Comment expliquer le triomphe de la droite grecque et l’effondrement de la gauche de Syriza aux élections du 21 mai ? Comment expliquer le fait que la Nouvelle Démocratie (ND) du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis fait plus que le double (41 %) du score de Syriza (20 %) ? Comment expliquer que la gauche – pratiquement de toute obédience – prédisait jusqu’à la veille des élections des résultats qui allaient servir de tremplin pour l’assaut final d’un mouvement populaire grec en plein essor contre le pouvoir d’une droite diminuée et en crise ?
Plutôt que chercher les causes de toutes ces énormes « surprises » dans les « erreurs de com’ » qu’on évoque traditionnellement après les défaites, ou dans telle ou telle « gaffe » préélectorale commise par quelqu’un destiné à servir de bouc émissaire (comme par exemple le fait actuellement l’ancien ministre des affaires étrangères Georges Katrougalos) pour sauver son chef, nous préférons chercher plus profond, commençant par rappeler un fait compréhensible aux lecteurs européens car se référant à la récente catastrophe ferroviaire grecque, qui a été largement commentée bien au-delà de la Grèce (1). Comme on se souvient, le ministre des transports responsable de l’accident, Konstantin Karamanlis jr., a dû démissionner et une partie de la droite politique et médiatique a fait campagne pour qu’il ne se représente pas aux élections afin que son parti (ND) évite la défaite électorale. À tout ça on pourrait ajouter que, quelques jours avant les élections, des familles des 56 morts de cette catastrophe ferroviaire avaient manifesté devant la permanence électorale de Karamanlis jr. aux cris de « la place de Karamanlis n’est pas au Parlement mais en prison ». Résultat : Karamanlis jr. non seulement a été réélu, mais il a fait un véritable tabac !
Le cas de la réélection triomphale de Karamanlis jr. est très éloquent et aussi très emblématique de l’état actuel de la société grecque. Alors, si nous voulons chercher les causes des récentes « surprises » électorales non pas à la surface mais aux tréfonds des réalités grecques, nous devons commencer par accepter comme base de départ le constat que l’actuelle société grecque est très conservatrice et même carrément réactionnaire. C’est-à-dire qu’elle est terriblement raciste, ce qui est d’ailleurs confirmé année après année non seulement par les faits mais aussi par les sondages dont ceux annuels de l’ISTAT. A quelques exceptions près, elle ferme systématiquement ses yeux et ses oreilles devant les innombrables actes inhumains – souvent assassins – des autorités contre des migrants, actes dénoncés d’ailleurs et condamnés publiquement par des dizaines d’ONG (lesquelles sont souvent traitées de… « terroristes » par le gouvernement grec), ainsi que par l’ONU, le Conseil de l’Europe ou même par la Commission européenne ! Qu’elle persiste à cultiver un chauvinisme agressif contre ses voisins balkaniques, perpétuant aussi un antisémitisme antique et virulent qui se manifeste surtout avec des profanations des cimetières juifs car il n’y a pratiquement plus de juifs vivants en Grèce après la Shoah. Et aussi, qu’une très forte proportion d’elle se déclare pro-russe, pro-Poutine et anti-ukrainiene comme nulle part ailleurs, comme d’ailleurs elle était pro-Milosevic et pro-Karadjic il y a 30 ans durant les guerres yougoslaves. Et aussi, qu’elle vote par centaines de milliers pour des partis racistes se situant entre l’extrême droite décomplexée et le néonazisme pur et dur. C’est d’ailleurs pourquoi, en l’absence d’Aube dorée dissoute et interdite, les divers partis de cette extrême droite grecque ont totalisé un peu plus de 10 % aux dernières élections. Et ça bien que la droite traditionnelle de la Nouvelle Démocratie, qui héberge une très forte aile d’extrémistes de droite, vienne de triompher avec 41 % des voix…
Mais comment les Grecs ont-ils pu devenir si conservateurs ou même réactionnaires quand ces mêmes Grecs votaient en masse en faveur et portaient au gouvernement du pays une gauche plutôt radicale (Syriza) il y a seulement huit ans ? La réponse à cette question si critique et essentielle n’a rien à voir ni avec la métaphysique ni avec l’ADN ou les « prédispositions » des Grecs. En réalité, la véritable métamorphose de la société grecque en l’espace de quelques années ne tombe pas du ciel mais elle est la conséquence directe des choix politiques qu’a faits la direction de Syriza quand elle gouvernait le pays de 2015 à 2019. L’histoire est bien connue et ne se résume pas à la seule capitulation de juillet 2015 quand Tsipras et ses amis ont trahi la confiance de leurs électeurs et les 60 % des Grecs qui avaient voté en faveur du NON à la soumission aux diktats des créanciers de l’UE et du FMI. En réalité, l’énorme trahison de Syriza a été faite d’innombrables petites, moyennes et grandes capitulations qui ont d’ailleurs continué après 2019 et jusqu’à aujourd’hui, et ont contribué à métamorphoser ce parti de la gauche dite radicale à un parti dont les dirigeants n’hésitent pas désormais à se qualifier publiquement de « centre gauche ».
Les conséquences ont été et continuent d’être dramatiques. Tant en Grèce qu’au-delà de la Grèce. Comme nous l’écrivions déjà en août 2015, « la situation créée dans le mouvement socialiste et progressiste international par la capitulation de Syriza est terriblement dangereuse. Ce n’est pas seulement qu’il y a des milliers et des milliers des gens qui sont poussés à abandonner tout activisme et à se replier sur eux-mêmes. Ni qu’il y en a autant qui se sentent paralysés et choisissent d’attendre passivement la suite des événements. C’est surtout que la trahison de Syriza arrive à un moment historique extrêmement critique, quand l’extrême droite raciste avance presque partout dans notre continent, ce qui rend déjà immédiate et directe la menace qu’une grande partie des citoyens européens déçus par Syriza deviennent la proie de cette extrême droite raciste, néofasciste et autoproclamée “anti-systémique” » (2). Et quelques mois plus tard, toujours en 2015, nous constations les ravages déjà faits par cette capitulation de Syriza tout en avertissant que « le grand événement qui ouvre des boulevards à l’extrême droite est pourtant la déception que provoque à des dizaines de millions de citoyens européens, qui ne se reconnaissent ni dans les politiques d’austérité ni dans la corruption des partis traditionnels néolibéraux, la trahison de leurs espoirs investis dans la Grèce de Syriza et l’Espagne de Podemos.
Quand le 21 août passé nous parlions déjà des “responsabilités criminelles de Tsipras” dans “les conséquences internationales catastrophiques de la capitulation annoncée de Syriza”, ceux qui ont vraiment compris de quoi il s’agissait étaient peu nombreux. Aujourd’hui, quand ces “conséquences internationales catastrophiques” crèvent les yeux et apparaissent dans toute leur grandeur cauchemardesque, qui oserait encore contester les “responsabilités criminelles” qu’a Tsipras, mais aussi toute la direction de Syriza, dans la disparition du dernier espoir qui constituait la dernière digue européenne pouvant retenir la marée d’extrême droite ? » (3)
Profitant de l’impréparation de la droite qui venait tout juste de commencer à se réorganiser, du manque de perspectives et d’envergure du reste de la gauche, et surtout de l’apathie du « peuple de gauche » qui restait sonné par le véritable coup de massue qu’il avait reçu en 2015, Syriza a pu rester au pouvoir jusqu’à la fin de la législature. D’ailleurs, bien que battu par ND aux élections de 2019, il a abandonné le pouvoir avec un résultat (31 %) plus qu’honorable.
Mais le temps passé à l’opposition n’a pas servi à la direction de Syriza, ni pour reconnaître ses erreurs ni pour corriger son tir. Au contraire, elle a poursuivi et même approfondi sa dérive droitière vers un « centre » mythique qu’elle voulait – en vain – disputer à la droite. C’est ainsi que, l’éloignement du pouvoir aidant, on est arrivé au désastre des élections du 21 mai 2023. Le « miracle » de Syriza touchait à sa fin et le parti de 2023 n’avait plus rien à voir, ou plutôt était l’antithèse de ce qu’il était à ses débuts : de regroupement unitaire (unique au monde !) d’une douzaine de partis et d’organisations de gauche et d’extrême gauche, Syriza était devenu un parti de notables carriéristes et autres transfuges d’un PASOK agonisant. La boucle était bouclée et le radicalisme initial était désormais remplacé par l’arrogance et le cynisme des nouveaux riches…
Et le reste de la gauche grecque ? Le fait qu’elle ne profite guère de la dégringolade de Syriza, en dit long sur ses limites actuelles. La coalition Antarsya d’extrême gauche reste remarquablement stable en répétant (à l’infini ?) son résultat de 0,5 %. Et le Parti communiste (KKE), toujours viscéralement sectaire, qualifie de « grande victoire » le fait que son résultat est passé du 5,3 % de 2019 au 7,2 % actuel et, comme d’habitude, reste recroquevillé dans son coin, toujours inoffensif pour la droite qui le respecte et le laisse tranquille autant que lui la respecte et la laisse tranquillement gouverner le pays. Quant à Varoufakis et ses alliés de l’Union Populaire (LAE), leur résultat (2,6 %) est plus qu’éloquent : non seulement ils ne confirment pas les pronostics triomphalistes – à la limite de la mythomanie – auxquels excelle traditionnellement Varoufakis, mais ils ne réussissent même pas à entrer au Parlement, et ils sont en baisse (– 30 %) par rapport à 2019 ! Une fois de plus, l’inconsistance de Varoufakis n’a pas payé bien qu’il ait tout fait pour dépasser même en poutinisme inconditionnel ses alliés de LAE…
Évidemment, la conclusion ne peut pas être optimiste. Quand la droite de la Nouvelle Démocratie réussit non seulement à vaincre mais plutôt à triompher, malgré le fait généralement admis que le gouvernement très néolibéral de Mitsotakis a été submergé par un tsunami de scandales sans précédent, les faits parlent mieux que toutes les analyses sur l’état de la société et de la gauche grecques. Comme d’ailleurs quand Tsipras est bien moins populaire que Mitsotakis même si tout le monde sait et admet que ce dernier est sans scrupule et n’hésite pas à mettre systématiquement sur écoute même ses propres ministres et quelques milliers d’autres amis et ennemis. Mitsotakis pourrait donc dormir tranquille s’il n’y avait pas cette extrême « volatilité » qui caractérise la société grecque depuis 15 ans. Comme presque partout ailleurs en Europe, les explosions sociales ne sont pas du tout à exclure mais le grand problème est que personne ne peut prévoir qui en profitera politiquement. Est-ce que ce sera une nouvelle gauche radicale et unitaire qu’on devra inventer ou cette extrême droite qui ne fait que monter ? La suite des événements promet d’être bien passionnante…
1. Voir « Grèce : L’infamie d’une terrible catastrophe ferroviaire annoncée » : https://www.cadtm.org/Grece-L-infamie-d-une-terrible-catastrophe-ferrov…
2. « Les conséquences internationales catastrophiques de la capitulation annoncée de Syriza » : https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/310815/les-consequence…
3. « Les responsabilités criminelles de la gauche qui refuse de voir le tsunami européen d’extrême droite » : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36899