Le peuple en lutte pour la justice et une vie meilleure - des manifestations aux émeutes

Le 2 janvier, des rassemblements publics contre une forte augmentation du prix du GPL (1) ont commencé dans l'ouest du Kazakhstan. Quatre jours plus tard, des troupes russes sont arrivées dans la capitale commerciale du pays, Almaty, pour participer aux opérations de maintien de la paix. Alors que l'ordre était rétabli le 7 janvier, le président Kassym-Jomart Tokaïev a déclaré que " 20 000 terroristes et bandits » avaient attaqué la ville dans le cadre d'un apparent coup d'État. Quelque 227 personnes sont mortes dans les affrontements, selon des sources officielles. La majorité d'entre elles ont péri à Almaty. Ces événements tumultueux ont laissé beaucoup de gens perplexes quant à ce qui s'est réellement passé au Kazakhstan et quant au lien entre les manifestations initiales et la violence.

À Almaty, le 4 janvier, la mobilisation civique était exultante et perçue positivement. Tout a changé du jour au lendemain, après que les forces de l'ordre ont fait usage de la force contre les manifestants. Le 5 janvier, l'ambiance était tendue et, à la fin de la journée, elle est devenue apocalyptique. En raison d'un arrêt des communications et d'Internet au plus fort du chaos, peu de détails ont pu être recueillis à l'époque, laissant les agences d'État et les médias orienter le récit. Un compte rendu plus détaillé de la façon dont les événements se sont déroulés à Almaty, l'épicentre de la violence, peut donc éclairer ce que les manifestants ont pu vouloir. Mais on ne sait toujours pas qui est à l'origine de ces épisodes de violence, ni qui y a participé exactement.

En tant que journalistes basés dans la ville, nous étions présents lors des événements des 4 et 5 janvier et nous tentons de fournir ici un premier aperçu des événements que nous avons pu vérifier.

Mécontentement généralisé

Le soir du 4 janvier, un groupe de jeunes du mouvement politique Oyan-Kazakhstan (Réveille-toi, Kazakhstan) a commencé à se rassembler à Almaty, près du parc du Premier Président, l'un des nombreux " lieux sacrés » créés par le régime autoritaire de Noursoultan Nazarbaïev au cours des trente dernières années. Les militantÃes politiques se sont tenus sous une pluie battante, espérant que les citoyenÃes répondraient à leur appel de soutenir les manifestantÃes de la région de Mangistau, à l'ouest du pays.

En attendant les autres manifestants, ils regardaient avec anxiété l'homme qui les prenait en photo, le soupçonnant d'être un membre du Comité de sécurité nationale. Même à ce moment, les gens sentaient que la police n'était pas là pour les protéger.

Au bout d'un moment, ces militantÃes ont été rejoints par un grand groupe d'autres, certains connus comme de jeunes patriotes nationaux, qui étaient auparavant opposés à Oyan-Kazakhstan. Ce soir-là, les différences idéologiques avaient perdu de l'importance.

Ensemble, les deux groupes ont défilé dans une petite rue et ont été rapidement arrêtés par la police. Dans l'affrontement une partie de la foule a réussi à s'enfuir, un autre groupe a été délaissé par la police, alors que ceux qui restaient étaient arrêtés, battus ou traînés sur l'asphalte par les policiers.

Celles et ceux qui ont réussi à échapper à la police ont ensuite rejoint un autre groupe de manifestantÃes à la périphérie d'Almaty. Ce rassemblement, près d'Arena, le complexe sportif d'Almaty, était organisé par le Parti démocratique du Kazakhstan, une organisation non officielle.

Néanmoins, une partie de celles et ceux qui étaient rassemblés là n'appartiennent à aucune organisation ou mouvement politique. De plus, le leader du Parti démocratique du Kazakhstan, Zhanbolat Mamay, n'est pas apprécié par tout le monde : certains manifestants ont expliqué leur scepticisme par des considérations concernant de possibles liens de Mamay avec le pouvoir. Mamay lui-même, qui a récemment perdu une plainte en diffamation contre l'ancien maire d'Almaty, Bauyrzhan Baybek, a toutefois nié ces allégations à plusieurs reprises.

Après plusieurs heures d'un rassemblement stationnaire, une marche de 18 kilomètres, vers le bâtiment de l'administration de la ville, a commencé. La colonne semblait interminable - on ne pouvait voir ni son début ni sa fin. Les gens se mêlaient aux voitures. Des drapeaux flottaient sur de nombreuses voitures, et parfois des manifestants montaient sur les voitures. Ils chantaient l'hymne national et scandaient " Alga, Kazakhstan ! » (En avant Kazakhstan !) Les habitants des immeubles sur le passage les soutenaient depuis leurs balcons et leur apportaient de l'eau et des masques chirurgicaux.

Une nuit d'affrontements

Tout au long du trajet, les manifestants discutaient avec enthousiasme. Ils partageaient leurs préoccupations et se sont solidarisés autour de la demande principale : seule une réduction des prix du GPL ne suffira pas, c'est un changement total du système politique qu'il faut obtenir.

Pendant des années, l'élite dirigeante, préoccupée uniquement par son propre enrichissement, n'a pu offrir aux citoyens que privation de droits, vulnérabilité sociale et pauvreté. " La famille Nazarbaïev nous vole tout le temps ! C'est comme si nous ne vivions que pour les nourrir. Vous n'êtes pas heureux non plus, n'est-ce pas ? » s'indignait l'un des marcheurs.

Plusieurs milliers de personnes voulaient exprimer leur mécontentement sur la place devant l'akimat (administration municipale). Parmi eux se trouvaient des membres de mouvements politiques, des travailleurÃes des secteurs de services, des jeunes chômeurÃes de la périphérie de la ville, des migrantÃes internes et quelques membres de la classe moyenne urbaine. Selon le sociologue Serik Beisembayev, chercheur sur les manifestations au Kazakhstan, le noyau principal des manifestantÃes était constitué de jeunes hommes, âgés de 20 à 40 ans (Beisembayev est parvenu à ces conclusions à la fois à partir de ses recherches antérieures dans les régions où se déroulaient les manifestations et en étudiant les séquences vidéo et les photos prises lors du mouvement).

Lorsque les marcheurÃes ont atteint la place de la République, ils l'ont rempli entièrement. La police a immédiatement repoussé le rassemblement à l'aide de boucliers et de matraques. En outre, les forces de sécurité ont lancé des grenades assourdissantes ainsi que des gaz lacrymogènes ressentis à plusieurs pâtés de maisons de la place.

Certains des manifestants ont commencé à riposter en arrachant les bannières érigées pour célébrer le trentième anniversaire de l'indépendance du Kazakhstan. C'est alors que sont entrés en jeu des bâtons, des boucliers pris aux forces de sécurité et des pavés somptueusement installés par les deux précédents akims (maires) dans le centre de la vieille ville.

La nouvelle s'est vite répandue que l'armée était en route vers les manifestants. " Ne fuyez pas ! Pourquoi êtes-vous venus ? », ont lancé certains à ceux des manifestants qui battaient en retraite. Quelqu'un a lancé un ordre et la foule a commencé à prendre d'assaut les cordons de la police. D'autres ont commencé à se diriger vers la place Astana, où à l'époque soviétique se trouvait le gouvernement de la République soviétique du Kazakhstan. Pendant plusieurs heures, ils ont rassemblé leurs forces, avant de se heurter à nouveau à la police.

Après minuit, un groupe de plusieurs jeunes hommes a pris un camion et s'est dirigé vers l'avant-garde de la manifestation, concentrée près de l'akimat. Des gens sont montés sur le toit, tenant un drapeau kazakh. Presque immédiatement, un groupe de manifestantÃes munis de pancartes s'est avancé : " Le peuple s'est réveillé ! », " Démission du gouvernement ! », " Les banques spolient le peuple ! » " Non à la hausse des prix ! ». Les manifestantÃes applaudissaient.

Durant toute la nuit les manifestantÃes ont résisté aux forces de sécurité. Ils étaient constamment repoussés, ce qui les amenait à se disperser dans différentes parties de la ville. Les explosions de grenades assourdissantes se multipliaient, tout comme la force de la résistance : des groupes de jeunes hommes ont commencé à défoncer les voitures de police. Il y a eu des blessés, certains ont été arrêtés et emmenés par les policiers. Mais les révoltéÃes n'ont pas songé à se disperser et ont continué à tenir la place.

Dans la nuit du 5 janvier, le président Kassym-Jomart Tokaïev a imposé l'état d'urgence à Almaty, qui restera en vigueur jusqu'au 19 janvier à minuit. Tokaïev a également ordonné une réduction du prix plafond du gaz, afin de commencer à réguler le coût des carburants et lubrifiants et des produits de base essentiels. Il a également imposé un moratoire de six mois sur les augmentations des tarifs des services publics. En outre, le matin du 6 janvier, on annonçait la démission du gouvernement.

Une place enflammée

Tout cela n'a pas satisfait les manifestantÃes qui ont décidé de poursuivre l'offensive au cours de la matinée. La plupart des magasins, cafés et agences bancaires du centre d'Almaty n'ont pas ouvert. Les transports publics n'ont pas repris le travail et en raison du blocage d'internet les taxis continuaient à être indisponibles. La place de la République a été bouclée par des véhicules blindés de transport de troupes et des militaires. Des traces de sang étaient visibles sur le sol.

Dans l'après-midi, un autre grand cortège s'est formé, dans une autre artère, la rue Tole Bi. Cette marche spontanée a été lancée par des habitants des immeubles et des quartiers voisins. Ceux qui avaient participé aux affrontements près de l'administration de la ville la veille se sont joints à eux. Les revendications étaient variées : certainÃes étaient descendus dans la rue en raison de problèmes de logement et des prêts impossibles à rembourser, d'autres pour réclamer des augmentations de salaires.

Des personnes en uniforme militaire ou policier sont apparues dans la foule. De nombreuses rumeurs émanant de témoins oculaires circulent sur les médias sociaux, selon lesquelles des policiers et des militaires seraient passés du côté des manifestants. Ils auraient partagé leurs habits avec d'autres marcheurs pour moins se distinguer, spéculaient ces observateurs. Nous n'avons pas été en mesure de déterminer le degré de fiabilité de telles informations.

Certains manifestants ont suscité l'indignation et la crainte des autres par leur apparence : il était facile de les prendre pour des adhérents de mouvements religieux radicaux : " On dirait un wahhabite [un adepte d'un mouvement fondamentaliste de l'islam sunnite] ? Qu'est-ce qu'il transporte ? », ont demandé les manifestants. Il n'y avait pourtant rien de problématique dans le sac du personnage questionné. En tout, une dizaine d'hommes ayant une telle apparence ont défilé parmi les marcheurs.

En chemin, un petit groupe de manifestantÃes s'est précipité pour briser la vitre d'un local du parti Nur Otan au pouvoir, qui a rapidement pris feu. Plus tard, des marcheurs ont décidé de bloquer la route afin de rendre plus difficile le déplacement des forces de l'ordre. Ils ont parfois bloqué des ambulances soupçonnant qu'elles pouvaient transporter secrètement des forces de sécurité. Comme ils n'y ont pas trouvé de policiers, ils les ont laissé repartir.

Puis les manifestantÃes ont commencé à construire des barricades avec des dalles, des pavés et d'autres moyens improvisés dans la rue Tole Bi. " Cela ne s'est pas produit depuis 1986 ! », s'émerveillèrent des témoins oculaires. Cette année-là les manifestantÃes avaient contesté avec tout autant d'ardeur la décision des autorités centrales de nommer Gennady Kolbin - un Russe qui n'avait jamais vécu au Kazakhstan - à la tête de la République soviétique. Il y a eu des cris " Oyan, Kazakhstan ! », empruntés au slogan du mouvement politique du même nom. Plusieurs groupes se sont détachés et ont pris d'assaut divers sites, brisant des fenêtres et désactivant les caméras de surveillance. Les manifestants pacifiques ont tenté de contenir leur ardeur, mais n'y sont pas toujours parvenus. Des gaz lacrymogènes ont été répandus à proximité. Une rumeur s'est répandue selon laquelle ils auraient été lancés depuis les toits des bâtiments environnants.

La manifestation a atteint la place de la République, déjà occupée par d'autres manifestantÃes. Des pétards, des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes ont jailli de l'akimat. Alors plusieurs groupes d'hommes ont brisé des fenêtres et des portes, puis sont entrés à l'intérieur.

Les soldats ont quitté le bâtiment les mains en l'air, immédiatement entourés par la foule. Certains exigeaient qu'ils soient battus, tandis que d'autres ont empêché le recours à la violence. " Nous ne sommes pas ici pour détruire le bâtiment, nous voulons un changement politique, une vie meilleure ! » expliquaient-ils.

À plusieurs reprises, des manifestants ont saisi des soldats qui avançaient sur eux, les arrachant au reste de la troupe et les désarmant.

Des documents, des dossiers et des papiers ont été jetés hors de l'akimat. Les locaux ont commencé à être saccagés. Quelque chose a provoqué un incendie dans l'un des bureaux du rez-de-chaussée. Certains des manifestants ont essayé de l'éteindre. Autour du monument de l'indépendance il y eut des applaudissements. Les gens scandaient " Shal, ket ! » (" Dehors vieillard ! »).

Des protestations aux émeutes armées

Plus tard, des tirs de mitrailleuse ont été entendus en provenance de la résidence présidentielle. Un pâté de maisons plus bas, un groupe d'hommes dans un camion militaire s'est arrêté. Ils ont recruté un groupe de jeunes et se sont dirigés vers la résidence en tapant sur le camion avec leurs armes. D'autres manifestants se sont précipités à leur suite. Le feu des mitrailleuses n'a pas cessé.

Il y avait des blesséÃes qui ont été transportés loin des tirs. Quelqu'un a parlé de la mort de plusieurs personnes. Certaines personnes sur la place étaient sûres que les forces de sécurité tiraient à balles réelles dès que vous approchiez. D'autres disaient que c'étaient des balles en caoutchouc tirées sur les jambes. Une fumée dense engloutissait de plus en plus les rues avoisinantes.

Dans la soirée, des barricades ont commencé à apparaître près de l'akimat. C'est probablement à ce moment que la manifestation s'est transformée en une émeute armée. Des témoins oculaires ont fait état de pillages d'armureries et d'attaques de postes de police. Des personnes munies d'armes à feu ont commencé à repousser les manifestants pacifiques hors des rues. Les premiers rapports faisaient état de tuées, mais il était impossible de les vérifier : le service de police de la ville ne répondait pas au téléphone.

De jeunes hommes débordaient les abords de la résidence présidentielle à Almaty. Le feu prenait de l'ampleur dans l'immeuble de l'administration de la ville. Bientôt, d'autres incendies se sont déclarés dans les bâtiments des chaînes de télévision publiques situés en face. On avait l'impression que toute la zone était noyée dans les flammes.

Un peu plus tard, on a appris que le bâtiment du bureau du procureur avait été incendié. Au cours de la nuit, des inconnuÃes se sont emparés de divers sites, dont des hôpitaux et l'aéroport d'Almaty. Le poste de police de la ville a également été attaqué. Le nombre d'hommes armés devant les bâtiments administratifs était de plus en plus important.

On ne sait pas exactement de qui se composaient les groupes armés. Selon le ministère de l'Intérieur, des extrémistes, des bandes criminelles et des pillards opéraient à Almaty. On ne sait pas non plus qui les dirigeait et dans quelles conditions, ni si ces groupes étaient en contact entre eux. L'administration mène actuellement une enquête pour établir ces faits.

Les médias sociaux ont été inondés de photos et de vidéos du pillage des boutiques, des restaurants et des banques. Il y avait de moins en moins de policiers et de militaires dans les environs. Des témoins oculaires ont noté qu'il y avait peu ou pas d'opposition aux pillages. Le 10 janvier, le président Kassym-Jomart Tokaïev a déclaré que les émeutes armées avaient causé des dommages de 2 à 3 milliards de dollars à l'économie.

Des émeutes similaires ont éclaté dans de nombreuses autres régions du Kazakhstan.

Une opposition active à la violence est apparue dans plusieurs régions : Zhambyl, Kyzylorda et Almaty. À Taraz, une ville du sud du Kazakhstan, un local du parti Nur Otan a été incendié ainsi que trois bâtiments de la police et l'administration régionale. Dans la ville d'Aktobe, dans l'ouest du Kazakhstan, trois étages du bâtiment de l'administration régionale ont été détruits. À Taldykorgan, non loin d'Almaty, un groupe armé non identifié a tenté de s'emparer de la prison de la ville, mais il a échoué.

Contre l'intervention étrangère

Dans la nuit du 6 janvier, l'état d'urgence a été étendu à l'ensemble du Kazakhstan. Parallèlement, Tokaïev s'est adressé aux chefs d'État de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), qui repose sur la Russie, pour leur demander d'envoyer des troupes au Kazakhstan. Les premiers à réagir ont été les présidents de la Russie et de la Biélorussie. Des troupes d'Arménie, du Tadjikistan et du Kirghizistan les ont rejoints rapidement.

Les militaires étrangers ont été déployés pour une période limitée afin de protéger les installations de l'État. De nombreux citoyens ont perçu cela comme une menace pour la souveraineté et un facteur de conflit entre les deux principaux groupes ethniques, les Kazakhs et les Russes.

Cette crainte était justifiée. Malgré une recrudescence de la violence à Almaty et dans plusieurs autres régions, les rassemblements dans d'autres parties du Kazakhstan sont restés pacifiques jusqu'au 8 janvier. Les 6 et 7 janvier, des milliers de personnes - hommes et femmes de tous âges - sont restées sur les places centrales des villes et cités. Ils craignaient que les unités de l'OTSC ne commencent à utiliser la force contre eux. Cela pourrait être dû au récent scandale infondé sur l'oppression présumée des Russes au Kazakhstan.

Toutes et tous ne voulaient qu'une chose : mettre fin au régime de Nazarbaïev et essayer de commencer une nouvelle vie prospère. " Il n'y a ici personne qui ne veuille pas travailler. Tout le monde a des familles. Beaucoup de gens survivent difficilement. Les prix des logements sont inabordables, la nourriture est chère, les salaires ne sont pas versés, il y a le chômage. Cela ne devrait pas arriver, les autorités devraient contrôler cela », disaient les manifestantÃes au troisième jour du rassemblement à Aktau.

Personne n'a soulevé la question nationale.

Les habitants de la partie occidentale du pays, point de départ des protestations, ont fait preuve d'une retenue particulière. Les tentatives d'affrontements ou de pogroms dans les villes d'Aktau, Atyrau et Zhanaozen ont été résolument réprimées par les manifestants. À Aktobe, selon les témoins oculaires et les vidéos qu'ils ont fait circuler, même la police a brièvement pris leur parti.

Dans la nuit du 6 janvier, alors qu'il demandait le soutien de l'OTSC, le président Tokaïev a allègrement affirmé que les citoyens kazakhs avaient été attaqués par des terroristes. Des experts pro-gouvernementaux ont fait de même : prétendument, sans les troupes de l'OTSC, Almaty se serait transformé en califat islamique avec des exécutions de masse et des viols de femmes. Par contre, personne n'a tenté de répondre à la question de savoir pourquoi le Kazakhstan, dont les forces armées comptent plus de 70 000 hommes, n'a pas été en mesure de repousser les 20 000 agresseurs évoqués par le président.

Ni les experts, ni le président, ni les forces de sécurité n'ont expliqué ce qui permet de qualifier les émeutiers de " terroristes ». De la littérature religieuse a été trouvée dans les affaires personnelles de certains détenus. Jusqu'à présent, c'était le seul attribut présenté comme preuve. Cependant, personne n'a précisé pourquoi cette littérature a été qualifiée d'extrémiste.

L'emploi délibérément vague de ce terme permet une interprétation dangereuse : des manifestants pacifiques, des journalistes et des militants des droits humains pourraient entrer dans la catégorie des " terroristes ». Après le discours de Tokaïev, sur les médias sociaux, nombre d'entre eux ont exprimé leur inquiétude que l'opération " anti-terroriste » vise leur répression.

Dans l'après-midi du 6 janvier, les militants ont commencé à affluer vers le bâtiment de l'akimat pour nettoyer les environs tandis que d'autres se joignaient à eux en brandissant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire " Tokaïev, retire les troupes (OTSC), nous sommes des gens pacifiques », et " Nous sommes des habitants d'Almaty, nous ne sommes pas des terroristes ». Quelques heures plus tard, au moins un de ces manifestants a été abattu.

Identifier les coupables

À partir du 7 janvier, le président et ses subordonnés ont commencé à proposer une différenciation plus détaillée des participants aux événements. Outre les manifestants pacifiques, les partisans de mouvements religieux radicaux, les bandes criminelles et les pillards ont été montrés du doigt.

Officiellement, des accusations d'émeutes armées ont été portées contre des mouvements religieux radicaux et des criminels. Les téléspectateurs des chaînes publiques ont pu voir des vidéos dans lesquelles les détenus disaient qu'ils étaient étrangers et qu'ils étaient venus au Kazakhstan pour organiser des émeutes afin d'obtenir de l'argent.

L'un de ces détenus, Vikram Ruzakhunov, un citoyen kirghize et musicien de jazz, a déclaré dans la vidéo qu'il aurait été payé un peu plus de 200 dollars pour participer aux pogroms. Mais une fois libéré, il a expliqué qu'il avait fait ce témoignage pour obtenir l'expulsion vers son pays. Sans les efforts de la société civile et du ministère kirghize de l'Intérieur, il aurait été condamné à une peine de prison. Trente-huit autres ressortissants kirghizes ont été détenus pour vérification, mais ont été rapidement relâchés.

D'autres experts ont émis l'hypothèse qu'il ne s'agissait pas d'une attaque terroriste mais d'un affrontement entre deux clans politiques. Selon certains articles de presse, qui doivent être vérifiés, Samat Abish, premier vice-président du Comité de sécurité nationale (KNB), et l'homme d'affaires Kairat Satybaldy seraient à l'origine des troubles. Tous deux sont des neveux de Nazarbayev.

Mais le 6 janvier, c'est le chef du KNB, Karim Massimov, suspecté de haute trahison, qui a été arrêté… et non Abish ou Satybaldy. Plusieurs adjoints de Massimov ont également été démis de leurs fonctions. Le 10 janvier, plusieurs hauts fonctionnaires du KNB et des agents de la police locale ont été retrouvés morts à leur domicile et sur leur lieu de travail.

Dès le 11 janvier, le président Kassym-Jomart Tokaïev a accusé le KNB d'avoir ignoré la menace terroriste. Les forces de l'ordre auraient constaté que certains responsables régionaux de l'agence ont volontairement cédé leurs bureaux aux assaillants. Au moins un superviseur de la police de la ville de Taraz était également suspecté, selon des journalistes. Selon des informations non encore confirmées, il se serait suicidé, s'attendant à être accusé de trahison.

Le peuple oublié

Du 6 au 10 janvier, les échanges de tirs se sont poursuivis à Almaty entre les forces de sécurité et les groupes armés non identifiés, que l'État qualifie de force terroriste organisée. Au début, ces affrontements avaient lieu dans 5 ou 6 quartiers de la ville, puis à la périphérie. L'internet ne fonctionnait pas dans la ville. Il y avait des problèmes de nourriture et de services publics. Les distributeurs automatiques de billets ont été débranchés ou détruits. Les habitants étaient terrifiés par le manque d'informations et les tirs incessants.

La plupart des gens sont restés à la maison. Mais certains ont osé se joindre aux volontaires pour ramasser les ordures et restaurer les infrastructures de la ville. D'autres, principalement dans les villages proches d'Almaty, ont mis en place des patrouilles d'habitants pour empêcher les pillages par des inconnus qui avaient pénétré dans leurs rues.

Les personnes qui devaient se déplacer d'un endroit à l'autre de la ville étaient en danger permanent. Des groupes armés (dont la composition n'a toujours pas été établie) les ont également attaqués. Par exemple, le fils d'Eldar Tuimebaïev, le recteur de l'université nationale du Kazakhstan, a été tué. Par ailleurs deux enfants sont morts des suites de blessures par balle.

Selon les informations officielles, 227 personnes sont mortes au cours des affrontements, dont 19 membres des forces de l'ordre. Plus de 4 500 personnes ont été blessées, selon le bureau du procureur.

Au matin du 11 janvier, près de 10 000 personnes avaient été arrêtées. Mais comme le ministère de l'Intérieur ne précise pas toujours si les personnes étaient en possession d'armes ou d'objets pouvant servir d'arme au moment de leur arrestation, on ignore combien de ces personnes ont été détenues sans raison valable. Le 17 janvier, il a été signalé que 8 354 affaires administratives faisaient l'objet d'une enquête et que 819 enquêtes pénales étaient en cours. Parmi celles-ci, 45 concernaient des actes de terrorisme, 36 des troubles de masse et 15 des meurtres.

Avec le rétablissement de l'internet le 10 janvier, les arrestations de militantÃes et de journalistes sont apparues au grand jour. La majorité d'entre eux ont été relâchés ou placés en détention administrative pendant plusieurs jours. Au moins quatre journalistes de la région d'Aktobe ont été convoqués pour être interrogés. Les militants des droits humains n'excluent pas qu'il y ait d'autres détentions et interrogatoires.

Malgré les nombreuses victimes civiles, le gouvernement a accordé la plus grande attention à la mort de 19 agents des forces de l'ordre. Le président a prononcé des éloges funèbres à la mémoire de ces courageux policiers, et leurs familles se sont vu promettre des appartements gratuits et une aide financière. Les gens ordinaires, quant à eux, reçoivent des condoléances pro-forma.

Les promesses du président visant à prévenir les futures manifestations sont tout aussi creuses. Tokaïev a promis de réviser la politique sociale, de créer un fonds public " pour le peuple du Kazakhstan » et de renforcer le système d'application de la loi. Il semble que les élites aient été invitées à payer certains frais à la population privée de ses droits. En retour, la population est censée obéir aux autorités en échange d'un salaire plus élevé.

L'ordre politique établi par Nazarbaïev semble avoir été épargné jusqu'à présent. Les demandes du peuple et ses valeurs ont toujours semblé insignifiantes par rapport aux intérêts des élites. En demandant des troupes à l'OTSC, Tokaïev avait l'intention de protéger son pouvoir. Il a déclaré : " le pouvoir ne tombera pas », tandis que du côté de Nazarbaïev, on a ajouté qu'il " est monolithique ».

Malgré la destruction d'un monument à Nazarbaïev à Taldykorgan et les panneaux des rues portant son nom, abimés, Tokaïev continue de défendre l'ancien président. Les initiatives impopulaires ne viennent pas de lui mais de tiers - une astuce favorite de Nazarbaïev. Les parlementaires sont loin de mettre un terme à cette démonstration rituelle de loyauté. Et tout en parlant de la nécessité d'abandonner le culte du chef, les experts pro-gouvernementaux continuent de louer sa main forte.

Les spécialistes prédisent que si les bonnes leçons ne sont pas tirées, la prochaine fois le coût de la non-satisfaction des besoins de la société kazakhe pourrait être trop élevé pour le pays. Si nous choississons de faire confiance à un personnage - Tokaïev qui répète beaucoup des actions de Nazarbaïev - plutôt que nous engager politiquement, nous serions tout à fait capables de commettre une autre erreur.

L'auteur

Dmitryi Mazorenko et Almas Kaisar sont journalistes, basés à Almaty, capitale économique du Kazakhstan.
Cet article a été publié par Open Democracy, d'abord le 14 janvier 2022 en russe (https://www.opendemocracy.net/ru/kazachstan-ot-protesta-k-smute-mazorenko-kaisar/), puis dans une version un peu différente le 27 janvier 2022 en anglais (https://www.opendemocracy.net/en/odr/what-really-happened-kazakhstan-protests-january/).
La traduction publiée ici tient compte des deux textes
(traduit du russe et de l'anglais par JM).

notes

1. En quelques jours, le prix du litre de gaz de pétrole liquéfié (GPL) avait doublé pour atteindre 120 tenges (0,24 €), conséquence de la libéralisation du marché et de la suppression du plafond du prix du GPL. Or, ce carburant est très utilisé dans l'ouest du pays, d'où est parti le mouvement social et qui est la principale zone d'exploitation pétrolière du pays. Une hausse très mal perçue par les habitants : si le Kazakhstan est riche en pétrole et en gaz, le salaire mensuel moyen est d'un peu plus de 500 euros (https://reporterre.net/Le-petrole-au-coeur-de-la-revolte-au-Kazakhstan).