La douloureuse marche vers la laïcité et la modernité

par Houshang Sépéhr
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Le soulèvement des femmes contre le port obligatoire du hijab en public n’est pas seulement un soulèvement féministe et démocratique. Plus fondamentalement, c’est un soulèvement contre la charia islamique, jetant au feu et piétinant le pilier idéologique et identitaire fondamental du régime de la République islamique. Au-delà de son importance révolutionnaire en Iran, cette question a attiré l’attention du monde entier sur la révolte contre le hijab obligatoire, dogme intouchable au sein de l’islam politique. Elle est devenue une source d’inspiration, non seulement dans la région et chez les musulman∙es, mais aussi dans les pays occidentaux. Le cancer de l’islam politique s’insinue dans ces pays à travers la propagation du voile islamique, en tirant parti de la législation sur la laïcité et la liberté de s’habiller.

En Iran, le renversement actuel des barrières entre les femmes et les hommes, et surtout leur direction conjointe du mouvement, quels que soient la forme et le niveau de lutte, est une autre preuve « socialement nécessaire » de l’égalité réelle des femmes et des hommes dans ce soulèvement.

Oser affronter le régime religieux a été l’une des grandes réalisations de ce mouvement. Brûler les portraits de dirigeants et de personnalités religieuses du régime, incendier des séminaires. Faire tomber en public des turbans de mollahs, les ridiculiser d’une manière plus tangible et publique que le fait de proférer des insultes humiliantes à l’encontre de la personne du Guide suprême Khamenei. Le caractère sacré de ce régime politique est brisé à jamais.

Certaines minorités ethniques opprimées ont émergé des cendres de la censure en réclamant leurs droits nationaux bafoués. Le fait qu’aujourd’hui tout le monde ait entendu parler des Baloutches et du Baloutchistan est un acquis irrévocable. Ces nations éveillées ne peuvent pas être renvoyées dans l’oubli de l’opinion publique.

Quoi qu’il arrive désormais, la détermination des peuples à renverser ce régime est irréversible. L’heure n’est plus à s’en remettre à un improbable compromis proposé par le régime. Si le mouvement actuel finissait par s’épuiser et s’essouffler, alors les différents peuples d’Iran empêcheront le régime de dormir tranquillement comme un serpent dans la maison. L’époque où le pouvoir pouvait gouverner en toute tranquillité est terminée. À partir de maintenant, cela va devenir pour lui un véritable cauchemar !

Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » s’appuie d’une part sur ses capacités innovantes et d’autre part sur l’impasse des politiques mises en œuvre par le pouvoir. Ce mouvement a ouvert des perspectives d’espoir. On ne sait pas encore sous quelle forme il triomphera, ni par quelles étapes il passera. Mais son irréversibilité est claire, même s’il connait des fluctuations. 

Les hauts et les bas du mouvement dépendent d’une part de la conscience de ses valeurs et réalisations passées, d’autre part de la conscience de ses insuffisances et lacunes. Pour cette raison, le bilan présenté ici se concentre sur les valeurs, les innovations, les capacités et les lacunes du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

La poursuite du soulèvement s’est traduite par la combinaison de manifestations de rue, de mobilisations d’universités et d’écoles, ainsi que des grèves. Cette diversité, cette empathie, cette solidarité et cette ampleur expriment la qualité et la nature de ce nouveau mouvement. Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » est un passage dans la voie de la transition de l’Iran vers la démocratie, la laïcité et la modernité. Aujourd’hui, les signes de lassitude et de fragilité de la République islamique se multiplient.

 

Les spécificités du mouvement « Femme, Vie, Liberté »

 

Ses identifiants et caractéristiques sont les suivants :

• Féminin, jeune (filles et garçons), moderne, dynamique, universaliste et ouvert sur le monde extérieur, (« Mon Dieu, comme le monde est encore jeune et beau ! », écrivait Louis Aragon) ;

• Défenseur de la dignité humaine, de l’égalité des droits, de la liberté de tous et toutes les citoyen∙nes ;

• Pour l’égalité des droits des femmes et des hommes dans tous les domaines de la vie sociale ;

• L’opposition aux discriminations, à l’injustice, à l’oppression et à la tyrannie sous toute forme ;

• L’opposition à l’hégémonie des forces politiques traditionnelles ;

• Courage moral et aversion pour l’hypocrisie ;

• Désobéissance civile contre la coercition et la domination ;

• Volonté de vivre mieux et en liberté, aujourd’hui et ici-bas, (et non pas dans un paradis futur situé dans l’au-delà) ;

• Pluralisme, laïc, libertaire et démocratique ;

• Déconstruction des vieux rouages des structures pourries et archaïques de la société, ainsi que du pouvoir ;

• Lutte pour l’indépendance nationale ; 

• L’opposition à la manipulation et à intervention de puissances étrangères ;

• Méthodes nouvelles, tant dans le contenu que dans la forme, en rupture avec celles des quatre dernières décennies ainsi que d’avant la révolution de 1979 ;

• Opposition radicale à la totalité du système de la République islamique, ainsi qu’aux régimes héréditaires traditionnels comme la monarchie ;

• Éparpillement, absence de direction permettant de faire avancer la lutte, tant dans les espaces réels que virtuels. Nature non verticale et non hiérarchique du militantisme de terrain ;

• Rôle déterminant des technologies numériques dans le domaine de la communication et de l’information, en l’absence d’organisations militantes comme les partis politiques, les syndicats etc. ;

• Caractère pacifique et non violent du mouvement, signe de sa maturité face à un régime violent et sanguinaire.

 

Les résultats du mouvement à ce jour

 

• Raviver et développer l’esprit de courage, de sacrifice, de confiance en soi et d’espoir ;

• Faire tomber le mur de la peur, et passer de la protestation à l’offensive ;

• Attirer le soutien d’une grande partie des populations à l’intérieur du pays et dans la diaspora ;

• Impulser une nouvelle culture moderne propre à ce mouvement (dans les domaines poétique, littéraire, musical, visuel etc.) ;

• Attirer le soutien de personnalités de référence et de célébrités sportives, artistiques, littéraires et scientifiques de premier plan ;

• Permettre l’éveil politique rapide de millions de lycéen∙es et adolescent∙es. Leur énorme politisation en peu de temps a libéré et préparé une force immense pour le futur proche ;

• Faciliter la sympathie intergénérationnelle entre les jeunes impliqué∙es dans le mouvement et des membres des générations précédentes ;

• Générer de l’empathie avec la minorité Kurde, en permanence réprimée, et les Baloutches complètement oubliés. Avoir créé des conditions favorables au dépassement des discriminations nationales et ethniques dans le pays, discriminations que le régime a toujours essayé d’attiser et de renforcer ;

• Faciliter l’empathie et de solidarité populaire, en articulant manifestations de rue, mobilisations dans les universités et les écoles, ainsi que diverses grèves et mobilisations sociales ; 

• Mettre au point de nouvelles formes, méthodes et mécanismes créatifs et d’organisation des luttes ;

• Accélérer le processus d’érosion et de fragilisation de l’État ;

• Susciter la sympathie et attirer un soutien sans précédent de l’opinion publique mondiale.

 

Les lacunes du mouvement et les efforts pour les corriger

 

Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » s’est accompagné d’importants bouleversements positifs au sein de la société et de la sphère politique. Mais il comporte également d’importantes lacunes qui doivent être comblées pour l’étendre et le faire progresser à un niveau supérieur. Certaines de ces lacunes sont soulignées ci-dessous :

 

• L’absence d’objectif stratégique positif. À cette étape, l’ambiguïté de l’objectif poursuivi peut causer de sérieux problèmes. La société iranienne a besoin d’un changement profondément radical dans les domaines politiques, économiques et sociaux, afin d’établir un système laïc démocratique et social remplaçant l’actuel régime théocratique, économiquement injuste et corrompu. 

 

• La manière d’atteindre l’objectif stratégique est au moins aussi importante que l’objectif lui-même ! Le manque de stratégie politique claire du soulèvement actuel et de ses principaux éléments (7) est l’un de ses plus importants défauts. Un mouvement démocratique et laïc doit avant tout reposer sur les différents mouvements sociaux (8). Ceux-ci constituent la base de celui-ci et permettent l’ancrage de sa stratégie politique.

Le lien encore très insuffisante et limité du mouvement réellement existant avec les forces associatives et syndicales est l’une des plus importantes faiblesses. La persistance de cette situation peut être à la source de sérieux problèmes.

Une conjonction et convergence globale, entre l’ensemble de ces forces et mouvements (ainsi que leur chevauchement) font partie des conditions requises pour l’expansion et la promotion du mouvement à une phase supérieure.

 

• L’existence d’un fossé générationnel. La société iranienne compte 85 millions d’habitant∙es, dont 86 % sont né∙es après la révolution de 1979. La tranche d’âge des 15 à 29 ans (appelée génération Z) constitue 22 % du total de la population (plus de 18 millions de personnes). Celle des 30 à 64 ans, 47 % (plus de 39 millions).

L’absence de communication et de langage commun entre la jeune génération et les générations précédentes constitue l’une des lacunes les plus importantes du mouvement actuel. Il est en effet nécessaire que les différentes générations apprennent à se connaître, à se comprendre et à s’encourager mutuellement. Si, par exemple, la jeune génération ignore la façon dont l’ancienne génération a vécu l’expérience de la révolution de 1979, cela est préjudiciable au mouvement actuel et à l’avenir de la société. L’existence d’un fossé entre les générations est le fruit d’un processus historique et social. Ce n’est pas un mur infranchissable.

 

 

7. Force, base sociale, ancrage social – au sens de point d’appui du mouvement –, façon de passer d’une situation à l’autre, etc.

8. Mouvements des enseignant∙es et autres salarié∙es, des étudiant∙es, des défenseur∙es des droits des femmes, des militant∙es contre les discriminations nationales et ethniques, des écologistes, des retraité∙es, des autres mouvements sociaux etc.