Quand le peuple devient plus fort

par Karina Nohales

Le dimanche 19 décembre, Gabriel Boric Font a été élu président du Chili. Lors d'une élection avec des niveaux de participation sans précédent, le candidat des partis de gauche regroupés dans la coalition Apruebo Dignidad l'a emporté par près de douze points de différence (56 % contre 44 %) sur le candidat d'extrême droite, José Antonio Kast, devenant, à 35 ans, le plus jeune président et aussi celui qui a reçu le plus de suffrages dans l'histoire du pays. En mars 2022, Sebastián Pi±era devra céder le pouvoir à la génération d'étudiants qui s'est mobilisée pour l'éducation publique pendant son premier mandat (2010-2014).

Le cycle électoral de la révolte

La présidentielle au Chili était l'avant-dernier épisode d'un cycle d'élections très dense dans le contexte ouvert par les mobilisations des lycéens, qui ont débouché sur une révolte. Depuis le 18 octobre 2019 ont eu lieu : le référendum pour une nouvelle Constitution, l'élection des constituants ainsi que le renouvellement de tous les postes élus - maires et conseillers municipaux, gouvernorats et conseils régionaux, parlementaires et présidence du pays. Il ne reste plus, l'année prochaine, que le référendum pour ratifier la nouvelle Carta Magna. Dans une telle avalanche électorale, la centralité de cette forme de traduction de la contestation sociale était inévitable.

Au cours de la dernière décennie, une dimension essentielle pour comprendre le comportement politique local a été le niveau élevé d'abstentionnisme électoral. Depuis la mise en place du suffrage volontaire en 2012, l'abstention n'a cessé d'augmenter, une tendance qui s'est inversée pour la première fois en octobre 2020, à l'occasion du référendum pour une nouvelle Constitution. Et depuis, la courbe de la participation électorale n'a pas été lisse. De 50,9 % de participation au référendum (dans lequel " j'approuve [un changement de Constitution] » l'emportait par 79 % contre 21 % de " je rejette »), nous sommes passés à 47 % de participation au premier tour de la présidentielle, un niveau d'abstention très similaire à celui de la dernière élection avant le soulèvement.

Tout indique que les secteurs populaires en tant que force de vote ont été sélectifs dans leurs efforts. Cela a parfois conduit à des résultats électoraux difficiles à déchiffrer, mais ce qui est certain, c'est que la faible participation des électeurs a été favorable aux forces conservatrices (le meilleur exemple est celui des élections législatives) et que le peuple a choisi le second tour de la présidentielle comme son propre combat, façonnant ainsi son issue.

Les compétitions électorales, et surtout l'élargissement de la participation populaire à celles-ci, ont été guidées par les deux coordonnées fondatrices de la révolte qui a éclaté au Chili, qui sont sans doute intimement liées : la contestation du néolibéralisme ainsi que de ceux qui l'ont administré et la contestation de l'héritage dictatorial. Tant le référendum pour une nouvelle Constitution que le récent scrutin, qui a rapidement adopté une forme plébiscitaire, ont actualisé ces deux axes :

• En 2019, par le biais d'une mobilisation de masse, qui s'est ensuite exprimée dans le débordement du vote référendaire, ce qu'aucun des partis de la transition démocratique n'a fait en 30 ans a été réalisé en quelques semaines : mettre fin à la Constitution de Pinochet.

• Au second tour de l'élection présidentielle, on a fermé la porte à la candidature qui cherchait à restaurer l'héritage dictatorial, sauvegardant ainsi l'espace institutionnel à partir duquel on aspire à le démanteler : la Convention constitutionnelle.

L'expérience de recomposition du tissu social, d'articulation et de mobilisation soutenue (même malgré l'interruption causée par la pandémie) a donné lieu à un cycle de politisation de masse, au milieu duquel de larges secteurs ont vérifié qu'il y a une relation entre la rue et les élections, que les deux ne marchent pas séparément et que, à certains moments, le fait de lâcher l'un peut compromettre l'autre. Dans un contexte d'abstentionnisme marqué et en même temps d'un secteur de la gauche qui a historiquement assumé son éloignement de la voie de la contestation institutionnelle, cela marque un tournant pour la recomposition des forces transformatrices.

Le premier tour de l'élection présidentielle

Le 18 juillet a eu lieu l'élection primaire pour la présidentielle au cours de laquelle les coalitions Chile Vamos et Apruebo Dignidad ont défini par le vote populaire leur candidat définitif : Gabriel Boric l'emportant sur le candidat du Parti communiste, Daniel Jadue. Ensemble, les deux ont mobilisé 1,7 million de suffrages. D'autre part, parmi les candidats de Chile Vamos, c'est Sebastián Sichel, un indépendant soutenu par le parti conservateur Union démocrate indépendante (UDI), qui l'a emporté et 1,3 million d'électeurs ont pris part à ce choix. En résumé, il s'agit de la plus grande participation à une primaire dans l'histoire. Et c'est Apruebo Dignidad qui, en tant que coalition, a le plus mobilisé.

Quatre mois plus tard, le 21 novembre, lors du premier tour de la présidentielle, Boric obtenait 1,8 million de voix, ne parvenant à mobiliser que quelque 100 000 électeurs de plus que ceux ayant participé à sa primaire. Bien sûr, cette fois, il était opposé à de nombreux candidats d'autres secteurs ; néanmoins, il est arrivé derrière le candidat d'extrême droite, José Antonio Kast, qui n'avait pas participé aux primaires et est arrivé en tête. La faible participation populaire à cette élection, ainsi que la dispersion des projets, le rôle insaisissable du monde des affaires à l'égard de son candidat (Sebastián Sichel) et la faible participation de secteurs plus larges ont laissé le porte-étendard de l'aile gauche dans une position qui ne pouvait être remise en cause que par une inversion de la participation électorale.

L'un des éléments les plus notables du premier tour de la présidentielle, c'est que les principales coalitions politiques qui ont gouverné le Chili de l'après-dictature (les " centres » autoproclamés de gauche et de droite) ont perdu leur hégémonie historique et ont été écartées du second tour. Un deuxième fait, c'est que, pour la première fois, ce sont des coalitions comme Apruebo Dignidad et le Frente Social Cristiano (alliance du Parti républicain de Kast et du Parti conservateur chrétien), fondés dans le cadre de ce même cycle de contestation post-révolte, qui sont parvenus au second tour. Alors que le premier avait déjà un groupe parlementaire (avec des députés du Frente Amplio et du Parti communiste), le second exprime ouvertement le phénomène international de l'émergence des droites extrêmes.

Un troisième élément à noter a été la surprise du score de Franco Parisi et de son Partido de la Gente (Parti du peuple) qui, avec près d'un million de voix, a pris la troisième place, faisant irruption comme le grand outsider du premier tour avec un récit qui fait revivre la promesse néolibérale du succès par l'effort individuel à partir d'une position supposée anti-élite et anti-abus. Le " phénomène Parisi », avec un candidat qui a fait campagne entièrement depuis l'extérieur du pays, est intéressant à analyser parce qu'il est révélateur du champ de contestation que constitue aujourd'hui le processus de politisation de masse en cours.

En effet, Parisi joue un rôle sensible dans cette conscience qui reste rivée à l'idée néolibérale de mérite personnel, mais qui s'efforce d'expulser le marché du champ des droits sociaux. Ce récit de l'interrègne, qui met l'individu au centre, critique la corruption des élites mais omet les droits sociaux, se heurte à l'horizon installé par la gauche, et surtout au féminisme, qui affirme le caractère social de l'existence et la responsabilité de socialiser le travail qui la fait vivre. Contrairement aux partis des conglomérats historiques des trente dernières années, qui se sont alignés peu ou prou derrière Boric et Kast, Parisi ne s'est initialement aligné sur aucun d'entre eux, laissant ouverte la compétition pour ce million de voix à un moment crucial.

Après le premier tour, le Partido de la Gente a de plus en plus incarné une politique de restauration du patriarcat, qui s'est exprimée tant dans la campagne électorale que par le masculinisme de sa base électorale et, très concrètement, par son candidat, qui a une dette d'un million de dollars au titre de pensions alimentaires non payées. De manière inédite, cette question s'est politisée, ouvrant un débat public inévitable, où Boric et Kast ont dû non seulement se positionner, mais aussi définir la forme du dialogue avec le vote des femmes. Alors que le premier a soutenu le vote des femmes, le second a relativisé la violence économique et a serré les rangs avec ce " père sans cœur ».

Le second tour et ses résultats

Le second tour de la présidentielle a pris une forme plébiscitaire (et même épique). En moins d'un an, le Chili a été de nouveau confronté à une décision : soit la possibilité de poursuivre un cycle de transformation, soit la menace de la régression la plus radicale. Cela s'est exprimé non seulement dans la campagne mais aussi - et avec une précision spectaculaire - dans le résultat final, qui a répété les pourcentages de vote du référendum de 1988, lorsque le pays a décidé s'il voulait ou non que Pinochet reste au pouvoir. À l'époque, le " non » l'avait emporté avec 56 % contre 44 % pour le " oui ». Comme le dirait Mark Fisher, plus de 30 ans après, nous sommes confrontés aux fantômes qui hantent la démocratie, recomposant ses clivages historiques et sa corrélation politique.

Depuis que le scrutin existe, l'élection présidentielle chilienne a toujours été remportée par le candidat qui arrivait en tête au premier tour. Cette fois-ci, ce comportement historique a été bouleversé par un facteur décisif : 8 % des électrices et électeurs qui se sont abstenus au premier tour ont décidé de se rendre aux urnes, dépassant ainsi tous les records de participation électorale de notre histoire récente pour atteindre 55,6 % : 1,2 million de votants de plus.

Ce facteur a littéralement renversé la situation. Alors qu'en novembre, Kast a battu Boric dans onze des seize régions du pays, en décembre, Boric a battu Kast dans onze des seize régions, obtenant plus de 60 % des voix dans quatre d'entre elles, dont la région métropolitaine de Santiago, située au centre, celle d'Atacama à l'extrême nord et celle de Magallanes à l'extrême sud du pays. D'où sont venus ces 1,2 million de nouveaux votants et qu'est-ce qui les a motivés pour voter ?

Femmes et féminisme à l'initiative

Après que les résultats du premier tour de l'élection présidentielle ont été connus, une sonnette d'alarme a été tirée. Il avait toujours semblé probable que José Antonio Kast atteigne le second tour mais, tant dans le camp des organisations populaires que dans celui d'Apruebo Dignidad, personne ne semblait avoir envisagé la possibilité qu'il arrive en tête. Bien que certains sondages aient prévu que cela se produirait, la crédibilité de ces instruments de mesure est depuis longtemps mise à mal et, de plus, une telle projection était contre-intuitive à bien des égards. Comment se peut-il que, dans le Chili de la révolte, le candidat de l'extrême droite arrive premier ?

Alors que lors des élections précédentes, le pacte Apruebo Dignidad ne faisait qu'augmenter ses performances électorales, se positionnant ainsi comme l'alternative la plus viable pour faire face à l'émergence de Kast dans les urnes, cette fois-ci les mouvements sociaux et les organisations populaires en général ne l'ont pas soutenu publiquement et n'ont pas fait campagne pour lui. Il était clair que beaucoup de ceux qui font partie de ces mouvements allaient voter pour Boric, mais l'exercice de délibération collective et de prise de position organisée n'a pas eu lieu.

La confusion qui a accompagné la nuit du 21 novembre a également laissé place à différentes formes d'initiatives avec des prises de position collectives et individuelles appelant à faire campagne depuis l'extérieur d'Apruebo Dignidad, ce qui n'avait pas eu lieu auparavant. En quelques heures, un sentiment d'urgence s'est rapidement répandu qui - contrairement à toute paralysie face aux résultats - a entraîné les premières réponses des secteurs organisés.

Le soir même, la Coordinadora Feminista 8M a convoqué une plénière extraordinaire pour discuter des résultats et des orientations à adopter. Un accord a été trouvé sur une déclaration, intitulée " Aujourd'hui et non demain », pour soutenir la candidature de Gabriel Boric tout en appelant à une Assemblée féministe antifasciste. Ce fut le premier des jalons massifs, réalisé seulement trois jours après le premier tour, avec près de deux mille participants, incluant celles et ceux qui étaient en présentiel à l'Université de Santiago du Chili (USACH) et à distance - l'assemblée virtuelle a eu lieu en parallèle. À cette occasion, sont intervenues des militantes de la Red Chilena Contra la Violencia Hacia Las Mujeres (Réseau chilien contre la violence envers les femmes), de l'Organización de Trans Diversidades (Organisation de la trans-diversité), des associations de soignant∙es comme Yo Cuido (je soigne), du collectif Autoras de Chile (Autrices du Chili), de la Red de Actrices de Chile (Réseau des actrices du Chili), de la Federación de Estudiantes (Fédération des étudiantes) de la USACH, le réseau d'avortement Con Amigas y en la Casa (Avec des amies et dans la maison), le Red de Profesionales por el Derecho a Decidir (Réseau de professionnels pour le droit à la décision), Negrocéntricxs, Familia es Familia (La famille est la famille), Pedaleras Antipatriarcales y Bisidencias (Pédaleurs et bissidences antipatriarcales), la Cátedra (Chaire) Amanda Labarca, Anamuri, La Morada et des assemblées territoriales comme celle du métro La Granja et les Mujeres Autoconvocadas (Les femmes autoconvoquées) de Macul. Toutes ces organisations - dont beaucoup n'avaient jamais participé à des processus électoraux ni n'avaient opté pour la participation institutionnelle - ont fait référence à la nécessité de faire un pas en avant en lançant un appel transversal et affirmatif non seulement à voter pour Gabriel Boric, mais à mobiliser tout ce qui serait nécessaire pour amplifier la participation des secteurs qui n'avaient pas participé jusque là.

Il y avait un accord sur l'urgence de vaincre le projet de restauration patriarcale, néolibérale et autoritaire que nous percevions si proche. Dans ce contexte, l'expérience des féministes au Brésil a occupé une place centrale dans les interventions de la journée : la clé de la négation (Ele Não - Pas Lui) ne suffit pas pour s'imposer dans les élections, la campagne à mener en dehors des partis politiques doit être claire dès le départ dans la communication de son choix et de son appel. Comme l'ont dit les organisations d'aidant∙es, l'enjeu était bien plus important qu'une élection : il s'agissait de défendre les droits obtenus et la vie des femmes, des jeunes filles et des LGBTIQ+. Toutes les personnes présentes savaient que Kast devait être vaincu et que cette défaite devait être écrasante. Il en fut ainsi.

Alors que le Parti républicain a remis en question le droit de vote des femmes, les droits sexuels et reproductifs, a ouvertement discriminé les mères célibataires et a dû présenter des excuses publiques pour sa revendication initiale de mettre fin au Ministère des femmes et de l'égalité des genres, le mouvement féministe et LGBTIQ+ a franchi une étape clé pour imposer son autorité. Les mêmes qui avaient dit que nos vies ne sont pas un problème politique ont fait de nos vies, de nos désirs et de nos droits leur question programmatique centrale. " Notre urgence pour vaincre » a constitué une étape centrale de cet appel transversal et unitaire du mouvement féministe. Ce rassemblement s'est tenu dans les derniers jours de la campagne et y ont participé des féministes de la génération des années 1980, membres historiques du groupe Mujeres por la Vida (Femmes pour la vie), ainsi que des artistes, des activistes et des militants de diverses organisations et également des partis de Apruebo Dignidad. L'hétérogénéité et l'unité de cette instance constituent un précédent indiscutable.

Affirmer une place dans la campagne contre les ennemis des femmes et l'extrême droite signifiait aussi, nécessairement, affirmer la vigilance et la méfiance face à leur insistance à déployer une communication haineuse et des fake news. À un niveau plus intime, de très nombreuses personnes ont considéré leur choix de vote comme un geste de protection pour elles-mêmes, mais aussi pour leurs amis, leur famille et les personnes qu'elles savaient être en danger. Le vote est devenu, à des échelles différentes, l'expression de la sollicitude. Cet appel, qui n'était pas un vote de confiance, a nécessité le déploiement d'une campagne ouverte et sans retenue.

Au fil des jours, de plus en plus de secteurs organisés ont rendu public leur appel à voter pour Gabriel Boric, certains comme un vote antifasciste, d'autres faisant allusion à un programme de transformation qui inclut les aspirations des luttes historiques, et certains en reconnaissant également que sa victoire était la condition pour continuer à construire et affirmer leur propre alternative politique.

Aux côtés des organisations féministes, des organisations syndicales et des mouvements sociaux ont également pris l'initiative : l'association des enseignants, le syndicat portuaire chilien, la coordination nationale des travailleurs de No+afp (plus jamais de fonds de pensions), l'association nationale des employés du fisc, les travailleurs du cuivre ; des organisations socio-environnementales telles que le mouvement pour l'eau et les territoires (MAT) et le mouvement pour la défense de l'eau, de la terre et de la protection de l'environnement (MODATIMA) ; des organisations de gauche en dehors d'Apruebo Dignidad, telles que Solidaridad, Movimiento Anticapitalista, Convergencia 2 de Abril, Lista del pueblo ; des organisations des Églises évangéliques ; des personnalités éminentes de la révolte et des victimes de la terreur d'État, telles que la sénatrice récemment élue Fabiola Campillai et Gustavo Gatica ; des étudiants militants tels que Víctor Chanfreau.

À cela s'ajoute le large soutien à la candidature de Boric parmi les constituants des différents secteurs d'indépendants (indépendants non neutres, peuple constitutif, mouvements sociaux constitutifs et l'ex-Lista del pueblo) et des élus pour les sièges réservés aux peuples originaires. Toutes ces organisations et acteurs, qui n'avaient pas pris de position publique pour le premier tour, ont fait des déclarations, des activités et des campagnes pour le second tour.

Les bastions du second tour

La participation électorale a augmenté dans tous les coins du pays. Le pourcentage de croissance le plus élevé a été observé dans la région métropolitaine de Santiago (qui concentre 40 % des inscrits), avec 11 % de participation supplémentaire pour une moyenne nationale de 8 % d'augmentation. Elle provenait principalement des quartiers marginalisés et populaires de la grande agglomération. Sur les 52 communes qui composent la capitale, ce sont les plus pauvres, celles qui avaient souvent les taux d'abstention les plus élevés, qui ont voté en masse pour Boric. Il a obtenu plus de 70 % de voix dans des endroits comme La Pintana, Los Espejo, Cerro Navia, Puente Alto, La Granja, Renca, San Joaquín - bien au-dessus de la moyenne nationale de 55,8 %.

Tout cela malgré l'obstruction flagrante du gouvernement au fonctionnement des transports publics, qui a rendu l'accès au scrutin et son déroulement difficiles, notamment dans les zones les plus isolées des villes. Les distances habituellement parcourues en quinze minutes ont pris deux heures le jour des élections. L'objectif était clairement de rendre difficile le vote des périphéries.

La commune rurale de Paine, d'où est originaire la famille Kast et qui constitue pour lui une sorte de fief, mérite une mention spéciale. Contrairement au premier tour, Boric a gagné à Paine avec 54,6 % des voix, infligeant une défaite au " nazi » (comme on l'appelle là-bas). Par contraste, José Antonio Kast, à quelques exceptions près, n'a dépassé les 70 % des voix que dans les trois communes du 1 % le plus riche du pays, les seules communes dans lesquelles le " rejet » d'une nouvelle Constitution avait été majoritaire.

Un autre secteur clé où Boric a remporté plus de 70 % des voix est celui des zones de dévastation socio-environnementale qui, marquées par l'extractivisme, ont été déclarées " zones de sacrifice ». Petorca, Puchuncaví, Huasco, Freirina, porteurs de longues batailles et de résistance écologiste, se sont mobilisés pour fermer la voie au négationnisme de Kast face à la crise climatique.

Un troisième point fort a été la participation massive des femmes au vote pour le candidat d'Apruebo Dignidad. Nous ne disposons pas encore des données du service électoral ventilées par âge et par sexe, mais selon l'estimation de la plateforme Decide Chile, de l'entreprise de big data Unlhoster, " les femmes de moins de 50 ans ont été le moteur de la victoire de Boric », ce qui indique que la participation a explosé dans ce segment et qu'elles ont apporté leur soutien à Boric en nombre supérieur à la moyenne. Alors qu'au premier tour, 53 % des femmes de moins de 30 ans ayant le droit de vote et 58 % des femmes entre 30 et 50 ans ont participé, au second tour la participation est passée respectivement à 63 % et 67 %, faisant de ce secteur le " bastion incontesté de la victoire ». Boric a obtenu 65 % des voix des femmes de moins de 30 ans et 61 % des femmes entre 30 et 50 ans.

Les 1,2 million de voix qui ont déterminé la victoire de Boric sont issues de l'auto-organisation, de la mobilisation et de la décision politique des quartiers pauvres, des zones d'extractivisme, de la jeunesse populaire et des femmes ; en d'autres termes, des secteurs qui ont assumé la tâche de mettre un terme à la menace certaine qui pesait sur leur vie et leurs droits. La question qui reste ouverte est la suivante : sur quelles forces Boric va-t-il s'appuyer et pour qui va-t-il gouverner ?

Aucune naïveté

Nous ne pouvons pas être certainÃes de l'avenir, mais nous pouvons reconstituer les étapes franchies qui nous ont mis sur la scène du présent. La plupart des secteurs sociaux qui ont rompu avec l'abstention électorale, rendant possible la victoire de Boric, se sont mobilisés avant tout par conviction qu'il fallait battre Kast dans les urnes, plutôt qu'en ayant confiance dans l'actuel président élu. De nombreuses organisations sociales ont mené la campagne en affirmant leur indépendance vis-à-vis de la coalition Apruebo Dignidad. La place incontournable qu'occupe la mémoire dans la dynamique politique n'a cessé d'être mise en jeu à chaque instant : la mémoire du passé qui dit " plus jamais ça » à Pinochet et la mémoire récente qui s'est forgée dans le feu de la révolte.

Gabriel Boric a signé l'Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution le 15 novembre 2019, seul et sans tenir compte de l'avis de son parti. Un accord qui a permis le processus constituant dans des termes que de larges secteurs populaires ont critiqués et qui a également été perçu comme une capitulation face à la demande massive de la rue de destituer Sebastián Pi±era pour ses violations systématiques des droits humains. Cela a provoqué une rupture de la propre coalition de Boric et une fuite de ses militants, ainsi que l'interpellation publique de divers mouvements et secteurs mobilisés. Par la suite, la décision de Boric lui-même et de plusieurs de ses collègues parlementaires d'approuver le projet général de la loi qui punit de peines sévères diverses formes de protestation, dans un contexte de la révolte, a eu un effet gravitationnel. Ces parlementaires ont ensuite présenté des excuses pour cette décision, mais ces excuses n'ont pas suffit pour défaire la méfiance qui s'était installée.

Ce n'est pas un hasard si la centralité qu'occupe aujourd'hui la revendication de la liberté des prisonniers politiques a été fortement ressentie dans la nuit du 19 décembre lorsque, après la victoire, Boric a prononcé son premier discours au pays en tant que président élu. Parmi les plus de cent mille personnes qui se sont rassemblées à l'Alameda, le cri de " libérer les emprisonnés pour avoir lutté » a éclaté bruyamment, avant que Boric n'interrompe ses propos en disant " nous sommes déjà en train de parler à leurs familles ». Le lendemain, la première mesure officielle annoncée par le futur président a été de retirer toutes les poursuites judiciaires contre les prisonniers politiques du soulèvement en vertu de la loi sur la sécurité de l'État. Bien que cela ait plus un caractère symbolique que des effets pratiques (dans la mesure où tous les prisonniers ne sont pas privés de leur liberté par cette loi, et dans le cas de ceux qui le sont, ce n'est pas la seule loi qui leur est appliquée), cela semble être un bon signal, sans aucun doute.

Après le résultat du premier tour de l'élection présidentielle, Apruebo Dignidad a rapidement cherché à approcher les partis de l'ancienne Concertación, en particulier les démocrates-chrétiens (qui ont décidé de soutenir la campagne pour devenir ensuite l'opposition) et le parti socialiste (qui a dès le départ rendu public son soutien). Du côté de sa direction de campagne, l'effort initial s'est concentré sur la captation des votes du " centre ». Cependant, au fil des jours, le réveil de l'initiative populaire a commencé à se faire sentir, remplissant les événements dans les villes et les villages lors des déplacements du candidat dans le pays. Des milliers de gestes de soutien populaire et d'affection pour Boric sont devenus viraux sur les réseaux sociaux et dans la presse, transformant la campagne en une épopée créative et autonome qu'elle n'était pas auparavant. Kast, lui, n'a jamais réussi à rassembler des foules et, redoutant son électorat, s'est rendu visible plutôt en repoussant le contact physique de ses partisans.

Au fur et à mesure de cette affirmation, Apruebo Dignidad a semblé reconnaître que la clé de la victoire au second tour ne se limitait pas à l'addition des voix de l'ancienne Concertación, mais qu'il était nécessaire d'atteindre ceux qui n'avaient pas adhéré auparavant. Ce qu'elle a su faire. Mais elle l'a également fait en revivifiant la figure de Michelle Bachelet, qui bénéficie d'un large soutien au sein de la population et qui est venue au Chili pour exprimer son soutien au candidat. Pendant un moment, le pays, qui a sanctionné l'ancien bloc dirigeant dans les urnes, a été à nouveau teinté d'un " bacheletisme » qui évoquait une inquiétante continuité. Au fil des premières semaines, une articulation sans précédent a été réalisée, mêlant à la fois les principales figures des 30 années de post-dictature et ceux qui en avaient été les principaux détracteurÃes pendant la révolte.

Apruebo Dignidad a remporté l'élection présidentielle avec un programme de réformes qui comprend des demandes populaires importantes et profondes, notamment en ce qui concerne l'extension des droits sociaux aux groupes historiquement exclus ; toutefois, il ne s'agit pas d'une coalition majoritairement populaire, à l'exception du Parti communiste. Désormais, ayant été établie comme gouvernement précisément grâce à ces secteurs, qui se sont mobilisés pour le rendre possible, elle a de grandes possibilités pour le devenir. Il reste à voir si la coalition de Boric gouverne à partir et grâce à la force du peuple ou si elle se limite à offrir une répétition complaisante du scénario de transition. Dans cette question ouverte se joue la réponse sur l'espace plus ou moins grand qui existera dans la période immédiate pour la construction de forces politiques émergentes avec des horizons anticapitalistes, basés sur l'articulation d'organisations populaires qui ont assumé dans ce cycle une voie de confrontation institutionnelle en dehors des partis traditionnels. Tant que Apruebo Dignidad ne s'avance pas sur des faits concrets, nous nous permettons d'exercer délibérément notre droit au doute.

La place de l'opposition

Indépendamment des positions plus ou moins critiques à partir desquelles divers secteurs populaires ont apporté leur soutien à Boric, ce qui est certain, c'est que la place de l'opposition lors de la prochaine présidence sera essentiellement occupée par l'extrême droite. Il s'agira également d'une place très différente de celle qu'elle a occupée au cours des mandats précédents, puisqu'elle bénéficiera de la machinerie de communication hégémonique - qui a déjà été mise à sa disposition pour discréditer la Convention constitutionnelle - et du discours " anticommuniste » qu'elle déploie contre toute idée de réforme.

La veille de l'élection, l'élue constituante et militante du Parti républicain de Kast, Teresa Marinovic, a publié un article intitulée " Kast a déjà gagné ». Anticipant la défaite électorale de son secteur, elle a déclaré : " L'élection présidentielle n'est plus très loin, mais nous connaissons déjà les résultats de ce second tour : Kast a gagné. Il a gagné même s'il obtient un nombre de voix inférieur à celui de Gabriel Boric, Kast a gagné. Il a démantelé la thèse selon laquelle son discours n'était pas viable, qu'il était condamné à représenter une niche trop petite ». Elle n'a pas tort : Kast est passé de 7,9 % à la présidentielle de 2017 à la consolidation d'un leadership qui a entraîné même une droite qui se dit libérale et a pu consolider la formation de son propre groupe parlementaire.

Cependant, contrairement à ce qu'elle prétend dans le même article, la différence entre Trump, Bolsonaro et Kast n'est pas une question de caractère. L'extrême droite chilienne s'est limitée à répéter un scénario international, une formule, mais ni les États-Unis de 2016 ni le Brésil de 2018 n'étaient le Chili des horizons politiques ouverts par la révolte. Dans un scénario marqué par la mobilisation et la politisation des masses, Kast n'a pas réussi à développer une force mobilisatrice propre, ni à proposer quoi que ce soit au pays. Sa campagne a consisté en un effort pour dépolitiser le débat et lui ôter toute profondeur programmatique. Il pensait pouvoir parler au Chili d'antan. Kast est très révélateur d'une bourgeoisie qui prend ses désirs pour des réalités et qui voudrait que cette révolte n'ait jamais eu lieu.

Aujourd'hui, nous poussons un soupir de soulagement pour avoir empêché de gouverner Kast et son programme anti-femmes, anti-LGBTIQ+, anti-immigrés et anti-pauvres ; pour avoir préservé le développement du processus constituant ; pour avoir confirmé une fois de plus que lorsque le peuple entreprend une bataille, il la gagne. Mais nous savons bien que la lutte contre le néofascisme ne commence ni ne se termine dans les urnes. Bien au contraire, nous débutons à peine. Nous savons aussi que ce sont les partis autoproclamés de gauche ou de centre-gauche qui, avec leurs politiques de précarisation, ont ouvert la voie à l'émergence de ces extrêmes droites.

Ce n'est pas en nous subordonnant à ces partis, au nom du moindre mal ou des limites du possible, que nous pourrons vaincre ces droites, non seulement électoralement mais aussi socialement. Face au grand moment historique actuel, la tâche indispensable d'affirmer une alternative propre à partir du peuple reste à l'ordre du jour, qu'elle émerge de ces voix qui ne sauraient être délégués comme de ce désir d'une vie différente, celle que nous commençons déjà à imaginer et à écrire en multitudes.

Une tâche qui dépasse les frontières

Nous profitons de ces derniers mots pour transmettre un message aux camarades des autres parties du monde, en particulier de l'Amérique latine. Nous sommes conscientÃes de l'importance internationale tant de ce résultat électoral que du processus constituant en cours, qui se déroule dans un contexte d'aggravation de la crise mondiale du néolibéralisme prédateur. Nous savons que cette voie ouverte par les peuples en révolte implique des aspirations populaires qui dépassent les frontières et qu'il ne suffit pas d'adopter la position défensive du " No pasarán » mais qu'il faut affirmer une alternative de transformation vitale et urgente.

Nous voulons que vous sachiez que, au moins du point de vue du mouvement féministe chilien, chaque étape franchie - avec leurs succès et leurs erreurs - a été accompagnée par les luttes et les leçons de nombreux peuples. Les luttes féministes en Pologne, en Espagne et en Argentine qui se sont levées en grève, la lutte et la résistance à l'extrême droite négationniste du peuple au Brésil, les protestations en Équateur et en Colombie, les révoltes à Hong Kong, au Liban et au Soudan. Il est impossible de les énumérer toutes. Et si ici aussi nous avons pu rejoindre cette constellation de soulèvements, et si nous avons pu vaincre l'alternative néofasciste dans les urnes, c'est parce que nous avons délibérément décidé de nous laisser guider et accompagner par ces expériences. Notre souhait est que, tout comme nous continuons à vous regarder, vous puissiez nous accompagner aujourd'hui pour prendre dans cette expérience collective ce qui est utile sur ce chemin vers la vie, qui vous appartient et qui défie les frontières.

Les auteurs :

Karina Nohales et Javiera Manzi sont militantes de la Coordinadora Feminista 8M de Chile (Coordination féministe 8M du Chili).

L'article :

Cet article a été publié le 7 janvier 2022 par Jacobin América Latina

Traduit de l'espagnol par JM.