hui, cependant, nous sommes confrontés à une difficulté supplémentaire. Le cycle politique est en train de changer, ce qui signifie que de nombreuses catégories avec lesquelles nous avons réfléchi ces dernières années deviennent anachroniques. Pendant des années, une tactique de large unité défensive contre la droite a établi un pont avec le courant majoritaire des classes populaires, principalement identifiée au kirchnérisme. Mais les années d’ajustements orthodoxes appliquées par le péronisme ont changé la donne. Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement d’agir avec les classes populaires contre une droite traditionnelle qui s’appuie sur les classes moyennes antipopulistes. Aujourd’hui, dans une certaine mesure, ce sont les classes populaires qui réagissent, de manière extrêmement problématique, contre la politique économique et sociale du péronisme.

Si nous voulons combattre l’extrême droite à long terme, nous ne pouvons pas nous subordonner à l’« extrême centre » ou au néolibéralisme progressiste. Ils sont les représentants du statu quo contre lequel s’élève la révolte réactionnaire. Si la gauche se présente comme « l’extrême gauche » du statu quo, le mécontentement populaire continuera à s’orienter vers des solutions autoritaires. Dans le même ordre d’idées, il faut éviter que le « tous contre la droite » devienne un slogan normatif qui finisse par justifier les politiques menées par les forces politiques traditionnelles. En d’autres termes, nous devons empêcher le néolibéralisme progressiste de trouver dans l’extrême droite l’antagoniste idéal qui lui permettra de démobiliser la population par crainte d’un « plus grand mal » de plus en plus inquiétant.

Soutenir le néolibéralisme progressiste contre l’extrême droite revient à soutenir la cause pour tenter d’éviter l’effet. Et, cependant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a des moments critiques qui obligent à des actions ponctuelles « avec la cause contre l’effet » dans le but précieux de gagner du temps pour changer la situation. Lors des prochaines élections, il est nécessaire d’utiliser le bulletin de vote qui peut avoir pour effet pratique de fermer la voie à l’extrême droite (dans ce cas en votant pour le péronisme), mais cela ne revient pas à accepter la pente glissante de la logique du « moindre mal ». Les écrits classiques de Trotsky contre le fascisme continuent d’offrir des leçons utiles à cet égard. Trotsky soulignait que dans des circonstances critiques, on peut même être d’accord « avec le diable et sa grand-mère »25, mais « à la seule condition de ne pas avoir les mains liées »26. En d’autres termes, il préconise des tactiques unitaires qui n’impliquent pas de subordination politique ni d’accords durables. Dans sa « Lettre à un ouvrier communiste », dans laquelle il appelle d’urgence à un front uni des travailleurs (communistes-sociaux-démocrates) pour vaincre le fascisme, il écrit : « Nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un “moindre mal” est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution. »

Il poursuit : « Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un “moindre mal” en comparaison du revolver. » Et il ajoutait une dernière remarque, que l’on pourrait transposer aux dirigeants du trotskisme argentin : « À vrai dire, on est un peu gêné d’expliquer une chose aussi élémentaire ! »27

Alors que les conditions d’une mobilisation démocratique contre l’extrême droite sont réunies, nous sommes confrontés à un problème très sérieux. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les deux principaux acteurs politiques qui pourraient la faire avancer ne sont pas intéressés, du moins pour le moment. Le Frente de Izquierda s’est engagé à mener sa propre campagne électorale – en compétition avec tout mouvement social qui privilégie la lutte contre l’extrême droite, car il craint que cette lutte pourrait avoir pour effet de détourner le soutien électoral de la gauche vers la candidature du parti au pouvoir. En même temps, le secteur le plus directement lié à Cristina Kirchner semble absent de toute action contre l’extrême droite, même dans la campagne électorale la plus élémentaire. Il semble que la stratégie de ce secteur, similaire à celle qu’il a employée en 2015, soit exclusivement axée sur la conservation du gouvernement stratégique de la province de Buenos Aires. Il est possible qu’ils suivent la logique selon laquelle une victoire de la droite au niveau national serait préférable, car cela leur permettrait de maintenir leur leadership sur le péronisme, tout en embellissant par contraste l’héritage du kirchnérisme et en jetant les bases d’un éventuel retour au pouvoir à l’avenir. Ce calcul est extrêmement irresponsable.

Un vaste mouvement social contre l’extrême droite pourrait jouer un rôle clé en changeant le cours des élections. Il ne s’agit pas d’une platitude gauchiste que l’on répète systématiquement dans toutes les situations. Dans le cas présent, elle revêt une signification et une importance particulières. Une polarisation entre un mouvement de masse démocratique et l’extrême droite est essentielle pour changer le résultat des élections, car personne n’est plus disqualifié que le gouvernement lui-même pour tirer la sonnette d’alarme « contre le fascisme » ou « l’attaque contre les droits ». À cet égard, la situation ressemble moins au second tour de Lula contre Bolsonaro qu’à celui de Macron contre Le Pen. Si la lutte contre Milei est laissée aux seules mains de Massa et du parti au pouvoir, la probabilité d’une défaite devient plus forte. Un signal d’alarme doit être émis sur le danger social et démocratique que représente l’extrême droite, mais pour qu’il soit efficace, il faut, comme l’a souligné à juste titre Ezequiel Ipar, un changement de celui qui lance cet avertissement : c’est un mouvement social et démocratique qui doit occuper le devant de la scène en polarisant la situation politique.

Même si l’extrême droite arrive au pouvoir, il est essentiel qu’elle le fasse dans le cadre d’une large mobilisation démocratique qui soit le point d’appui des batailles sociales et politiques à venir. Rien n’est plus important en ce moment.

  • 1Juntos por el Cambio (Ensemble par le changement ) est une coalition politique nationale fondée en 2019. C’est un élargissement de l’alliance Cambiemos, formée en 2015, intégrant principalement les partis Proposition républicaine, Union civique radicale et Coalition civique, pour incorporer le courant péroniste représenté par Miguel Ángel Pichetto, ex-chef du groupe au Sénat.
  • 2« La larga crisis argentina » (La longue crise argentine), Adrián Piva, Jacobin América Latina, 26 septembre 2020.
  • 3Guerre de mouvement et guerre de position, Antonio Gramsci, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, éditions La Fabrique, p. 102.
  • 4Stathis Kouvelakis, « The French Insurgency – Political Economy of the Gilets Jaunes », New Left Review n°116/117, mars-juin 2019.
  • 5« El crecimiento de la derecha radical en tiempo real » (La croissance de la droite radicale en temps réel), Jorge Orovitz Sanmartino, Jacobin América Latina, 28 août 2023.
  • 6Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris 2008, p. 187.
  • 7« Podemos entender el populismo sin llamarlo fascista ? » (Peut-on comprendre le populisme sans le traiter de fasciste ?), Sinpermiso, 21 juillet 2018.
  • 8« Onze thèses sur Milei », Revista Anfibia, Pablo Semán, Nicolás Welschinger, 18 août 2023.
  • 9« Les votants de Milei », El Cohete a la luna, Javier Balsa et Dolorès Liaudat, 20 août 2023.
  • 10« Bolsonaro: ¿fascismo o bonapartismo ? », La izquerda Diario, 14 octobre 2018.
  • 11« L’extrême droite en force au premier tour. Où va le Brésil ? », Révolution permanente, Philippe Alcoy, 8 octobre 2018.
  • 12« Bonapartisme fragile en Turquie », La izquierda diario, Foti Benlisoy, 9 février 2017.
  • 13« Entre “pire” et “moindre mal” ? Le tandem Le Pen-Macron, ou comment être piégé entre deux variantes du bonapartisme », Révolution permanente, Emmanuel Barot, 28 avril 2017.
  • 14« Fascismo o bonapartismo? Lecciones de Trotsky para Brasil », La izquierda diario, André Barbieri, 9 octobre 2022.
  • 15« Perú. Declaración: cómo terminar con la herencia neoliberal del fujimorismo », La izquierda Diario, Corriente Socialista de la y los Trabajadores, 11 mai 2012.
  • 16« A derrotar a Kast y la derecha, sin confiar en Boric ni en su proyecto » (Vaincre Kast et la droite, sans faire confiance à Boric et à son projet), La Izquierda diario, Partido de Trabajadores Revolucionarios, 19 décembre 2021.
  • 17« Brasil: por qué votar nulo o en blanco en la segunda vuelta », Prensa Obrera, Pablo Heller, 11 octobre 2022.
  • 18« France : les leçons d’une défaite », Antoine Arthous et Stathis Kouvélakis, paru dans Viento Sur, publié par Europe solidaire sans frontière.
  • 19Acumulación y hegemonía en la Argentina menemista (Accumulation et hégémonie dans l’Argentine menémiste), Biblios, 2012.
  • 20La trama del Neoliberalismo. Mercado, Crisis y exclusión social, Perry Anderson, 2003.
  • 21L’impossible hégémonie : vingt ans de conflits politiques au pays de la cravate, Capital Intelectual, 2022.
  • 22En français dans le texte.
  • 23« Milei, la cosa y las causas », Contrahegemoniaweb, 15 août 2023.
  • 24Cahier de prison 13, § 27.
  • 25« Entretien avec un ouvrier social-démocrate. À propos du front unique de défense », 23 février 1933.
  • 26« En quoi la politique actuelle du parti communiste allemand est-elle erronée ? (Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand) », 8 décembre 1931.
  • 27Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922-1940), Syllepse, Paris 2015, pp. 189-190.

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