Entretien de Guy Zurkinden avec Sébastien Guex
Guy Zurkinden : Vos recherches sur la Suisse s’inscrivent en porte-à-faux avec ce que vous appelez la « rhétorique de la petitesse ». Qu’entendez-vous par là ?
Sébastien Guex : L’idéologie dominante présente la Suisse comme un petit État faible, qui serait le jouet des grandes puissances – et ce, depuis un siècle et demi. Cette image de la « petite Suisse » a reçu une forte impulsion au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que les milieux dirigeants helvétiques étaient isolés au niveau international après leur collaboration avec l’Allemagne nazie.
Cette théorie n’est pas dénuée de fondement : par rapport à ses grands voisins comme la France ou l’Allemagne, la Suisse est caractérisée par un territoire et un nombre d’habitants réduits, ainsi qu’une relative faiblesse militaire. Cependant, la « rhétorique de la petitesse » escamote deux éléments importants : le poids économique de la Suisse, disproportionné par rapport à sa démographie, et sa situation géostratégique centrale au cœur de l’Europe.
Guy Zurkinden : Quelles sont les caractéristiques de cette force économique ?
Sébastien Guex : La Suisse est d’abord une puissance industrielle. Dès la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie helvétique a réussi à occuper des positions clés dans la division internationale du travail. Cette situation lui a permis de dégager des profits souvent supérieurs à ses concurrents, et d’investir des capitaux importants à l’étranger. Au début du XXe siècle, le capital suisse exploitait déjà plusieurs centaines de milliers de travailleurs hors de ses frontières nationales. Aujourd’hui, leur nombre dépasse les 2 millions. Nestlé emploie par exemple environ 10.000 salariés en Suisse, et plus de 250.000 dans le reste du monde.
La Confédération est ensuite une puissance financière – actuellement la cinquième ou sixième la plus importante au monde. Dès la fin du XIXe siècle, elle se transforme en refuge pour les avoirs de nombreux capitalistes étrangers, devenant le premier paradis fiscal de la planète. En parallèle, elle abrite le siège de nombreuses entreprises internationales. Les grandes banques jouent un rôle primordial dans cette place financière qui aspire des capitaux venant du monde entier, contribuant ainsi au creusement vertigineux des inégalités. On trouve à leurs côtés les banquiers privés et toute l’industrie de la fraude fiscale – qui regroupe gérants de fortune, avocats d’affaires, fiduciaires, notaires, etc.
Troisième atout du capital helvétique : sa place centrale dans le commerce international. Bénéficiant d'une longue tradition, le négoce ou « trading » va se développer de manière impétueuse au cours du XXe siècle, en particulier depuis les années 1970. La Suisse est aujourd’hui le principal siège des sociétés qui contrôlent le commerce international des matières premières. C’est là que se négocient les 40 % de la production pétrolière mondiale, 25 % à 30 % du charbon, jusqu’à 50 % ou 60 % du commerce du café ou du coton, etc.
Guy Zurkinden : On est loin de l’image de la « petite Suisse »…
Sébastien Guex : Si on prend en compte son poids industriel et financier, la Confédération est une puissance économique qui ne se situe pas loin ou fait même jeu égal, sur certains plans, avec de grandes puissances.
Prenons le volume des investissements directs suisses à l’étranger (IDE), c’est-à-dire les investissements par lesquels des capitalistes suisses contrôlent des entreprises dans d’autres pays. En chiffres absolus, le stock brut de ces IDE dépassait 1 400 milliards de francs suisses en 2020 – ce qui représente près de deux fois l’ensemble des biens et services produits sur notre sol durant une année, mesurés par le PIB ! Ce montant place la Suisse juste derrière les grandes puissances que sont la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne.
Pour comprendre le réel poids de la Confédération, il faut aussi avoir à l’esprit sa position géostratégique au cœur de l’Europe, une des régions clés du capitalisme mondialisé. Cette situation est aussi une cause majeure de la neutralité helvétique : en raison de son rôle déterminant dans le système de transports européens et de son poids économique, aucune grande puissance – Angleterre, France, Allemagne, Italie, États-Unis, Russie, etc. – ne pouvait et ne peut tolérer, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd'hui, que la Suisse tombe sous la coupe d’un rival. Cela aurait pour conséquence de déséquilibrer les rapports de forces entre ces États.
Guy Zurkinden : Vous définissez la Suisse comme une « puissance impérialiste ». Pourtant, elle n’a jamais dominé d’autres pays par la force…
Sébastien Guex : L’impérialisme est la capacité d’une classe dominante, et de « son » État, de tirer profit de régions qui n’ont pas atteint le même niveau de développement économique – et, dans ce but, d’influencer politiquement les États en question.
L’impérialisme ne se résume donc pas au fait de mener des expéditions militaires ou d’avoir des colonies. Ce qui caractérise l’impérialisme suisse, c’est justement la capacité de ses principales entreprises et banques à participer à l’exploitation de vastes régions du monde, sans jamais les avoir occupées militairement. Et cela, depuis des siècles !
Guy Zurkinden : Pouvez-vous donner des exemples ?
Sébastien Guex : Dès le XVIe siècle, des entrepreneurs, issus des cantons et villes qui formeront plus tard la Suisse moderne, sont impliqués dans le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Ce commerce, qui pille la main-d’œuvre africaine pour la condamner au travail esclave dans les plantations du continent américain, sera un des fondements du développement capitaliste en Europe. Il va aussi permettre à la bourgeoisie helvétique en formation d’accumuler les capitaux nécessaires à la révolution industrielle.
Au XIXe siècle, le capital suisse participe à l’exploitation des territoires dominés ou colonisés par les puissances européennes. Le patriciat bâlois va par exemple créer et financer la Basler Mission. Dès 1840, celle-ci enverra ses missionnaires en Inde et en Afrique de l’Ouest, où ils joueront parfois le rôle de fers de lance de l’entreprise coloniale. Sur le territoire de l’actuel Ghana, la Basler Mission fondera ainsi l’Union trading company, qui deviendra un géant de la commercialisation du cacao dans la première moitié du XXe siècle. Ses missionnaires inciteront – puis aideront, grâce à leur connaissance du terrain – le gouvernement anglais à mener une guerre sanglante contre le royaume achanti, un des plus puissants d’Afrique, afin d’y installer une véritable colonie.
Guy Zurkinden : L’impérialisme helvétique reste très discret.
Sébastien Guex : La Suisse est une puissance économique mais pas militaire, qui n’a jamais possédé de colonies. C’est dans le sillage des grandes puissances impérialistes, en jouant sur les contradictions entre celles-ci, que ses milieux dominants avancent leurs pions.
L’expansion du capital helvétique s’effectue ainsi de manière masquée. La neutralité, la politique humanitaire et la « rhétorique de la petitesse » sont les paravents derrière lesquels il se déploie.
Guy Zurkinden : Quels sont les liens entre neutralité, politique humanitaire et impérialisme ?
Sébastien Guex : Depuis la fin du XIXe siècle, la politique humanitaire et la neutralité sont utilisées par la classe dominante helvétique comme des instruments de politique économique extérieure. Objectif : compenser la faiblesse politique et militaire du pays.
La neutralité, alliée à la politique des « bons offices », permet ainsi à la Suisse d’être souvent choisie pour jouer les arbitres entre grandes puissances. Cela lui a permis de construire de vastes réseaux internationaux, qui facilitent en retour l’implantation de ses banques et entreprises dans le monde entier.
La politique humanitaire – et notamment l’action de la Croix-Rouge internationale – est un autre atout important. Mon but n’est pas ici de remettre en cause le travail de terrain, souvent admirable, réalisé par des milliers de personnes. Mais de souligner l’instrumentalisation politique de ces activités humanitaires par les milieux dirigeants suisses.
Guy Zurkinden : Pouvez-vous nous en donner un aperçu ?
Sébastien Guex : Ils sont nombreux. Limitons-nous ici à un exemple lié à la Seconde Guerre mondiale.
En 1943, la classe dominante suisse comprend que l’Allemagne nazie, avec laquelle elle a beaucoup collaboré, va perdre la guerre. Elle lance alors une opération de réhabilitation aux yeux des futurs vainqueurs. Dans cet objectif, elle crée le Don suisse pour les victimes de guerre. Doté de sommes conséquentes, le Don est une organisation humanitaire qui apporte une aide importante aux populations européennes frappées de famine. Mais il s’agit aussi d’une opération politique visant à redorer le blason de la Suisse à l’étranger, notamment défendre les intérêts de sa place financière – qui avait acheté durant la guerre, en toute connaissance de cause, des quantités importantes d’or pillé par les nazis, une opération qui fournissait illégalement des quantités importantes de francs suisses extrêmement utiles pour l’effort de guerre du IIIe Reich.
Au sortir de la guerre, lors de négociations difficiles avec les Alliés sur cet or nazi, le gouvernement suisse pourra ainsi utiliser avec succès le capital de sympathie créé par le Don. Ainsi, il s’appuiera notamment sur son action humanitaire, dont avait bénéficié la population hollandaise, pour refuser toute indemnisation au gouvernement des Pays-Bas pour son or pillé. Ce succès a poussé un député national du principal parti bourgeois de l’époque, Dietschi, à qualifier le Don de « défense nationale relativement bon marché » !
Guy Zurkinden : Les classes dominantes ont-elles été tentées par un impérialisme plus guerrier ?
Sébastien Guex : Oui. Ce débat a eu lieu en Suisse dès la deuxième moitié du XIXe siècle – une époque marquée par la montée des rivalités inter-impérialistes, la course aux colonies, et le fort développement du capital helvétique.
Dans ce contexte, une partie de ses cercles dirigeants développe l’idée que la Suisse doit participer directement au partage du monde. Certains caressent la perspective d’agrandir le territoire de la Confédération du côté italien, afin d’avoir un accès direct sur la mer.
Ces discussions s’accélèrent à l’approche de la Première Guerre mondiale. Un secteur important de la classe dominante est alors d’avis qu’il faut entrer en guerre du côté de l’Allemagne afin d’obtenir, peut-être, un débouché sur la mer, voire des colonies – par exemple un protectorat sur Madagascar. Cette idée est partagée notamment par le directeur du Credit Suisse, Julius Frey, par la famille Schwarzenbach, qui régnait alors sur l’industrie textile, ou par Ulrich Wille, général de l’armée suisse durant la Première Guerre mondiale.
En juillet 1915, ces projets se concrétisent lorsque Ulrich Wille envoie un mémorandum au Conseil fédéral, l’incitant à entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne.
La majorité du Conseil fédéral et de la bourgeoise refusent cette proposition. Il s’agit d’un tournant historique : leur refus met fin aux velléités suisses de participer directement à la colonisation du monde.