Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Nous avons été ostensiblement bons envers les Ukrainiens pour sauver notre propre image

par Andrzej Leder, Jakub Majmurek
Andrzej Leder
Jakub Majmurek : Que s'est-il passé dans les jours qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine par Poutine ?

Andrzej Leder : Nous avons connu une grande mobilisation, comme moi-même je n'en ai connu que deux fois dans ma vie. La première fois, c'était pendant le premier syndicat " Solidarność » (1), la deuxième fois - à une échelle bien moindre - pendant la grande inondation de 1997. L'ampleur de ce qui s'est passé ces derniers mois est plus grande que l'effort de 1997, mais il s'agit d'un type similaire d'énergie sociale.

La société polonaise est généralement capable de ce genre de rebonds. La question est de savoir ce qui a déclenché cette énergie. Jusqu'à présent, cette question me laisse perplexe.

Jakub Majmurek : Tu ne t'attendais pas à une telle réaction solidaire de la part de la société polonaise ?

Andrzej Leder : Pas particulièrement. Je n'avais pas du tout prévu qu'il s'agirait d'un événement d'une telle ampleur, également en termes de migration des Ukrainiens. Au fur et à mesure que la migration augmentait, et avec elle la mobilisation sociale, j'ai commencé à me demander ce qui se passait réellement, ce qui motivait les Polonais. En fait, j'y pense encore aujourd'hui. Je me demande aussi où est la limite de cette mobilisation et ce qui va se passer ensuite.

Jakub Majmurek : As-tu une théorie sur ce qui a pu déclencher une telle ampleur d'aide aux réfugiés ?

Andrzej Leder : Je prête attention à diverses explications. Par exemple, la déclaration très explicite du professeur de psychologie sociale, Janusz Czapiński, qui ne s'est pas souvent exprimé sur l'actualité ces derniers temps. Il a déclaré qu'aider les réfugiés d'Ukraine est en fait une mobilisation contre un ennemi commun : la Russie. Cela signifie que la Russie a une si mauvaise réputation en Pologne, et que les Polonais ont un tel sentiment d'injustice et de menace de la part de la Russie, que lorsque les Russes attaquent l'Ukraine, qu'ils portent atteinte à quelqu'un d'autre, se déclenche un réflexe de sauver la personne attaquée. Je pense qu'il y a quelque chose dans cette thèse. Nous aidons les Ukrainiens contre la Russie. De cette manière, nous lui renvoyons l'ascenseur.

Jakub Majmurek : Il y a également eu des thèses selon lesquelles nous nous sommes précipités pour aider parce que, ces dernières années, les Ukrainiens sont devenus proches de nous : en tant que voisins, collègues de travail, personnes qui nous servent au magasin ou au café.

Andrzej Leder : Je ne suis pas entièrement convaincu par une telle explication. Même si, dans une certaine mesure, les Ukrainiens sont certainement proches de nous. Les histoires des personnes qui sont venues travailler ici ces dernières années ont donné une légitimité à un sentiment général de communauté et de parenté, une conviction que ce sont, dans une certaine mesure, les nôtres. Cette situation a été accentuée par les contacts personnels entre Polonais et Ukrainiens.

Bon nombre des histoires que j'ai entendues ces dernières semaines au sujet de l'aide aux réfugiés d'Ukraine ont commencé par le fait que quelqu'un connaissait un travailleur ou une baby-sitter venus d'Ukraine. Cette personne faisait venir sa famille, ses amis polonais se rendaient souvent à la frontière pour la récupérer, une connaissance mettait à disposition une maison ou un appartement vide, et ainsi de suite.

Jakub Majmurek : Cependant, tu n'es pas convaincu que ce type de contacts explique l'ampleur de cette mobilisation. As-tu une hypothèse personnelle ?

Andrzej Leder : À mon avis, la période de pouvoir du parti Droit et Justice (2) a provoqué en Pologne une grande lassitude à l'égard du conflit. Et aussi à l'égard de notre propre image, qui émerge dans le miroir de ce conflit ; le mauvais sang et les mauvaises émotions qu'il génère. À notre grande surprise, nous découvrons en nous-mêmes ces émotions : la haine, la colère, l'étroitesse d'esprit. Un conflit politique aussi fort que celui auquel nous avons été confrontés au cours des sept dernières années nous place tous sous un jour mauvais. La façon dont nous détestons l'autre camp, et la façon dont il nous déteste, remettent en question le sentiment général d'appartenance à une saine communauté.

L'aide ostentatoire, le simple fait d'être " quelqu'un de bien », me semble être une tentative d'améliorer sa propre conscience, une automédication, une tentative de revenir à cet imaginaire que " nous, Polonais, sommes des aigles », de se hisser à la hauteur d'un idéal très fortement codé dans l'histoire de la Pologne. Se battre pour sa propre image à ses propres yeux - voilà, à mon avis, une toile de fond importante pour ce qui s'est passé ces derniers mois.

Jakub Majmurek : L'aide aux réfugiés d'Ukraine était-elle une sorte d'expiation ?

Andrzej Leder : Dans une certaine mesure, oui - ainsi qu'une tentative de changer notre propre image. Je parlerais moins d'expiation que de tentative de se voir sous un jour différent, comme des gens bien simplement.

Et en quelque sorte cela a fonctionné. Je pense que, malgré tout, il vaut la peine d'aborder cette question non seulement de manière analytique mais aussi en notant à quel point ce qui s'est passé a été exceptionnel. Il est surprenant qu'aucun véritable camp de réfugiés n'ait été mis en place dans une situation où plus de trois millions de personnes sont arrivées en Pologne. Contrairement à ce qui se passe en France ou en Allemagne.

Jakub Majmurek : Cette amélioration de notre image n'est-elle pas entravée par le fait que précédemment - en tant que société - nous avons refusé d'aider les réfugiés du Moyen-Orient et d'Afrique qui campent à la frontière avec la Biélorusssie ?

Andrzej Leder : Oui, ce dédoublement de personnalité est étonnant. En outre, le refus de cette solidarité se poursuit parallèlement à l'aide aux Ukrainiens. Pour les réfugiés arrivant de Biélorussie, l'État continue d'appliquer une politique de refoulement, de reconduite des gens dans les forêts… et cela bénéficie toujours d'un consentement social.

Jakub Majmurek : D'où vient ce consentement ?

Andrzej Leder : Pour moi, c'est un exemple frappant de la capacité de dissociation. Les personnes venant d'un monde que nous considérons comme étranger et inférieur peuvent simplement mourir dans les forêts. La société accepte en principe cette politique criminelle du gouvernement. Alors que ceux qui viennent d'une région plus proche sont pris en charge.

Cette dernière période, et pas seulement ce qui s'est passé en Pologne, me fait également réfléchir sur la portée des discours des autorités. Il s'avère que le pouvoir a une très forte influence sur les attitudes sociales. Le discours du pouvoir sur les réfugiés à la frontière avec la Biélorussie, présentés comme des personnes qui devraient susciter en nous un sentiment de distanciation et d'agressivité, a tout simplement fonctionné. Malgré les formes primitives et parfois même bizarres que cela a pris.

Pour moi, il est vraiment surprenant que cela puisse fonctionner. Mon expérience acquise dans la République populaire de Pologne finissante m'a appris à m'opposer toujours au discours du pouvoir, ou du moins à m'en méfier. Entre-temps, le PiS a réussi à susciter une franche hostilité de la population à l'égard des réfugiés à la frontière avec la Biélorussie, et en même temps - il faut le noter - ces autorités ont fait beaucoup pour améliorer l'image des réfugiés d'Ukraine.

J'ai parlé à des Américains à ce sujet et ils me disent qu'ils ont vu des phénomènes similaires pendant la présidence de Trump. Le discours de ce dernier sur les migrants a réussi à faire oublier au moins à ses électeurs la politique de séparation des enfants de leurs parents à la frontière avec le Mexique. Et ces enfants sont ensuite tombés malades et sont souvent morts dans des centres de soins douteux.

Jakub Majmurek : Compte tenu de la différence d'attitude à l'égard des réfugiés du Moyen-Orient et à l'égard de ceux d'Ukraine, peut-on dire que la société polonaise est tout simplement raciste ? Ou bien est-ce une trop grande simplification ?

Andrzej Leder : Je pense qu'il y a beaucoup de pulsions racistes en Pologne, mais que le racisme y est peu codifié - en dehors de l'antisémitisme, qui est très fortement codifié et peut être une matrice pour divers autres racismes. Toutefois, le racisme polonais à l'égard des personnes originaires de régions reculées du monde n'est pas encore construit. C'est pourquoi il est difficile de le comparer, par exemple, au racisme américain envers les Afro-Américains ou au racisme français envers les personnes originaires d'Afrique du Nord. En Pologne, il s'agit souvent d'une sorte de xénophobie à l'ancienne, qui se transforme facilement en une attitude de mépris et de séparation.

Jakub Majmurek : La droite n'essaie-t-elle pas de codifier le racisme polonais, principalement antimusulman, depuis plusieurs années ? Nous voyons des attaques constantes contre une Europe multiculturelle et prétendument " en cours d'islamisation », le chef du PiS Jarosław Kaczyński tente de nous effrayer en parlant de maladies transmises par les réfugiés, les couvertures des hebdomadaires d'opinion de droite nous menacent d'une invasion musulmane, et les journaux télévisés publics, lorsqu'ils parlent des problèmes de la France, nous montrent des musulmans en train de prier dans la rue - bien que peut-être moins souvent qu'ils ne montrent l'ancien Premier ministre Tusk disant " für Deutschland » (3)…

Andrzej Leder : Oui, il y a certainement un suintement constant de xénophobie et de racisme. Et cela fonctionne évidemment, même si j'insiste sur le fait qu'il ne joue pas un rôle aussi central que d'autres objets de haine. On constate ici, par exemple, une différence avec le traitement de la question LGBT+, devenue ces dernières années un véritable étendard des obscurantistes. La question de la migration, en revanche, hormis quelques déclarations et des messages distillés petit à petit, n'est pas devenue un tel sujet phare. Par exemple, le Premier ministre Morawiecki, pas plus que J. Kaczyński, n'a pas prononcé un discours entièrement consacré à la manière dont nous devrions " défendre l'Europe contre le déluge de l'islam ». C'est beaucoup plus indirect, même si ce message caché fonctionne sans aucun doute et laisse des traces dans les mentalités.

Je suis convaincu qu'en général les sociétés traditionnelles, agraires et chrétiennes sont naturellement, bien qu'inconsciemment, racistes. Et qu'ensuite cette attitude xénophobe évolue et peut se transformer en racisme moderne ou peut au contraire évoluer vers l'ouverture et une attitude démocratique. C'est la différence entre l'antijudaïsme chrétien paysan traditionnel et l'antisémitisme politique moderne dans le style de Dmowski (4).

Jakub Majmurek : La Pologne reste-t-elle traditionnaliste, chrétienne et agraire ?

Andrzej Leder : Je soutiens depuis longtemps qu'en Pologne une culture urbaine ne s'est pas encore développée en tant qu'une alternative à celle apportée par la campagne - ou qu'elle ne fait que commencer ce développement. Il est facile de s'en rendre compte, ne serait-ce que grâce aux recherches des anthropologues urbains, qui montrent que les importants moments coutumiers de la vie - les mariages, les baptêmes, les funérailles - relèvent encore majoritairement en Pologne d'une tradition rurale, même dans les villes.

Jakub Majmurek : Les grandes mobilisations ont cette particularité qu'elles se terminent à un moment donné. Quand atteindrons-nous ce point où l'énergie qui anime l'actuelle mobilisation commencera à s'épuiser ?

Andrzej Leder : Il est certain que la mobilisation qui a commencé à la fin du mois de février est en train de perdre son élan. Mais lentement. La thèse du professeur Czapiński, déjà mentionnée, est que la mobilisation se poursuivra tant que l'attaque de la Russie contre l'Ukraine se poursuivra - même si sa force pourra diminuer. Mais la puissance de l'hostilité envers la Russie, de la nécessité de prendre part à sa défaite, feront perdurer cette mobilisation.

Jusqu'à présent du moins les réfugiés d'Ukraine ont trouvé ici un endroit pour vivre. Dans peu de temps, cela pourrait être un point particulièrement sensible, car cette aide peut s'avérer être trop difficile à long terme. Il n'est pas facile de cohabiter avec une famille étrangère dans un petit appartement ou de louer un hôtel qui pourrait gagner plus avec des touristes. Enfin, il y a déjà l'insuffisance des services publics : des soins de santé, du travail légal, de l'aide sociale. La Pologne est un pays impitoyable envers ses propres faibles. Ces faibles peuvent donc commencer à craindre que les Ukrainiens leur prennent le minimum qu'ils possèdent encore. Cela peut conduire à des conflits concernant l'accès aux soins de santé, à l'éducation ou à divers types d'aide sociale.

Jakub Majmurek : Pourquoi jusqu'à présent n'est-il pas efficace de jouer la carte anti-ukrainienne, dont en particulier l'extrême droite, celle qui est à droite du PiS, est devenue une spécialiste ? Au moment de fatigue potentielle que tu évoques, un tel langage pourrait-il gagner politiquement ?

Andrzej Leder : Il en effet très intéressant que, malgré la force de la propagande russe et du nationalisme polonais, la mobilisation anti-ukrainienne ne fonctionne pas et que le soutien électoral à la Konfederacja (5) diminue, atteignant le seuil qui ne permet plus d'avoir des élus.

C'est aussi déroutant que le fait que l'Ukraine soit aujourd'hui devenue une nation avant tout politique : un président juif, des soldats ukrainophones et russophones dans la même tranchée. Il s'agit d'un signal supplémentaire que les sociétés d'Europe de l'Est connaissent une transformation, bien que celle-ci soit insaisissable au point que nous ne parvenons pas encore à la décrire correctement.

Jakub Majmurek : Pourrait-elle servir à l'extrême droite ? Surtout si elle est accompagnée par des prix abusifs et la peur d'une guerre avec la Russie ?

Andrzej Leder : Je pense qu'il existe encore une autre source à ce réflexe massif de venir en aide : les Polonais peuvent enfin se sentir tels des Européens occidentaux au cours de notre état de guerre (6). Car les chars n'ont pas été envoyés sur nous, notre situation est meilleure et nous pouvons aider dans une certaine mesure ceux qui sont " du mauvais côté des barbelés » et font face aux chars. La peur éternelle de la Russie, du moins chez certains d'entre nous, est atténuée par la conviction que nous faisons enfin partie de l'Occident et que les Moscoutaires n'attaqueront pas un pays membre de l'UE et de l'Otan. D'autant plus que les politiciens américains les plus haut placés continuent de venir en Pologne et que l'armée russe ne se porte pas si bien en Ukraine. Cela réduit la peur, alors qu'au début de la guerre on pouvait la ressentir.

Jakub Majmurek : Revenons à la question de l'extrême droite : est-ce que son offre politique, jouant la carte anti-ukrainienne, pourrait avoir des conséquences inverses lorsqu'il y aura de plus en plus de problèmes liés au séjour à long terme de millions d'Ukrainiens en Pologne ? Existe-t-il un scénario possible d'un score électoral à deux chiffres de Konfederacja sur la base d'une telle politique ?

Andrzej Leder : Jusqu'à présent, aucun sondage n'en témoigne, bien que cela fasse plus de trois mois que la guerre a commencé. Si quelqu'un profite de la situation de guerre, c'est probablement le PiS lui-même, bien que le soutien dont il dispose n'augmente pas beaucoup. S'il n'y avait pas la guerre, la baisse du soutien dont il dispose serait probablement plus importante, principalement en raison du prix élevé des denrées alimentaires.

Pour l'instant, Konfederacja est plutôt perdante. Peut-être que l'option pro-russe a été complètement disqualifiée en Pologne et que de plus Kaczyński a réussi à lui voler le cercueil de Dmowski, comme il avait réussi auparavant à s'emparer de celui de Piłsudski (7). Kaczyński dispose désormais des deux cercueils politiques cruciaux, et les utilise selon les besoins. Cela changera-t-il en cas de crise économique vraiment profonde ? Nous ne le savons évidemment pas, car il s'agit d'un phénomène dont les conséquences politiques sont très difficiles à prévoir. Mais les gouvernements en Pologne tombent généralement à cause de la hausse des prix.

Jakub Majmurek : Certains ont également affirmé que l'afflux d'Ukrainiens mettra enfin fin à l'image d'un État d'une seule nation. Penses-tu une telle transformation possible ? L'imaginaire des Polonais peut-il se modifier de la sorte ?

Andrzej Leder : Aujourd'hui, près de 10 % des habitants de la Pologne sont des citoyens - ou plutôt des citoyennes - de l'Ukraine. Cependant, beaucoup rentreront chez eux dès que cela sera possible. Nous reviendrons donc probablement à la situation d'avant la guerre - environ 2 millions de résidents ukrainiens. Ils sont là depuis longtemps, mais cela n'a en rien modifié le sentiment des Polonais : ils pensent vivre dans une société mono-ethnique. Car les immigrants économiques, s'ils ne diffèrent pas par la couleur de leur peau, sont à peine visibles, car ne se sentant pas " chez eux » ils ne revendiquent pas de représentation politique et culturelle. Ce n'est que lorsque la guerre a commencé que l'Ukraine est devenue visible, même dans certains médias.

S'agira-t-il d'un changement durable ? Je ne sais pas. Il est significatif que les femmes et les enfants prédominent. Même si elles restent ici plus longtemps, nous ne savons pas quelle sera la dynamique de création d'une communauté ukrainienne en Pologne, dans quelle mesure elles ne se soumettront pas à la pression de l'assimilation. D'autant plus, que l'aile du parti Droit et Justice qui se réclame de Démocratie nationale aiguise déjà ses dents à leur égard… On pourrait dire que le ministre Czarnek représente l'option assimilationniste : transformons les enfants ukrainiens en Polonais, faisons-leur passer le baccalauréat sur Mickiewicz (8)... D'autre part, il sera bientôt possible de pousser des Polonais désespérés à s'en prendre aux hôtes venus d'Ukraine au nom du manque des biens essentiels. Ce conflit pourrait utiliser le langage anti-ukrainien, celui des représailles pour la Volhynie (9).

Le modèle d'avant-guerre de stigmatisation des Juifs est également présent ici, il est ancré dans la mémoire collective. Je crains un tel moment. Je crains qu'à un moment donné les réfugiés d'Ukraine pourraient tout simplement se retrouver dans la rue, alors que les discours seront concentrés sur leurs prétendus privilèges. Dans un tel cas, hélas, l'État pourrait leur construire des camps.

Jakub Majmurek : Peut-être la politique polonaise tournera-t-elle autour de l'interprétation de ce qui s'est passé en Ukraine, de ce qui a donné aux Ukrainiens la force de résister à la Fédération de Russie : non pas l'identité nationale comprise en termes de droite nationaliste mais comme un projet de civilisation et un concept de nation politique ?

Andrzej Leder : Avant tout, je crois que le conflit qui en découle se produira en Ukraine. Si l'Ukraine gagne cette guerre, si elle parvient à se défendre contre l'assaut russe, Zelenski sera vite sommé de rendre des comptes, comme ce fut le cas pour Walesa : on l'accusera d'avoir dansé dans un cabaret, on lui reprochera d'être Juif, d'avoir fait trop peu pour Marioupol, etc. Un tel conflit s'étendra ensuite également à nous.

Jakub Majmurek : Cela aggravera-t-il les autres conflits ?

Andrzej Leder : C'est possible. Je pense que, malgré tout, nous nous habituons lentement au fait que la société moderne est conflictuelle, même s'il nous est difficile de l'admettre. C'est un des éléments de la modernisation. C'est une chose qui nous unit avec nombre de sociétés occidentales. En France, nous voyons un conflit entre les partisans de Le Pen et de Macron, qui en quelque sorte peut être comparé à notre conflit PO-PiS.

Jakub Majmurek : Maintenant, le bloc de gauche autour de Mélenchon s'ajoute à cela.

Andrzej Leder : Mais en Pologne il n'y a pas d'option de gauche aussi forte.

Jakub Majmurek : La gauche polonaise a-t-elle une interprétation des événements récents qu'elle pourrait utiliser pour se renforcer politiquement ?

Andrzej Leder : On peut essayer de traduire l'expérience de ces derniers mois comme un renouveau de la solidarité sociale et de l'idée de cohésion sociale. Le message sur les biens communs est fondamental : vous ne pouvez pas accueillir trois millions de réfugiés dans un pays si vous ne disposez pas de soins de santé, de transports publics, d'éducation publique et de droits des travailleurs. La gauche pourrait disposer d'un très fort message sur ce terrain.

Jakub Majmurek : Comment ces derniers mois ont-ils changé l'attitude des Polonais envers l'Occident ? La période 1989-2015 a été une période d'imitation et d'apprentissage. La victoire du PiS en 2015 a remis en question l'utilité d'apprendre quoi que ce soit de l'Occident, les autorités voulant au contraire défendre la Pologne contre les menaces venant de là-bas. Le 24 février 2022 deviendra-t-il une date tout aussi symbolique ?

Andrzej Leder : La Pologne est encore très profondément divisée sur la question de son attitude envers l'Occident. Il existe un vaste secteur, représenté par le PiS, qui croit à un déclin de l'Occident et est convaincu que la mission des États catholiques comme la Pologne et la Hongrie est de redonner à l'Occident son âme chrétienne. Il y a aussi un secteur qui croit simplement que nous faisons partie de l'Occident démocratique.

Dans cette partie de la société, en ce qui concerne l'avenir de l'Union européenne, à mon avis, la guerre et la crise énergétique vont renforcer les tendances fédéralistes. Ce constat est étayé par le fait que, depuis trois ou quatre ans, l'Europe se rapproche de plus en plus du fédéralisme. Sans bruit, mais avec constance, car face aux défis mondiaux cela s'avère nécessaire. Elle a également un mandat beaucoup plus important au sein des sociétés européennes, qui expriment de plus en plus la conviction qu'il faut une démocratie à l'échelle européenne. Dans la plupart des pays membres, y compris en Pologne, ce sera une source de conflit. C'est également ce que reconnaissent certains politiciens de droite, comme Ziobro (10), qui jouent sur la polarisation autour de cette question.

Jakub Majmurek : Penses-tu que cette attitude pro-européenne a une chance de gagner politiquement avec l'interprétation de la guerre en Ukraine qui est déjà présentée par le parti Droit et Justice : l'Ukraine se défend parce que le sentiment national y est fort et il faut le renforcer en Pologne aussi, contre la " pédagogie de la honte » ?

Andrzej Leder : Je pense qu'à moins d'un renversement complet de la donne, le récit civique-européen l'emportera à long terme, même si le PiS veut manifestement profiter de l'occasion pour développer le sentiment nationaliste en favorisant l'autoritarisme sur la vague du danger de guerre. S'ils remportaient un troisième mandat, nous serions probablement confrontés à un scénario de démantèlement complet des tribunaux et des autres institutions. Jusqu'à présent, ils ne réussissent pas très bien… mais c'est plutôt dû à des raisons externes car Duda (11) mise sur l'Amérique alors que l'administration étatsunienne défend TVN (12), pendant que l'UE fait aussi pression…

Jakub Majmurek : Les expériences de la guerre ne conduiront-elles pas l'élite du PiS à changer son attitude à l'égard des valeurs de la démocratie libérale ou du moins de la société civile - dont l'auto-organisation s'est avérée cruciale pour permettre l'accueil des réfugiéÃes dans les premiers jours qui ont suivi le 24 février ?

Andrzej Leder : Je ne le pense pas. C'est une force qui lutte pour l'instauration d'une dictature clientéliste, dans laquelle le parti distribue le pouvoir et les privilèges à ses partisans. Une force qui veut remplacer les élites. Qui veut la restauration du climat qui régnait en Pologne dans la pire période de l'entre-deux-guerres. Kaczyński voudrait la Pologne telle qu'elle était en fin de période de Sanacja (13) : nationaliste, cléricale, hiérarchique, hostile aux minorités, fermée au monde extérieur… Ils ne se soucient de rien d'autre, donc ils ne réviseront rien.

Jakub Majmurek : Comment ces derniers mois vont-ils changer la Pologne à long terme ?

Andrzej Leder : Je ne suis pas sûr qu'il y aura des effets à long terme de la mobilisation massive que nous connaissons. Pour en revenir à la comparaison du début, les événements actuels ressemblent beaucoup plus à ceux des inondations de 1997 qu'à ceux de " Solidarność ». L'inondation a entraîné une grande mobilisation, mais cette mobilisation a rapidement disparu. Il pourrait en être de même maintenant. Ce qui importe plutôt, ce sont les processus à long terme : le vieillissement de la société, le dépeuplement des campagnes, l'afflux d'immigrants, la sécularisation, l'émergence d'une culture urbaine moderne.

Toutefois, si, effectivement 1,5 ou 2 millions d'UkrainienÃes restaient plus longtemps en Pologne et qu'ils commençaient à se sentir en droit d'être plus présents dans l'espace public, cela pourrait être le début d'une sorte de changement durable et plus profond, à long terme. Je voudrais croire que la dignité que l'Ukraine est en train de gagner pour elle-même aujourd'hui rayonnera également sur sa communauté qui est ici. La Pologne cesserait ainsi d'être aussi mono-ethnique et mono-religieuse, ce qui signifie que nous pourrons voir apparaître tous les avantages et inconvénients qui caractérisent les sociétés plus diverses. Ce serait une richesse, celle de la diversité et des conflits qu'elle suscite. Malgré les apparences, c'est une bonne nouvelle.

* Andrzej Leder, diplômé de l'Académie de médecine et de l'Université de Varsovie, est philosophe de la culture et professeur à l'Académie polonaise des sciences et à l'Institut de philosophie de l'université de Varsovie. Auteur de nombreuses publications, dont en français " La fierté ou la honte » (Esprit 2019/3) et " La Révolution des Somnambules » (Revue d'études comparative Est-Ouest n° 47, 2016/4).
Jakub Majmurek est journaliste, critique de cinéma.
Cet entretien a été publié le 21 mai 2022 par le quotidien polonais de gauche en ligne, Krytyka Polityczna : https://krytykapolityczna.pl/kraj/jakub-majmurek-andrzej-leder-uchodzcy-z-ukrainy-mobilizacja-spoleczna/
(traduit du polonais par JM).

notes

1. Le syndicat indépendant autogéré " Solidarność » (Solidarité) a été créé à la suite du mouvement de grèves de juillet-août 1980, sur la base des assemblées générales et des comités de grève. Il comptait 10 millions de membres, favorable à une société socialiste autogérée. C'est sa " première période ». Il a été interdit lors de l'instauration de l'état de guerre par le général Jaruzelski, le 13 décembre 1981. Clandestin, ne parvenant pas à organiser le nouveau soulèvement de masse le 31 août 1982, il a connu une évolution du fait de la répression et de la place prise en son sein par les experts intellectuels. Reconstitué alors que le régime de Jaruzelski a fait le choix de la restauration capitaliste et d'élections partiellement libres en 1989, il a évolué à droite. C'est sa " seconde période », toujours en cours.

2. Le parti Droit/Loi et Justice (PiS) est un parti populiste de droite, fondé en 2001 par l'aile la plus conservatrice issue de l'opposition polonaise, avec à sa tête les frères Jarosław et Lech Kaczyński (président de la République de 2005 à 2010). Il a dirigé le gouvernement de 2005 à 2007, puis à partir de 2015. Son orientation est de plus en plus conservatrice et autoritaire.

3. Donald Tusk, Premier ministre de 2007 à 2014, qui a présidé le Conseil européen (2014-2019) et le Parti populaire européen (PPE/EPP) de 2019 à 2022, est le principal dirigeant de la Plateforme civique (PO), un parti néolibéral polonais créé en 2001 à partir de scissions de l'Alliance électorale " Solidarność » (AWS) et de l'Union pour la liberté (UW). PO a fait élire Bronisław Komorowski à la présidence de la République (2010-2015) et a dirigé le gouvernement de 2007 à 2015, avant de le perdre au profit du PiS du fait de sa politique ultra libérale et antisociale. Mais reste le plus important parti de l'opposition au PiS. En tant que chef du PPE/EPP, Tusk s'était adressé au congrès de la CDU allemande en janvier 2022. Il a parlé, en allemand, des gouvernements de la CDU, les qualifiant de bénédiction non seulement pour l'Allemagne (" für Deutschland »), mais pour toute l'Europe. Depuis les informations de la télévision publique ont passé cet extrait filmé des deux mots de son discours plus de cent fois ! Hors tout contexte, laissant entendre que l'ancien Premier ministre est germanophile, sinon soumis à l'Allemagne - l'autre " ennemi historique » de la Pologne…

4. Roman Dmowski (1864-1939) fut un idéologue et un politicien nationaliste réactionnaire, fondateur du Parti national-démocrate (Endecja). La droite polonaise idéalise son histoire, alors que sa vision de l'indépendance de la Pologne, alors occupée par l'empire tsariste, consistait dans une alliance avec le tsar et qu'il s'est opposé à la révolution de 1905 et aux projets nationalistes d'insurrection indépendantiste.

5. Konfederacja Wolność i Niepodległość (Confédération Liberté et Indépendance) est un parti d'extrême droite, fondée en 2019 par la fusion d'organisations national-catholiques, libertariennes, monarchistes et fascisantes plus petites. Il dispose de 11 députés (sur 460). Plusieurs de ses dirigeants ont récemment fait des discours considérés comme soutenant Poutine.

6. L'état de guerre a été instauré le 13 décembre 1981 pour mettre fin à la révolution antibureaucratique polonaise de 1980-1981.

7. J¾zef Piłsudski (1867-1935) a été un dirigeant du Parti socialiste polonais (indépendantiste), fondateur des Légions polonaises aux côtés des puissances centrales durant la Première Guerre mondiale, chef d'État de 1918 à 1922, organisateur du coup d'État en mai 1926 et créateur du régime autoritaire dit d'assainissement (Sanacja), dominé par un Bloc non partisan de collaboration avec le gouvernement (BBWR), qui durera jusqu'à la défaite face à l'agression nazie en 1939.

8. Adam Mickiewicz (1798-1855) est considéré comme le plus grand poète romantique polonais. A. Leder fait ici allusion au ministre de l'Éducation, Przemysław Czarnek (PiS), qui a déclaré que les enfants ukrainiens doivent passer les examens scolaires en polonais…

9. La Volhynie est une région du Nord-Ouest de l'Ukraine, occupée par la Pologne et la Lituanie de 1340 à 1795, puis occupée par la Russie, puis à nouveau par la Pologne (1921-1939). Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, entre 1942 et 1944 dans cette région, la résistance polonaise et l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) se sont combattues, exterminant des milliers de civils polonais et de paysans ukrainiens. En Pologne, les historiens nationalistes de droite insistent sur le massacre de Volhynie, estimant jusqu'à 100 000 Polonais exterminés par UPA, omettant ou minimisant les milliers de paysans ukrainiens victimes des milices polonaises.

10. Zbigniew Ziobro est ministre de la Justice depuis 2015 et Procureur général depuis 2016. Membre fondateur du PiS, il a créé en 2012 un parti plus à droite, Solidarna Polska (Pologne solidaire), qu'il préside et qui est en coalition gouvernementale avec le PiS depuis 2015. Depuis 2017 il est à l'origine d'une réforme de la Justice, visant à soumettre le pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, ce qui a conduit l'Union européenne en décembre 2020 à introduire un mécanisme conditionnant au respect de l'État de droit le versement des fonds européens à l'État polonais. Ziobro tente également de faire sortir la Pologne de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à égard des femmes et la violence domestique (Convention d'Istanbul).

11. Andrzej Duda, membre du PiS, est depuis 2015 président de la République de Pologne.

12. TVN est une chaine privée de télévision, libérale et critique de la politique gouvernementale. Le gouvernement du PiS a fait voter une loi visant à l'interdire en tant que télévision possédée à plus de 49 % par le capital étranger. Le 10 août 2021 plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans une centaine de minicipalités polonaises ont manifesté pour la liberté des médias. Le président Andrzej Duda a décidé d'opposer son véto à cette loi.

13. Sanacja : voir note 6.

Inprecor a besoin de vous !

Notre revue est en déficit. Pour boucler notre budget en 2024, nous avons besoin de 100 abonnements supplémentaires.

Abonnement de soutien
79 €

France, Europe, Afrique
55 €

Toutes destinations
71 €

- de 25 ans et chômeurs
6 mois / 20 €