Entretien d’Ashley Smith avec Ilya Boudraitskis
Ashley Smith : Qui est Evgueni Prigojine et qu’est-ce que le groupe Wagner ? Comment l’impérialisme russe a-t-il utilisé le groupe Wagner en Ukraine et dans d’autres pays ?
Ilya Budraitskis : Prigojine est né à Saint-Pétersbourg où, pendant sa jeunesse, il a été impliqué dans le crime organisé, le vol et les agressions violentes, ce qui l’a conduit en prison pour une longue période dans les années 1980. En prison, il a noué des liens avec d’autres criminels qui l’ont aidé à mettre en place sa carrière dans les afffaires.
À sa sortie de prison, il a créé une société de restauration à Saint-Pétersbourg dans les années 1990, alors que l’État, la criminalité et le capitalisme étaient profondément imbriqués. En servant de traiteur à diverses institutions de l’État, il a établi une relation intime avec Vladimir Poutine. Il est devenu le « cuisinier de Poutine », fournissant des repas au président et aux dignitaires étrangers, y compris George W. Bush. Dans les années 2000, il a acquis une certaine notoriété en tant que « roi des contrats d’État », s’enrichissant, comme d’autres oligarques, grâce à des flux d’argent provenant du régime de Poutine.
Poutine a utilisé cette dépendance pour amener Prigojine à exécuter ses commandes. Par exemple, Poutine a demandé à Prigojine de mettre en place une « ferme à trolls » pour produire des fausses nouvelles afin d’influencer l’élection américaine de 2016 en faveur de Donald Trump.
Prigojine a également créé le groupe Wagner grâce aux relations qu’il a nouées en fournissant des services de restauration à l’armée russe. Bien que privée, la société Wagner a toujours été dépendante de l’armée russe pour son noyau d’officiers et ses installations de formation.
Poutine a déployé des mercenaires de Wagner en Ukraine pour s’emparer de la Crimée et de certaines parties du Donbass en 2014. Le statut nominalement privé de l’entreprise a permis à Poutine de nier que la Russie était directement impliquée dans ces opérations. Poutine a ensuite envoyé Wagner en Syrie, en République centrafricaine, au Soudan, au Mali, en Libye et dans quelques autres pays. Et lorsque sa tentative de s’emparer de toute l’Ukraine en 2022 a échoué et que les forces russes se sont enlisées dans la défense des territoires occupés, Poutine s’est à nouveau appuyé sur Wagner. Afin de détourner l’attention de la population russe de la guerre et d’éviter une conscription, il a confié à Wagner et à d’autres mercenaires le soin de mener les combats les plus durs. Poutine a permis à Prigojine de reconstituer ses forces en engageant des prisonniers, en leur promettant l’amnistie et la rédemption en tant que héros militaires russes.
Cependant, Poutine n’a jamais renoncé au monopole de son régime sur la violence. Ce monopole n’a jamais été rompu, mais il a été brouillé par l’autonomie relative de Wagner par rapport au contrôle direct de l’État.
Ashley Smith : Pourquoi Prigojine a-t-il organisé ce soulèvement contre les dirigeants militaires de Poutine ?
Ilya Budraitskis : L’élément déclencheur du soulèvement a été le conflit de Prigojine avec le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgou, et le chef de l’état-major général, Valeri Guerassimov, au sujet du statut du groupe Wagner et de la guerre proprement dite. Ces deux hommes ne sont pas seulement des chefs militaires, mais aussi des hommes d’affaires importants, qui contrôlent l’énorme budget militaire et toutes sortes de filiales. Ils considèrent Prigojine comme une menace parce qu’il remet en cause leur contrôle sur l’armée. Ce dernier s’est vanté des victoires de Wagner, notamment à Bakhmout, a affirmé que ses troupes étaient supérieures à l’armée et a dénoncé Choïgou et Guerassimov pour leur incompétence dans la conduite de l’invasion. Ceux-ci lui ont répondu en ordonnant l’incorporation de Wagner dans l’armée.
Acculé, Prigojine a redoublé ses attaques contre les deux dirigeants, accusant même l’armée russe d’avoir mené une attaque aérienne sur une base de Wagner. Il a prononcé une série de discours sur Telegram en imitant le message du défunt leader politique d’extrême droite Vladimir Jirinovski. Prigojine prétendait défendre les petites gens de Russie contre l’élite corrompue et promettait que la restauration de l’Empire russe améliorerait leur sort. Il s’est même retourné contre la guerre elle-même. Il a prononcé un discours dans lequel il a réfuté tous les arguments de Poutine en faveur de la guerre, affirmant qu’ils étaient fondés sur des mensonges, que l’OTAN et l’Ukraine ne constituaient pas une menace et que la guerre n’était pas nécessaire. Il a déclaré que le haut commandement l’avait déclenchée pour s’enrichir, sacrifiant au passage les soldats et le peuple russe. Il a promis de rétablir la justice et de punir les oligarques. Il s’agissait en grande partie d’un discours d’extrême droite émanant d’un oligarque désespéré, mais qui rejoignait les griefs profonds de nombreux secteurs, depuis les échelons inférieurs de l’armée jusqu’aux citoyens ordinaires. Certains ont apprécié le message de Prigojine pour son patriotisme, d’autres pour sa critique de la guerre et d’autres encore parce qu’il disait simplement des vérités qui n’avaient jamais été exprimées à un niveau de masse.
Sentant l’opportunité qui s’offrait à lui, Prigojine a lancé son coup d’État. Il ne fait guère de doute qu’au moins une couche de généraux et de services de renseignement était au courant à l’avance. Les forces de répression russes, qui auraient pu facilement écraser ses 4.000 mercenaires, ont adopté une attitude neutre et ont laissé le coup d’État se dérouler. Ils partageaient les critiques de Prigojine à l’égard du haut commandement et de son incompétence et le considéraient comme l’un des leurs. Certains ont même pu soutenir sa demande de renvoi de Choïgou et de Guerassimov. Ils ont permis à Wagner de prendre le contrôle de Rostov-sur-le-Don, une ville de 1,2 million d’habitants et le principal centre de commandement de la guerre en Ukraine. Ils n’ont pas bougé lorsque le convoi s’est dirigé vers le nord en direction de Moscou, a abattu des hélicoptères russes et s’est approché à moins de 250 km de la capitale. Mais aucune section importante de l’armée, du gouvernement et de la bureaucratie d’État n’a soutenu Prigojine dans sa volonté de renverser le régime de Poutine.
Ashley Smith : Pourquoi Poutine n’a-t-il pas écrasé le soulèvement ?
Ilya Budraitskis : Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre à quel point Poutine se sentait menacé. Il a fui Moscou dans son jet privé pour se réfugier dans sa résidence au nord de la ville. Lorsqu’il s’est rendu compte que l’armée et la police laissaient faire le coup d’État, il est passé à la télévision pour le dénoncer comme une trahison et une menace pour l’État russe, afin de rallier les institutions de l’État à sa cause.
Après cela, tous les dirigeants politiques, qui étaient restés silencieux pendant une grande partie de la journée, ont publiquement exprimé leur soutien à Poutine. Les médias, qui étaient complètement désorientés et ne savaient pas quoi dire, sont revenus à leur programme habituel qui consiste à parler de Poutine, en l’occurrence à soutenir son maintien au pouvoir.
Poutine s’est rendu compte de la faiblesse de son régime et a craint une confrontation ouverte. Par le biais de ses intermédiaires au Kremlin et du président biélorusse Alexandre Loukachenko, il a donc entamé des négociations avec Prigojine, qui s’était rendu compte qu’il n’avait pas de soutien pour le coup d’État et cherchait un accord pour se sauver et préserver son business.
Les conditions semblent être les suivantes : Prigojine quittera la Russie pour la Biélorussie, les forces Wagner qui n’ont pas participé au coup d’État seront absorbées par l’armée et celles qui y ont participé seront dissoutes ou autorisées à quitter le pays et à établir une base en Biélorussie. Toutes les parties ont souhaité résoudre la crise sans effusion de sang et l’enterrer le plus rapidement possible.
Les médias russes, qui sont toujours déconnectés de la réalité, affirment maintenant que tout est terminé, que rien n’a vraiment menacé l’État et que tout est rentré dans l’ordre. Ils présentent maintenant Poutine comme ayant passé un test et s’étant montré plus fort que jamais. Cette attitude est conforme à leur glorification habituelle de Poutine, le stratège hors pair, capable de jouer aux échecs en trois dimensions, ce que les mortels russes ne peuvent pas comprendre. Une grande partie de la population peut être disposée à accepter la version des médias parce qu’elle a peur de la guerre civile et n’a pas accès à d’autres explications et perspectives.
Mais l’élite russe n’accepte pas la propagande des médias. Pour eux, Poutine était acceptable parce qu’il était un dirigeant fort qui s’opposerait à l’Europe ou aux États-Unis, protégeant leurs intérêts, garantissant la sécurité et assurant le flux de profits sur leurs comptes bancaires. Le soulèvement de Prigojine a brisé cette image de Poutine. Aujourd’hui, l’élite voit que Poutine est faible, qu’il a fui et qu’il a été contraint de conclure un accord avec l’un de ses propres gangsters. Son emprise sur l’élite a donc été fondamentalement compromise.
Ashley Smith : Quel sera l’impact de cette crise sur la solidité de l’État russe ?
Ilya Budraitskis : Le régime de Poutine a été profondément ébranlé et son maintien au pouvoir compromis. Examinons ses principales bases de soutien.
Tout d’abord, l’armée. Nous savons que toute une partie de sa direction avait d’abord été sceptique quant à la guerre, qu’elle partageait les critiques de Prigojine à l’égard de Choïgou et de Guerassimov, et qu’elle a donc adopté une position neutre lors de sa mutinerie. Des pans entiers de la bureaucratie d’État partagent ces sentiments. Il en va de même pour les oligarques qui ont vu leurs comptes bancaires gelés, des sanctions imposées à leurs opérations et leurs profits et richesses sapés.
En même temps, tous ces milieux craignent l’instabilité, l’affaiblissement du régime et la déstabilisation de l’État lui-même. Beaucoup espèrent utiliser la crise précipitée par la tentative de coup d’État de Prigojine pour rendre Poutine plus sensible aux demandes de l’élite russe, de la bureaucratie militaire et de la bureaucratie d’État.
L’avenir du régime dépend de l’armée et de son sort sur le champ de bataille. Poutine fera tout ce qui est en son pouvoir pour renforcer les forces militaires et assurer leur capacité de combat face à la contre-offensive ukrainienne. Il pourrait même provoquer une escalade de la guerre.
Il pourrait également renforcer la répression en Russie. Comme tous les dirigeants autoritaires, Poutine est extrêmement paranoïaque quant aux menaces qui pèsent sur son régime et voit des traîtres tapis dans tous les coins. Il a déjà réprimé l’opposition libérale, les militants anti-guerre et la gauche. Il pourrait maintenant s’en prendre aux membres de l’armée et aux oligarques qu’il soupçonne de déloyauté. Cependant, au lieu de consolider son pouvoir, cette vengeance paranoïaque ne fera que déstabiliser davantage son régime.
Ashley Smith : Quel sera l’impact de ce soulèvement sur les forces d’occupation russes en Ukraine ?
Ilya Budraitskis : Il ne fait aucun doute que les dénonciations de la guerre par Prigojine, la mise en évidence des mensonges qui l’ont justifiée et les attaques contre Choïgou et Guerassimov ont trouvé un écho auprès de troupes russes déjà démoralisées. L’affaiblissement de leur moral et le démantèlement de Wagner pourraient miner l’armée.
Ces développements ont augmenté les chances de succès de la contre-offensive ukrainienne. Mais Poutine en est conscient et fera tout ce qui est en son pouvoir pour renforcer ses lignes de défense. Ils ont déjà érigé des obstacles et posé d’innombrables mines terrestres le long du front et sont prêts à les renforcer avec de l’artillerie et de l’aviation. Mais tous ces préparatifs ne fonctionneront que si les soldats sont prêts à se battre.
La question décisive est donc celle du moral des soldats du rang. Seront-ils prêts à tuer et à mourir pour Poutine, Choïgou, Guerassimov et pour l’élite russe ?
Ashley Smith : Quel impact cela aura-t-il sur l’opposition progressiste en Russie ?
Ilya Budraitskis : Dans une certaine mesure, la déstabilisation du régime a ouvert un espace. Certains éminents libéraux russes ont même exprimé leur soutien au soulèvement de Prigojine, y voyant une occasion de remettre en question le régime de Poutine.
À un niveau de masse, les gens ont pu, au moins pour un temps, exprimer des critiques, ce qui était pratiquement impossible lorsqu’il était illégal de qualifier de guerre l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À Rostov-sur-le-Don, des gens sont venus en grand nombre pour soutenir Prigojine et ses mercenaires.
Cette situation peut permettre aux militants politiques de distribuer de la littérature progressiste et anti-guerre. En même temps, cela pourrait les mettre en danger, car le régime réprimera toute activité de ce type.
Le risque existe également que les oligarques et l’extrême droite construisent davantage d’armées privées pour se protéger et promouvoir leurs intérêts. Cela risquerait de fermer l’espace où les forces démocratiques peuvent se développer.
Ashley Smith : Qu’est-ce que cela signifie pour la trajectoire de la guerre impérialiste de la Russie en Ukraine ?
Ilya Budraitskis : Tout dépend du succès de la contre-offensive ukrainienne. Le meilleur résultat serait que l’Ukraine libère la plus grande partie possible de son territoire. Cela déterminera les conditions d’un éventuel cessez-le-feu ou de négociations.
La contre-offensive influencera également le comportement des États-Unis et des puissances de l’OTAN, qui ont tous réagi au coup d’État de Prigojine en exprimant leur inquiétude quant au contrôle des armes nucléaires par le régime. Ils ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient peut-être que le régime de Poutine soit affaibli, mais qu’ils ne voulaient pas que sa mainmise sur ce stock soit remise en cause, ni que le régime soit renversé1. Ils pourraient être disposés à conclure un accord avec Poutine pour préserver la stabilité. Ce dernier redoublera de chantage nucléaire pour préserver le plus grand nombre possible de ses acquis territoriaux. Un tel accord créerait un terrible précédent, celui d’une puissance impérialiste utilisant ses missiles nucléaires pour assurer une conquête coloniale.
Dans cette situation, la gauche internationale devrait redoubler son soutien à la résistance ukrainienne, au mouvement anti-guerre russe et à la gauche des deux pays. Seules ces forces peuvent conquérir l’autodétermination, la démocratie, l’égalité et la justice – tant en Ukraine qu’en Russie.
Ashley Smith est un journaliste militant socialiste des États-Unis.
Cet entretien a d’abord été publié le 2 juillet par Truthout.
(Traduit de l’anglais par JM).
- 1Selon l’article de Keren DeYoung, Missy Ryan et Michael Birnbaum « As revolt in Russia subisdes, I.S. and allies brace for what comes next » dans Washington Post du 24 juin 2023, un haut responsable militaire d’un pays de l’OTAN a déclaré : « Nous ne voulons pas d’une Russie trop forte. Mais nous ne voulons pas non plus d’une Russie trop faible. Nous ne voulons pas d’un État en déliquescence – la Russie est encore une puissance nucléaire ».