Crises à répétition et crise du système
Les turbulences qui les secouent, suivent un rythme de plus en plus fréquent. Cela traduit la crise systémique du système colonial qui y sévit sous un camouflage sophistiqué. Ces " vieilles colonies » baptisées " outremers » dans le vocabulaire d'antan, sont dites " Régions ultrapériphériques » sous la plume des technocrates (l'Europe ne peut être que " LE centre ! »).
La crise a pour soubassement l'épuisement du modèle économique hérité de la période esclavagiste : " isles à sucre », puis à banane pour le marché européen. Ce système ne fait plus recette même s'il nourrit de gros planteurs Békés habiles à capter les subventions. L'élargissement de la base sociale du régime s'est pourtant réalisé, suite à la " départementalisation », par la constitution d'une petite bourgeoisie administrative, pilier d'un mode de consommation spécifique. La dépendance économique et sociale qui en résulte n'est que le reflet d'une dépendance politique extrême.
Les dernières décennies ont impulsé l'activité touristique, ont donné un essor nouveau à la production de rhum de prestige et ont implanté un secteur agro-alimentaire encore maigrelet.
Ces nouveautés économiques et ces mutations sociales montrent leurs limites et leurs contradictions : le chômage explose, le coût de la vie flambe, 3 000 jeunes en moyenne annuelle ont quitté le pays dans la dernière période, la délinquance progresse sur fond de trafic de drogues.
La colère sourde qui en résulte dans la population se mêle à un sentiment d'impuissance dont " les Politiques » sont vécus comme le symbole. La structuration du champ politique s'en trouve affectée.
L'assimilation (nom donné à la transformation des colonies en " Départements d'outre-mer » réalisée dans un climat d'euphorie populaire en 1946 sous l'égide d'Aimé Césaire et des communistes dont il est un des leaders) est rapidement entrée en crise donnant naissance à un clivage passionné entre droite " départementaliste » et gauche " autonomiste ». À gauche de celle-ci une " extrême gauche indépendantiste » a vu le jour dans les années 1960 et surtout 1970. Les difficultés des anticolonialistes à gagner une forte adhésion populaire ont conduit à des " adaptations » le plus souvent inavouées.
La domination à gauche, pendant les décennies 1960-1980, du courant autonomiste (PCM, Parti communiste martiniquais, et PPM, Parti progressiste martiniquais d'Aimé Césaire suite à sa rupture avec les premiers) a été battue en brèche dès la décennie 1990 par un " camp patriotique » subissant rapidement l'hégémonie du MIM (Mouvement indépendantiste martiniquais) d'Alfred Marie-Jeanne, leader dont le charisme dépassa très largement la sphère indépendantiste. Son orientation électoraliste l'a conduit à la tête du Conseil régional (1998) puis de la Collectivité territoriale de Martinique (2015) : son adversaire principal étant devenu le Parti progressiste martiniquais (PPM de feu Aimé Césaire).
La rivalité électoraliste PPM-MIM a conduit ce dernier à une " alliance de gestion » avec la droite très officielle grâce à laquelle il est resté " au pouvoir » de 2015 à 2020, avant d'être délogé à nouveau par le PPM et alliés (dont font également partie des éléments connus de la droite locale). Certaines organisations indépendantistes se sont placées derrière la locomotive électorale d'Alfred Marie-Jeanne tel le CNCP (Conseil national des comités populaires) et une de ses scissions, le Palima (Parti de la libération de la Martinique), mais aussi le PCM autonomiste qui n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut dans notre histoire.
D'autres courants radicaux (le PKLS, Parti Kominis pou libérasyon ek sosyalism, scission indépendantiste du PCM ; le CNCP-Comités populaires, autre scission du CNCP originel…) sont hors des institutions et plus liés à la contestation anticolonialiste.
Le Groupe Révolution socialiste (GRS), section de la IVe Internationale, est passé du propagandisme et des luttes idéologiques de ses débuts à une intervention significative dans le mouvement de masse syndical, féministe, décolonial où ses responsabilités sont reconnues.
Combat ouvrier, organisation de Lutte ouvrière aux Antilles, concentre ses forces sur le travail syndical où il dirige la CGT (Confédération générale des travailleurs) de Martinique comme de Guadeloupe.
Martinique, Guadeloupe : même combat mais avec des différences
Les différences les plus fortes entre les mouvements populaires de Martinique et de Guadeloupe résultent de la bifurcation issue de la tuerie de 1967 en Guadeloupe. Le rejet du colonialisme qui en a résulté, a atteint une dimension de masse plus forte qu'en Martinique. On l'a constaté en 2009. On le revoit aujourd'hui. L'hégémonie de l'UGTG (Union générale des travailleurs guadeloupéens), qui s'inscrit dans une sorte de syndicalisme révolutionnaire à contenu nationaliste et de classe, facilite la cohésion unitaire et provoque une coupure beaucoup plus nette en Guadeloupe entre mouvement social et représentation politique globale.
Les expressions politiques contestataires en Martinique hors des champs plus classiques y sont de ce fait moins fortes en Guadeloupe.
En Martinique, anticolonialistes et mouvement ouvrier interpellés…
Le tournant électoraliste du MIM, enclenché après sa première entrée au Conseil régional et accentué avec la prise de contrôle de cette institution a entrainé sa confrontation sans fard avec les réalités coloniales et capitalistes.
Comme la gauche après la victoire de Mitterrand, son adhésion à la gestion néolibérale le rendit incapable de porter la moindre solution aux problèmes qui taraudent le pays et expliquent son élection. L'absolutisme colonial ne diminua en rien. La stigmatisation des " Politiques » se généralisa. Impuissance à résoudre les problèmes du quotidien, népotisme, corruption devinrent des accusations courantes, augmentant le vieux fond abstentionniste de la politique des " vieilles colonies ».
La gauche plus radicale fut maintenue hors des institutions par un système électoral avec un seuil d'éligibilité de 10 % pour barrer la route aux petites formations et une prime conséquente accordée au " premier ». Son dynamisme militant indiscutable ne lui permet pas de surmonter le sentiment d'impuissance globale attisé par ses divisions légendaires. Elle est donc elle aussi concernée par l'interpellation de nouvelles forces contestataires.
Forces et contradictions d'une nouvelle mouvance contestataire
Très attachée à la question des symboles, cette mouvance nationaliste à connotation africaniste ethnique s'est signalée dans la dénonciation des Békés et du rôle de certains d'entre eux dans l'empoisonnement des Antilles au chlordécone, dans l'exigence de réparations de ce crime, dans la bataille pour éradiquer tous les symboles esclavagistes persistant dans l'espace public, dans le bris de statues de Victor Schœlcher puis de l'impératrice Joséphine et de Belain Desnambuc et aujourd'hui dans la contestation de la politique sanitaire du pouvoir avec une forte imprégnation de la culture antivax.
Près d'un demi-siècle de recul de la pensée marxiste explique que les aspirations légitimes de cette militance, son courage, sa juste volonté de procéder au bilan critique de tout ce qui est, ne suffisent pourtant pas pour poser les problèmes stratégiques et tactiques du combat pour l'émancipation à la lueur des leçons d'une immense richesse des luttes pour la transformation sociale d'hier et d'aujourd'hui.
Elle est donc, elle aussi, travaillée de vieux démons dont les " anciens » n'ont pas le monopole, le drame des égos et une certaine suffisance n'étant pas les moindres.
L'urgence est bien là !
L'impatience n'est pas bonne conseillère mais est légitime. Car l'urgence est là. Depuis des décennies, des penseurs parmi les plus perspicaces des réalités antillaises (Aimé Césaire, Édouard Glissant parmi d'autres) évoquent le risque de notre disparition en tant que peuple sous l'effet combiné de facteurs historiques, économiques, sociaux, culturels, démographiques.
Pour conjurer ces sombres présages, il est vital de redonner ses lettres de noblesse à la politique révolutionnaire. Elle nous enseigne à nous méfier des prédictions fatalistes qui nient le rôle de l'initiative politique des masses.
L'histoire n'est pas un enchaînement sans fin de complots obscurs. Elle est affaire de classes sociales et de leurs luttes et donc de rapports de forces changeants, de conjonctures, de pulsions profondes et de choix conscients de chaque instant. L'une des tâches du moment martiniquais est de construire dans la fusion des expériences et de l'énergie des masses populaires et des générations militantes, le sujet politique capable d'attaquer sans tergiverser le système dominant et ses suppôts.
Il s'agit pour les marxistes de répondre à l'urgence sans dénaturer en l'édulcorant le projet émancipateur. En agitant, pour faire diversion, le hochet autonomiste, le ministre des colonies montre indirectement qu'il sait bien la tâche historique des dernières colonies aujourd'hui. L'autonomie et l'indépendance de nos terres sont un horizon évident. Cela suffirait au bonheur de certaines fractions nationalistes. Mais l'émancipation ne serait qu'une caricature d'elle-même si la décolonisation ne signifiait pas la conquête du pouvoir par les travailleuses et les travailleurs qui sont le cœur et le sang des nations antillaises.
Cette tâche serait sans doute une lubie si le prolétariat et les peuples des dernières colonies ne travaillaient pas à une lutte commune à la fois décoloniale et anticapitaliste avec le soutien internationaliste des travailleurs et travailleuses de la métropole dont c'est l'intérêt.
Dernières semaines
Les dernières semaines montrent que le système est, sinon aux abois, du moins fortement préoccupé. L'arrestation puis la libération immédiate de Élie Domota, personnage clé de la mobilisation guadeloupéenne contre l'obligation vaccinale et le pass sanitaire (ou vaccinal ?) à l'occasion d'une manifestation pacifique est un exemple de cet affolement. Le pouvoir combine la répression brutale avec les reculs tactiques.
Il y avait déjà la répression qui a conduit 4 militants martiniquais en prison où ils purgent une peine pour de simples manifestations sur la voie publique. Et après l'envoi du GIGN et du Raid pour mater la mobilisation, la grève et les barrages et quelques casseurs, il renvoie à trois reprises en Martinique l'échéance des sanctions contre le personnel soignant et autres non-vaccinés. Il annonce que la transformation du pass sanitaire en pass vaccinal est différée pour les colonies afin d'éviter les troubles. Le fait est qu'il est confronté à une défiance envers sa politique vaccinale bien au-delà de ce qu'il imaginait. L'opinion majoritaire considère le vaccin comme une " injonction expérimentale » quand ce n'est pas un poison à visée génocidaire. L'explication de cette défiance n'est pas à chercher principalement dans la propagande en sourdine des sectes évangélistes actives des États-Unis au Brésil. Elle ne vient pas uniquement de la gestion chaotique et, chez nous, coloniale de la crise. Ni même seulement du scandale du chlordécone, crime colonial d'État que Macron a dû partiellement reconnaître. La défiance puise ses racines dans les profondeurs d'une histoire faite de part en part de mensonges, le premier étant celui de la négation de notre humanité dans la traite et l'esclavage.
Dans un tel contexte, nos camarades ont suivi une ligne très difficile : s'opposer fermement à l'obligation vaccinale et au pass sanitaire, participer à la lutte contre le passage en force gouvernemental, contre les sanctions programmées à l'encontre des opposants aux vaccins, sans manifester la moindre complaisance à l'égard des bobards abondamment diffusés par l'extrême droite qui n'a jamais été autant lue dans nos territoires.
L'année 2022 commence sous des auspices très particuliers. Le pouvoir réussira-t-il à mettre à exécution sa mise à mort sociale de milliers de non-vaccinés en portant atteinte dangereusement à la continuité des soins dans un système hospitalier déjà délabré, bien plus que dans la " métropole » ?
Comme nous l'écrivons dans nos tracts : la messe n'est pas dite ! Les manifestations se poursuivent entre la noël et le jour de l'an. Les Antilles retiennent leur souffle.
Fort-de-France, le 31 décembre 2021
* Patrice Mhidi est militant du Groupe Révolution socialiste, section antillaise de la Quatrième Internationale.