La gauche russe face à la guerre

par Ilya Budraitskis
Александр Земляниченко / AP / Scanpix / LETA

Entretien de Meduza avec Ilya Budraitskis

La guerre à grande échelle avec l’Ukraine oblige les Russes à réévaluer l’évolution de la politique publique du pays au cours des dernières années. Par exemple, comment le deuxième parti de Russie, le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), a complètement perdu son indépendance et a cessé de représenter ne serait-ce que formellement les intérêts des citoyens ayant des opinions de gauche. 
Ilya Budraitskis, historien et chercheur en sciences politiques, est impliqué dans le mouvement de la gauche russe, ainsi que dans des initiatives syndicales et civiques, depuis la fin des années 1990. 
Meduza s’est entretenu avec lui de la structure du mouvement de gauche en 2023, des raisons pour lesquelles il n’a aucune chance de se développer maintenant, de ce qu’il peut faire pour attirer la sympathie des Russes pendant la guerre et à quoi il faut se préparer après la fin du régime de Poutine.

Meduza : Quelles forces et quels courants représentent aujourd’hui le mouvement de gauche en Russie ?

Ilya Budraitskis : Après le 24 février 2022, le régime russe est entré dans une phase de dictature ouverte où toute activité politique légale a été remise en question. En conséquence, les groupes et mouvements politiques qui existaient avant le 24 février se sont nettement divisés en deux camps : ceux qui soutiennent la soi-disant « opération militaire spéciale » et ceux qui s’y opposent. La même division s’est produite au sein du spectre de la gauche en Russie. La manière dont elle s’est produite était tout à fait prévisible, car elle reprend en général les lignes de démarcation tracées après les événements de 2014. Il y a donc désormais gauche et gauche – et il est important de préciser duquel des mouvements, qui sont en très fort antagonisme, nous parlons.

Meduza : Commençons par le bloc favorable à la guerre. Des forces comme le parti parlementaire officiel, c’est-à-dire le KPRF, peuvent-elles encore être considérées comme étant de gauche ?

Ilya Budraitskis : L’orientation favorable à la guerre est principalement représentée par la direction du KPRF et les groupes qui soutiennent plus ou moins sa position. Par exemple, le « Front de gauche » de Sergei Udaltsov a également adopté une position pro-guerre et est en fait en alliance avec le KPRF. L’orientation de ce groupe peut être caractérisée comme suit : ils pensent que la guerre et le conflit avec l’Occident constituent un défi radical au modèle sociopolitique existant en Russie, ce qui poussera qui inévitablement le pays vers quelque chose qu’ils considèrent comme étant le « socialisme ».
Le principal problème de leur position – même en faisant abstraction de sa moralité et de son réalisme – c’est qu’on ne sait absolument pas qui serait le sujet, la force motrice de cette évolution vers ce « socialisme ». De toute évidence, il ne s’agit pas des masses, ni des salariés organisés, car la possibilité d’une telle organisation en Russie a été complètement détruite. Toute politique publique a été détruite, la liberté de réunion et les grèves n’existent pas réellement, et la société russe est dans un état de répression et d’humiliation maximum. Dans la Russie de Poutine tout mouvement par en bas vers la justice sociale est prohibé.
Cela signifie donc que, du point de vue de cette gauche pro-guerre, c’est l’élite dirigeante actuelle qui serait le sujet de ces changements « socialistes », et leur stratégie consiste à persuader le régime en place de s’engager sur cette voie de la transformation socio-économique. Et ces changements – par exemple, la nationalisation des grandes entreprises, une redistribution « plus équitable » des ressources à l’intérieur du pays – devraient avoir lieu non pas parce que les gens ordinaires le demandent, mais parce qu’il s’agit d’une nécessité objective pour le pays qui se trouve dans une confrontation avec l’extérieur. Ce serait donc une orientation vers un socialisme de guerre, une planification d’en haut pour répondre aux besoins de la guerre en cours.
Ainsi, le seul destinataire de la propagande du KPRF est le président Poutine, président de la dictature. Ce serait lui qu’il faut persuader de la nécessité d’un changement. Par exemple, lors de la réunion du président avec les factions parlementaires en juillet 2022, le président du KPRF, Guennadi Ziouganov, a déclaré que son parti soutenait pleinement la ligne politique de Poutine, mais qu’il aimerait aller vers le socialisme. M. Poutine a répondu avec une certaine ironie que l’idée était intéressante mais que, avant d’introduire le socialisme, il fallait faire quelques calculs et déterminer à quoi il devrait ressembler.
Il y a donc un grand doute que le qualificatif « de gauche » puisse être appliqué au KPRF et à ses alliés… Car le fondement de la position socialiste, c’est la notion que ce sont les masses qui doivent conquérir le pouvoir politique et économique – dont elles sont privées dans une société de marché – par le mouvement d’en bas et l’auto-organisation. Selon cette approche classique de la gauche, le socialisme consiste à établir un nouvel ordre social dans l’intérêt de tous, et non dans l’intérêt de quelques-uns.
Le KPRF d’aujourd’hui et ses alliés rompent complètement avec cette approche, car pour eux les masses intéressées par le changement d’en bas ne sont pas un sujet. Pour Ziouganov, la participation des masses n’est pas nécessaire au socialisme. En outre, à bien des égards, elle n’est pas souhaitable, car le comportement des gens ordinaires est imprévisible : ils pourraient être endoctrinés avec des fausses valeurs et utilisés par des ennemis de la Russie. Il est donc beaucoup plus fiable de mettre en œuvre les changements du point de vue de l’État existant et de ses intérêts.

Meduza : Le KPRF a-t-il encore une force politique ? Même s’il rompt avec les idées centrales du mouvement de gauche, le parti lui-même est-il capable d’influencer le changement politique ?

Ilya Budraitskis : Bonne question, car le KPRF vient de fêter solennellement son trentième anniversaire. C’est-à-dire que le parti, dirigé par son irremplaçable leader actuel, a pratiquement le même âge que le système politique post-soviétique. Il faut dire que la place qu’il occupe dans ce système est assez contradictoire. D’une part, c’est clairement un parti de la démocratie dite dirigée, qui n’a jamais sérieusement revendiqué le pouvoir politique, qui a concerté avec le Kremlin toutes ses actions majeures et qui, ces dernières années, a agi sur ses instructions directes.
C’est un parti qui ne cherche pas à faire descendre les gens dans la rue. Il ne se focalise pas sur la politique extraparlementaire, mais sur la redistribution des sièges à la Douma d’État et dans les organes représentatifs régionaux. En général, ce parti n’a pas de grandes ambitions politiques, il se contente de maintenir sa vie matérielle et de servir d’ascenseur pour la mobilité politique.
On peut citer des personnes qui sont devenues gouverneurs ou députés parce qu’elles ont progressivement gravi les échelons hiérarchiques du Parti communiste au cours de leur jeunesse. Par exemple, Andrei Klychkov, gouverneur de la région d’Orel, certains des députés actuels de la Douma de Moscou, comme Leonid Ziouganov, le petit-fils de Guennadi Ziouganov. Il y a aussi le gouverneur de la république de Khakassie, Valentin Konovalov. Ils ont fait carrière au sein du KPRF, ont obtenu leur part de pouvoir, mais cette part est très modeste. Dans le système actuel, il est peu probable que l’on dépasse le rang de député ou de membre de l’administration locale lorsqu’on est membre du KPRF.
La place du KPRF dans le système politique a été assurée par le fait qu’il a obtenu le soutien de personnes à l’esprit contestataire lors des élections. Les gens qui ont voté pour le KPRF l’ont fait et continuent de le faire non pas pour que le petit-fils de Ziouganov puisse faire carrière, ni pour que la faction du KPRF à la Douma d’État soutienne toutes les grandes entreprises de Poutine. Ces personnes votent pour le KPRF parce qu’elles sont insatisfaites, mécontentes de la vie en Russie sous divers aspects, principalement sociaux, opposées aux inégalités et à la pauvreté.
Tout au long de ses trente années, le KPRF n’a cessé de trahir les intérêts de ses électrices et électeurs. À chaque étape de l’histoire politique moderne de la Russie, nous avons constaté une déconnexion entre les électrices et électeurs et ceux qui siègent au gouvernement en leur nom. Prenons l’année 2011 : le mouvement pour des élections équitables en Russie, ou « la révolution des neiges », a vu le jour après les élections à la Douma d’État, qui ont donné lieu à des falsifications massives en faveur du parti de Poutine, Russie Unie. Ces votes ont été volés surtout aux communistes car l’opposition libérale, soit n’a pas participé à ces élections, soit elle a obtenu des résultats bien plus modestes.
Ainsi, il s’agissait largement de l’indignation de celles et ceux qui avaient voté pour le KPRF, y compris en suivant la tactique « n’importe qui sauf Russie Unie ». Non seulement le KPRF ne s’est pas joint alors aux manifestations, mais il a participé au harcèlement des manifestants.
Autre exemple : les événements de la dernière année avant la guerre, les élections à la Douma d’État en septembre 2021. Grâce à la stratégie du « vote intelligent », la plupart des opposants ont voté pour des candidats du KPRF. Une proportion importante de ces candidats ont gagné dans leur circonscription, mais n’ont pas pu devenir députés en raison d’une fraude à grande échelle, notamment avec le vote électronique. La direction du parti a estimé qu’il y avait effectivement eu des irrégularités, mais elles n’étaient pas d’une ampleur suffisante pour ne pas reconnaître les résultats et entrer en conflit ouvert avec les autorités.
Cette position contradictoire du KPRF, un parti du système mais attirant des citoyens protestataires, se reflète dans sa composition et sa structure. Celles et ceux qui voulaient s’engager dans une politique d’opposition de gauche – non pas pour jouer dans le cadre des plans du Kremlin, mais pour défendre réellement les intérêts de leurs électeurs et développer les mouvements sociaux – finissaient par rejoindre le KPRF espérant pouvoir être ainsi efficaces. Tout au long de l’histoire du KPRF, deux groupes avec des motivations complètement différentes ont coexisté en son sein. Mais la direction a toujours été entre les mains de ceux qui coopéraient avec le Kremlin et se contentaient de la position d’un parti du système, tandis que, au niveau local, des personnes ayant des attentes complètement différentes entraient souvent dans le parti.
Nous avons pu voir cette contradiction en 2021. Certains candidats du KPRF (par exemple, à Moscou, Mikhail Lobanov) ont été soutenus par « le vote intelligent » parce qu’ils étaient de véritables politiciens d’opposition conséquents. Lorsque la guerre a éclaté, seulement quelques députés de la Douma d’État ont fait des déclarations contre la guerre. Tous ces députés appartenaient au KPRF. Certes, ils étaient très peu nombreux, mais c’est révélateur.

Meduza : Au sein du KPRF, ces véritables militant·es ont-ils été en mesure de réaliser des progrès significatifs face à un tel antagonisme interne ?

Ilya Budraitskis : En devenant député au niveau régional ou municipal, vous obtenez certaines possibilités. Bien sûr, elles sont très limitées, car tout parti d’opposition, y compris le KPRF, est toujours minoritaire. Néanmoins, le député est une figure qui peut renforcer de manière significative la voix des communautés locales. Et, dans l’ensemble, nous avons vu à quoi cela pouvait ressembler, grâce à l’exemple de certains députés de la Douma de la ville de Moscou, comme Evgeniy Stupin, également membre du KPRF (1).

Meduza : Parlons maintenant du deuxième camp de la gauche qui n’a pas soutenu la guerre. Si une personne ne peut accepter le KPRF, vers quels mouvements de gauche peut-elle se tourner ?

Ilya Budraitskis : Parmi les organisations de gauche qui se sont exprimées contre l’invasion, il y a un certain nombre de mouvements constitués de petits groupes qui n’existent maintenant en pratique qu’en tant que médias. Ils restent pour l’instant dans le cadre légal, mais nous parlons d’une situation où toute activité anti-guerre en Russie est hors-la-loi.
Les organisations politiques qui avaient clairement pris position contre la guerre ont été privées d’accès à la vie publique, pratiquement réduites à la clandestinité, et elles doivent agir avec beaucoup de prudence. Cette situation a posé un grave problème stratégique à tous les groupes de gauche qui existaient en Russie au début de la guerre, qu’ils soient socialistes ou anarchistes. Comment adapter ses activités à un environnement nouveau et très difficile ?
Il n’y a pas beaucoup de stratégies possibles. La première c’est l’activité illégale, les actions directes, auxquelles il est difficile de recourir si l’on a déjà milité publiquement. En d’autres termes, si tout le monde vous connaît déjà comme une personne politiquement active, il est difficile de s’engager dans des activités illégales. La deuxième stratégie consiste à réduire votre travail à la propagande seulement dans le cadre de petits groupes, cercles et groupes de lecture. Enfin, une stratégie relative aux actions encore possibles juridiquement, qui se concentre sur la défense des intérêts des travailleurs. Vous avez sans doute entendu parler du syndicat « Kurier », qui regroupe les livreurs, ou du syndicat des travailleurs de la santé « Action » et d’un certain nombre d’autres petits syndicats indépendants. Il y a aussi des militants anti-guerre parmi eux.

Meduza : Ces dernières années, les syndicats en Russie, du moins certains d’entre eux, ont fait parler d’eux. Mais dans quelle mesure ont-ils réussi à devenir une force politique ? Et comment la situation évolue-t-elle aujourd’hui ?

Ilya Budraitskis : Pour commencer, il existe en Russie des syndicats dits officiels et des syndicats indépendants. Les syndicats officiels sont presque invisibles, même la plupart des personnes qui en sont membres ne les connaissent pas. Il s’agit pourtant d’un appareil énorme. Depuis des décennies existe et sert de courroie de transmission aux autorités et aux propriétaires d’entreprises une prétendue « Fédération des syndicats indépendants de Russie » (FNPR). Elle permet aux dirigeants de mieux contrôler leur main-d’œuvre. Bien entendu, une telle organisation n’est pas un véritable syndicat ; si nous cherchons des analogies historiques, divers régimes fascistes du passé disposaient également de syndicats ou d’associations d’État qui regroupaient à la fois les travailleurs et les employeurs.
En ce qui concerne les syndicats réellement indépendants, même les rares formes d’activité non clandestine encore possibles (défense des droits syndicaux et auto-éducation) sont désormais extrêmement risquées. Par exemple, au printemps dernier, le dirigeant du syndicat « Kurier », Kirill Ukraintsev, a été arrêté et a passé plusieurs mois en détention provisoire. Ce n’est que récemment qu’il a été libéré.
Nous devons nous rendre compte que malgré les succès locaux de ces associations, ce ne sont pas non plus des syndicats à part entière. Pourquoi ? Parce qu’un syndicat à part entière peut négocier une convention collective avec un employeur, une branche ou une grande entreprise. Mais en Russie, à l’heure actuelle, cela est quasiment impossible, et pas seulement en raison de la pression répressive exercée par les autorités ou les employeurs. C’est impossible en raison de la législation actuelle : l’une des premières initiatives de Poutine après son arrivée au pouvoir a été l’adoption d’un nouveau code du travail qui a considérablement réduit les droits syndicaux.
En d’autres termes, en Russie aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’organiser légalement une grève pour obtenir un résultat pratique. Le champ juridique des syndicats a été pratiquement réduit à zéro. Par conséquent, « Kurier », « Action » ou l’Alliance des enseignants, bien qu’étant des initiatives absolument merveilleuses et très importantes, opèrent presque dans la clandestinité et ressemblent davantage à des organisations de défense des droits humains qu’à des syndicats à part entière ayant un grand nombre de membres et de réelles possibilités de faire pression sur les autorités et les patrons (regardez les grèves actuelles contre la réforme des retraites en France et vous verrez la différence).

Meduza : Et les anarchistes ? Comment font-ils face aux défis de la guerre ? Les autorités ont longtemps étouffé ces mouvements et réprimé leurs militants. En temps de guerre, le rôle des anarchistes et des anarchosyndicalistes s’est-il accru ? Est-ce que ce sont eux qui mènent les actions de guérilla ?

Ilya Budraitskis : Il est clair qu’en réalité nous disposons de peu d’informations sur qui organise quoi. Je ne dispose d’aucune donnée permettant de savoir si le soutien aux mouvements anarchistes augmente ou diminue : ils sont soumis à une forte pression et ils sont pratiquement dans la clandestinité. Et il est très difficile de se développer activement dans la clandestinité.
Ce qui a posé problème au pouvoir, c’est l’influence des anarchistes dans le milieu de la jeunesse. Il y a une dizaine d’années, lorsqu’une sous-culture antifasciste relativement massive s’est formée, les idées anarchistes y jouaient un rôle important, et cette influence était très perceptible. Les principaux efforts des autorités visaient à écraser le milieu antifasciste. Ceci est également lié à l’affaire dite du « réseau » (2) et à un grand nombre d’autres persécutions politiques. Les autorités ont réussi à détruire un mouvement plus ou moins massif simplement en éliminant physiquement les principaux activistes.
Il est clair que quelque chose de ce milieu et de cette tradition antifasciste a subsisté et s’est transformé en groupes de partisans. Mais là encore, la question n’est pas tant celle du présent que celle de l’avenir. Dans quelle mesure ce que ces groupes font aujourd’hui aura-t-il un impact pour l’avenir ? Car de telles actions, malgré leur héroïsme, ne sont pas en mesure de renverser la situation. Mais il me semble que si dans la société russe un mouvement anti-guerre de masse apparaissait, alors toutes les formes de ce mouvement, y compris celles qui existent aujourd’hui, connaîtront un grand intérêt.

Meduza : Donc, en 2023, aucun mouvement de gauche ne peut réellement développer sa base militante… N’est-ce pas maintenant, en temps de guerre, le bon moment pour essayer de l’augmenter ?

Ilya Budraitskis : Je pense que sous une dictature où il n’existe en aucun droit politique ou civique, où il n’y a aucune forme d’activité légale, il n’y a tout simplement pas de possibilités de recruter de nombreux sympathisant·es et de diffuser largement sa position dans la société.
La question est donc de savoir s’il peut y avoir un changement suffisamment sérieux dans la société russe pour qu’il en résulte une demande pour de nouvelles politiques. Et qu’est-ce que la gauche peut offrir pour le développement du pays dans un avenir post-Poutine. En principe, c’est la principale tâche à laquelle la gauche est confrontée aujourd’hui, ainsi que tous les autres groupes d’opposition en Russie. Ils travaillent davantage pour l’avenir que pour le présent.

Meduza : On parle beaucoup de décolonisation dans les conversations « sur l’avenir ». En ce qui concerne la gauche, qu’est-ce que la décolonisation et à quoi devrait-elle ressembler en Russie ?

Ilya Budraitskis : La question est en fait très compliquée car il y a le terme « décolonisation », il y a les « recherches décoloniales » et il y a des questions pratiques sur l’avenir politique de la Russie après l’impasse dans laquelle elle se trouve aujourd’hui. Et les unes ne sont pas vraiment liées aux autres. Nous devrions donc peut-être nous concentrer sur les questions relatives à la structure politique de la Russie d’aujourd’hui, à ses politiques liées à son héritage impérial.
Tout d’abord, nous comprenons que la guerre actuelle est basée sur la doctrine du révisionnisme historique, sur l’idée que l’existence de la « vraie » Russie est impossible à l’intérieur des frontières existantes. Du point de vue du pouvoir, ces frontières doivent être constamment élargies, afin de récupérer les terres « historiques ». Et cette ligne politique a malheureusement certaines racines : elle n’a pas été inventée par Poutine personnellement, elle est basée sur l’héritage impérial de la Russie prérévolutionnaire, sur l’Union soviétique stalinienne et post-stalinienne.
Elle est ancrée dans l’esprit d’une grande partie de la population, ce qui explique la force de la propagande du pouvoir. Si la Russie de l’après-Poutine veut vivre en paix avec ses voisins et cesser d’être perçue comme une source constante de menace pour les autres États, y compris les pays post-soviétiques et d’Europe de l’Est, il faudra revoir très sérieusement cette mentalité impériale. Il faudra travailler non seulement sur le présent, mais aussi sur le passé : comment les gens imaginent l’histoire de la Russie et les relations avec les pays environnants. C’est le premier point.
Le seconde est liée au fait que la Russie, appelée « fédération », est en réalité un État très centralisé, où toutes les ressources sont prélevées par Moscou et allouées aux régions en échange d’une loyauté politique totale. C’est la structure de la Russie qui détermine la voie à suivre en ce qui concerne les peuples autochtones. En effet, l’existence même d’identités non russes dans un pays à la politique centralisatrice est perçue par le Kremlin comme une menace. C’est pourquoi des pressions sont exercées sur les langues nationales, sur les vestiges de l’autonomie nationale.
Cette situation, qui dure depuis les vingt ans de M. Poutine, est directement liée au « moscovocentrisme » et à l’absence de démocratie politique dans le pays. En ce sens, oui, une révision très sérieuse de la centralisation ultime du pouvoir à Moscou est nécessaire.

Meduza : Cette décolonisation implique-t-elle nécessairement la désintégration de la Russie en tant qu’espace unique ?

Ilya Budraitskis : Il est clair que la Russie actuelle retient les régions par la force et par l’argent. Aucun programme attractif supplémentaire n’est créé pour ces territoires. Par conséquent, lorsque la force s’affaiblira et qu’il y aura moins d’argent, dans un avenir très proche nous assisterons à une explosion des tendances centrifuges au sein du pays.
Il est clair que toutes les conséquences ne seront pas très agréables pour une partie de la population des régions russes. Bien entendu, si nous voulons préserver l’espace commun – non pas du fait qu'il sera contraint par une autorité unique, mais du fait qu'un certain type des échanges humains et interculturels sera possible en son sein – il est nécessaire de réfléchir aux valeurs, aux idées et aux principes que la Russie peut offrir aux régions. Les idées de tolérance, d’égalité, de politique sociale développée et les droits des régions à gérer leurs ressources de manière indépendante peuvent contribuer à maintenir cet espace sous la forme d’une fédération ou d’une confédération.
Si l’on nie jusqu’au bout que la centralisation est un problème, si les territoires nationaux sont contraints d’adopter une norme unique et que toute différence est considérée comme une menace pour l’intégrité de l’État, cela conduira à la désintégration. En ce sens, si la tendance actuelle se poursuit, un scénario d’effondrement brutal de la Russie est possible. Mais il est possible de l’éviter en inversant la tendance.

Meduza : Quel est le sentiment de la société russe dans son ensemble à l’égard du mouvement de gauche ? Quel est le degré de préparation de l’« avenir » aujourd’hui ?

Ilya Budraitskis : Dans la Russie post-soviétique, les politiciens de gauche ont plus d’une fois réussi à s’imposer. En termes de succès électoraux, on peut citer plus d’un Mikhaïl Lobanov. Il y a aussi un certain nombre d’élus municipaux très brillants, comme Sergei Tsukasov, qui a dirigé à un moment donné le quartier d’Ostankino à Moscou. Il y a le rôle que la gauche a joué dans les mouvements sociaux de masse, par exemple à Shiyes, dans la région d’Arkhangelsk. On peut rappeler les activités des syndicats indépendants, qui ont été associées à des succès locaux : grâce aux efforts du syndicat indépendant Confédération du travail, des dizaines de salarié·es du métro de Moscou qui avaient été illégalement licencié·es en 2021 ont été réintégré·es.
Au cours de la dernière décennie, il y avait en Russie une sorte de « double » mouvement. 
D’une part, nous avons vu la politisation croissante de la jeunesse, la croissance des mouvements sociaux, la croissance de la contestation politique, y compris sous la forme d’une participation active aux élections et aux campagnes électorales.
Mais en même temps on a observé une augmentation de l’appareil répressif et une pression croissante de l’État sur la société qui s’éveillait. Tout ce qui s’est passé à propos de l’Ukraine, depuis la réaction au Maidan jusqu’au début de la guerre, c’était non seulement pour des objectifs de politique étrangère, mais aussi pour des objectifs de politique intérieure. L’objectif fondamental du régime était de supprimer complètement tout ce qui fait société, d’atomiser la population et d’instaurer un climat de panique face à toute activité politique.
Tout ce qui s’est passé à gauche au cours de cette décennie s’inscrit dans ces deux tendances. La situation que nous avons connue après le 24 février peut être qualifiée de victoire finale de l’État sur la société en ce moment historique. Et puisque la gauche est toujours du côté de la société, alors, bien sûr, c’est une défaite pour le mouvement de gauche.
Je ne suis pas sociologue et je ne peux pas parler avec assurance de chiffres, mais d’après ma propre expérience, y compris l’expérience militante, je peux dire que l’écrasante majorité de la population russe considère que les questions de l’inégalité sociale et de l’injustice sociale sont essentielles. La grande majorité serait d’accord avec vous si vous parlez de la nécessité d’une redistribution sérieuse des richesses et des ressources. Et serait d’accord pour dire que la Russie a besoin d’un État véritablement social qui travaille pour le bien de la majorité. Le programme de la gauche est donc d’une grande importance.
En outre, les succès d’Alexei Navalny, condamné à trois reprises, sont en grande partie dus au fait qu’il a incorporé certains éléments d’un programme de gauche dans sa rhétorique anti-corruption. Je dirais que la plupart de celles et ceux qui ont vu les vidéos de Navalny comprennent qu’il ne s’agit pas seulement de la corruption des fonctionnaires, qu’il s’agit de la prise de possession des richesses d’un pays démuni par une très petite minorité. Une telle situation est manifestement injuste et la question de savoir si les fonctionnaires se sont enrichis légalement ou illégalement, n’a qu’une importance dérisoire pour tout le monde. Parce que les lois en vertu desquelles ce groupe de personnes possède tout sont écrites par ce même groupe de personnes.
Un second aspect important de la tradition de gauche est sa focalisation sur la démocratie, et pas seulement sur la démocratie formelle. Parce que la démocratie pour la gauche, ce n’est pas seulement le fonctionnement d’institutions électorales, c’est de savoir comment les gens ordinaires peuvent participer à la prise de décisions qui affectent leur propre vie. Et le socialisme, tel qu’il était perçu par les classiques de ce mouvement il y a 150 ans, était une démocratie cohérente poussée jusqu’à ses limites logiques. La démocratie s’entend comme le pouvoir de la majorité non seulement dans la sphère politique, mais aussi dans la sphère économique. Les revendications démocratiques – qui ont été très importantes pour la société russe au cours des 10 dernières années, notamment la tenue d’élections honnêtes, la liberté de réunion, la liberté de l’activité syndicale et le droit de grève – sont organiques pour la vraie gauche.
Et je pense que s’il y avait eu une possibilité en Russie pour une activité politique de la population, pour la création d’un parti de gauche légal indépendant qui pourrait participer aux élections, pour l’activité des syndicats, nous aurions vu dans l’atmosphère de la décennie précédente une montée sérieuse du mouvement de gauche dans le pays. Car toutes les autres conditions pour cela existaient et la sensibilité des masses y était tout à fait propice.

Meduza : En dehors de la répression, y avait-il d’autres facteurs avant le début de la guerre qui empêchaient la pénétration profonde des mouvements de gauche dans la société ?

Ilya Budraitskis : Malgré le fait que dans la société russe il y avait une demande pour plus de démocratie et de justice sociale, la majorité de la société restait passive. Les gens n’étaient pas prêts à être actifs et, à mon avis, ce n’était pas seulement parce qu’on les empêchait de s'organiser ou qu’ils et elles étaient intimidés par d’éventuelles représailles.
Dans une société marchande rigide, où c’est chacun∙e pour soi, où tout est régi par l’argent et où chacun∙e a sa propre stratégie de survie individuelle, toute notion d’intérêt commun sonne comme un non-sens. Et ce « sens commun » de la société russe a empêché la pénétration du programme de gauche de même que toute auto-organisation. En Russie, les militant·es avaient beaucoup de mal à expliquer pourquoi les habitant·es d’un immeuble devaient former un comité de locataires et défendre leurs intérêts auprès des sociétés immobilières. De même, il est difficile d’expliquer aux travailleurs salariés ce que sont les luttes d’intérêt collectif et pourquoi elles sont nécessaires.
Les gens se demandaient si un tel combat leur apporterait plus de primes ou plus de problèmes. C’était la réalité dans laquelle la société russe existait et, à bien des égards, c’est cette réalité qui a conduit à l’apathie et à la vulnérabilité devant la propagande militariste que nous voyons maintenant.

Meduza : On peut avoir l’impression que la gauche serait bloquée par le fait qu’une grande partie de son discours se concentre sur des luttes ponctuelles contre des inégalités. Dans le même temps, aucune proposition concrète de réforme systémique n’apparaît, par exemple dans le domaine de l'économie. À quel point une telle perception est-elle juste ?

Ilya Budraitskis : Le fait que tant de militant·es – de gauche ou non – soient totalement focalisés sur la pratique quotidienne pose un réel problème. Les gens sont beaucoup plus facilement motivés par ce qu’ils peuvent faire ici et maintenant. En principe, c’est une bonne chose, car les gens apportent vrament une aide. Mais une fixation sur le moment présent éloigne les militant·es de la formulation de programmes politiques et de la présentation de grandes illustrations explicatives. Et les gens ordinaires ont besoin de telles images.
Nous pouvons constater, par exemple, que la passion des Russes pour YouTube ou pour toute sorte de penseurs, n’est rien d’autre que la recherche d’une vision du monde : pour que les gens sachent quoi faire, ils ont besoin de quelqu’un qui relierait tout ce qui se passe en une image cohérente. Et les gens qui sont plongés dans le militantisme se révèlent très souvent incapables de fournir une telle image – parce qu’ils pensent que ce n’est pas si important, ou parce qu’ils n’y pensent pas eux-mêmes, n’ont pas le temps ou les ressources psychologiques nécessaires. À cause de cela, le mouvement de gauche en Russie, même tel qu’il existe aujourd’hui, perd beaucoup.
Cependant, ce problème n’est pas seulement dû au fait que peu de gens sont engagés dans l’élaboration de programmes politiques mondiaux. De tels programmes, s’ils sont déconnectés non seulement de la pratique, mais aussi de la réalité des mouvements de masse existants, deviennent souvent abstraits. Autrement dit, on n’y voit pas très clairement qui devrait faire ces réformes et transformations économiques.
Quand, par exemple, certains économistes libéraux parlent de « comment équiper la Russie », le sujet est plus ou moins clair. À la place de Poutine, il faudrait une sorte d’Evgueni Tchitchvarkine (3) qui mettrait en œuvre un programme économique meilleur que celui de Poutine – de son point de vue. Pour la gauche, la question est radicalement différente : comment changer le système politique pour qu’il agisse dans l’intérêt de la majorité. Et ce changement ne s’imagine pas, ce n’est pas une opération mentale.
Il y a une phrase bien connue de Lénine selon laquelle nous ne savons pas à quoi ressemblera le socialisme dans le détail, mais nous le saurons lorsque des masses de millions de personnes prendront la cause à bras-le-corps. Pour la gauche, c’est encore vrai aujourd’hui. Nous ne saurons pas à quoi ressemblera une société juste tant que cette idée ne deviendra pas celle de millions de gens, tant que les gens ne décideront pas en masse de la mettre en pratique. 
Par conséquent, aujourd’hui, la gauche doit trouver un équilibre entre la réalité de la société russe actuelle, la réalité de ces petits mouvements sociaux de base qui existent en son sein et ces grandes tâches de l’avenir.

Meduza : Mais alors comment comprendre maintenant sur quoi les militant∙es de gauche doivent travailler « pour l’avenir » ? S’il n’y a pas de réponses à comment exactement construire une société juste, sur quoi la gauche devrait-elle se concentrer pour que les Russes les entendent ?

Ilya Budraitsis : Les mouvements de gauche doivent tirer des conclusions et des leçons importantes de ce qui est arrivé au pays. Nous devons comprendre que ce régime ne peut pas évoluer. Il ne changera pas de lui-même, il faut imposer une transformation radicale. Et cette transformation radicale n’aura lieu en Russie que s’il y a combinaison d’une crise au sommet, c’est-à-dire une crise de gouvernance, et d’un désir actif des gens d’en bas de changer les choses.
Par conséquent, la gauche devrait réfléchir à la manière dont elle participera à ce futur mouvement de masse. Le régime actuel a rendu impossible tout changement au sein des institutions politiques existantes, le pays aura besoin d’une nouvelle Constitution, de nouvelles lois, de nouveaux partis politiques, car le Parti communiste de la Fédération de Russie ira très probablement à la poubelle avec l’ensemble du système politique actuel.
Bien sûr, il sera nécessaire de revoir les résultats de la privatisation, qui sont devenus le fondement de l’existence du régime russe actuel. Une refonte radicale de la politique sociale sera nécessaire, en démantelant la législation du travail introduite par Poutine, en introduisant un barème d’imposition progressif et en modifiant la politique budgétaire en matière d’éducation et de médecine, qui existent aujourd’hui de manière résiduelle.
En outre, ce qui est nécessaire, ce n’est pas seulement une redistribution des ressources, mais un changement de toute la philosophie qui sous-tend la politique sociale actuelle de la Russie. Elle repose aujourd’hui sur le principe d’efficacité : les établissements d’enseignement, les hôpitaux, les musées ne sont que des agents du marché qui doivent s’autofinancer. Et celles qui ne sont pas efficaces sont fermées pour que l’État ne fonctionne pas à perte. L’idée que l’État doit rester rentable, qu’il doit recevoir plus qu’il ne dépense, doit être abandonnée. L’attitude à l’égard l’ensemble de la sphère sociale doit être déterminée par les besoins de la société et non par l’efficacité du marché.
En outre, bien sûr, il devrait y avoir un programme concernant l’égalité des sexes, une révision de toutes ces lois anti-LGBT, l’adoption de lois contre la violence domestique. Il faut élaborer un programme sur la manière de transformer la Russie en une véritable fédération, de donner aux gens sur le terrain le pouvoir de gérer eux-mêmes les budgets régionaux.
Il devrait y avoir un programme développé sur la manière de transformer la Russie en une véritable fédération, sur la manière de donner aux populations locales la possibilité de gérer elles-mêmes les budgets régionaux, de veiller à ce que les régions nationales puissent développer pleinement leurs langues et leurs cultures, sans quoi les minorités nationales sont placées dans la position de victimes absolument impuissantes. 
Ce défi est clairement lié à la décentralisation du pouvoir en Russie. La forme que cela prendra est une grande question, mais je suis absolument convaincu que la décentralisation du pouvoir est directement liée à la démocratie. Plus les gens auront de pouvoir localement et moins il y aura de pouvoir au centre, plus fortes seront les futures institutions démocratiques en Russie.

 

1. Evgeniy Stupin a été exclu du KPRF par le bureau de Moscou du parti, le 14 mars 2023, sous la pression de Youriy Afonin, premier vice-président du parti, notamment à cause du fait qu’il a signé le 24 mars 2022 la lettre ouverte des socialistes et communistes contre la guerre et pour avoir exigé, avec quelques autres députés de Moscou, que Poutine publie un décret sur la fin de la mobilisation partielle en septembre 2022. Seulement deux membres du bureau – Tatiana Desyatova et Pavel Tarasov – ont osé voter contre son exclusion.
2. Le « réseau » a été une organisation de jeunes dont 11 membres à Penza, Saint-Pétersbourg et Moscou ont été poursuivis pour terrorisme à partir de 2017. Des aveux des accusés ont sans doute été extorqués sous la contrainte.
3. Evgueni Tchitchvarkine, né en 1974, est un milliardaire russe exilé à Londres depuis 2009, néolibéral, opposé à Poutine et soutenant Alexeï Navalny.