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Coup d'État mortifère pour la révolution

par Joseph Daher
Manifestation de solidarité avec le peuple soudanais, Londres, 30 octobre 2021

Un mois après une première tentative de putsch, le général Abdel Fattah al-Burhane, qui est à la tête du Conseil de transition militaire (CMT), a annoncé le 25 octobre 2921 l'état d'urgence, la dissolution des instances de transition et le limogeage des gouverneurs de région avec l'objectif clair de mettre fin au processus révolutionnaire au Soudan. Le CMT, avec ses soutiens locaux, régionaux et internationaux, tente de mettre un terme au processus révolutionnaire soudanais.

Arrestations et répression tous azimuts

Le général al-Burhane a justifié ces mesures, qui équivalent à un coup d'État, par la crise économique, la nécessité de " rectifier le cours de la transition » ou encore préserver le pays du risque de " guerre civile ». Il a ajouté que l'armée serait garante de l'établissement d'un nouveau gouvernement composé de " personnes compétentes » représentant tous les partis politiques, jusqu'à la tenue d'élections en juillet 2023.

À la suite de l'annonce du coup d'État, des soldats de l'armée ont raflé le Premier ministre Abdallah Hamdok, la plupart de ses ministres et les membres civils du Conseil en charge de la transition (à majorité civile mais dirigé par les militaires). Outre l'arrestation de nombreux responsables civils, les forces armées, cherchant à museler toute opposition au putsch, ont arrêté des figures politiques, des militantÃes et des manifestantÃes. Du côté des médias, les soldats ont pris d'assaut l'agence de presse officielle SUNA et la télévision d'État dont le patron, partisan d'un pouvoir civil, a été limogé.

Depuis plusieurs mois, les tensions entre les civils et les militaires n'ont fait que se renforcer, à mesure que se rapprochait la date butoir fixée par le gouvernement de Abdallah Hamdok pour la passation de flambeau entre le général al-Burhane et un civil à la tête du Conseil de souveraineté. Pour les forces armées, l'aboutissement du processus transitoire remettrait en cause leur domination politique et économique sur le pays.

Soudan

Les généraux de l'armée et des services de sécurité exercent un large contrôle sur des secteurs économiques clés du pays, gérant un réseau d'entreprises avec des milliards de dollars d'actifs. Ces entreprises militaires sont impliquées dans la production et la vente d'or et d'autres minéraux, de marbre, de cuir, de bétail et de gomme arabique. Elles sont également présentes dans le commerce d'importation - y compris le contrôle de 60 % du marché du blé -, les télécommunications, les banques, la distribution d'eau, les contrats, la construction, le développement immobilier, l'aviation, les transports, les installations touristiques et la fabrication d'appareils électroménagers, de tuyauterie, de produits pharmaceutiques, de détergents et de textiles. Un accord a été conclu en mars 2021 entre le gouvernement et les forces armées pour un désinvestissement progressif de l'armée du champ économique et le transfert des compagnies militaires aux autorités étatiques civiles, mais aucune mesure allant dans ce sens n'a eu lieu face au refus de l'armée. Le gouvernement avait également pris des mesures pour récupérer les biens publics saisis par d'anciens hauts fonctionnaires. Un comité créé en vertu de la charte de transition pour récupérer les fonds pillés a annoncé en avril 2020 qu'il avait repris en mains publiques 20 millions de mètres carrés de terrains résidentiels, plus d'un million d'acres de terres agricoles (plus de 4 500 hectares) et des dizaines d'entreprises. Tout cela reste très limité face aux ressources massives de l'armée, des services de sécurité et milices du pays.

De plus, de nombreux dirigeants civils n'ont pas hésité à appeler publiquement à l'ouverture d'enquêtes sur les violations des droits humains et sur la corruption à grande échelle propre à l'ère Bachir, dans laquelle le général al-Burhane et d'autres membres des forces armées, sécuritaires et miliciennes ont joué un rôle central.

Erreurs et divisions du camp civil

Ce coup d'État survient également dans une période d'affaiblissement continu de la principale force civile au sein du conseil de transition la coalition des Forces pour la liberté et le changement (FLC), qui a déçu de larges sections des classes populaires à différents niveaux.

Les FLC a souffert de plus en plus de divisions en son sein depuis 2019, et certains de ses dirigeantÃeÃs ont même rejoint le camp pro-armée à la suite du coup d'État.

En même temps, la direction des FLC a marginalisé les autres courants qui ne voulaient pas dialoguer avec l'armée. De nombreux secteurs du mouvement populaire ont critiqué la coalition des FLC pour avoir davantage cherché un modus vivendi avec les forces armées, qu'une accélération vers une réelle transition démocratique et la sortie des militaires du pouvoir politique, ou en prenant du retard notamment dans la création d'un Conseil législatif transitionnel, avec plus de deux ans de délai. Les leviers du pouvoir politique et économique restent largement entre les mains des membres de l'establishment militaire et sécuritaire. Le Premier ministre reconnaissait lui-même en août 2021 que 80 % des entreprises contrôlées par l'armée étaient " hors de la juridiction » du ministère des finances et du gouvernement civil. C'est sans oublier la prédominance continue des " Rapid Support Forces » (RSF), des milices paramilitaires dirigées par le vice-président du CMT, Mohamed Hamdan Daglo, auteurs de nombreux crimes de guerres au Darfour et de massacres contre des manifestantÃes. S'appuyant sur sa forte base tribale au Darfour et son alliance étroite avec les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, il se projette dans un rôle de politique étrangère de premier plan et est considéré par certains au Soudan comme l'homme fort et le président de facto du pays. Des dissensions et rivalités existent d'ailleurs entre les RSF et les forcées armées dirigées par al-Burhane, même si ces deux acteurs sont unis pour mettre fin au processus révolutionnaire. Les RSF gèrent également leurs propres sociétés commerciales, qui comme les forces armées, ont profité de la période de transition pour étendre leurs activités économiques. Ces deux entités disposeraient de plus de 450 compagnies privées, et ont également reçu d'importantes sommes d'argent pour que leurs troupes combattent aux côtés des forces soutenues par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite au Yémen (pour les RSF) et en Libye (pour les forces armées).

De même, les FLC ont été incapables d'améliorer les conditions de vie des classes populaires, qui se sont au contraire encore dégradées. Le gouvernement de Hamdok a mis en place des politiques d'austérité sévère à la demande du FMI, y compris des réductions de subventions, qui ont causé des souffrances considérables pour les classes travailleuses et populaires en augmentant fortement le coût de la vie. L'inflation s'élève aujourd'hui à 400 % et près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Des inégalités régionales sont également persistantes. Par exemple, la crise dans l'est du Soudan, poumon commercial du pays, a été le témoin de manifestations importantes en septembre pour protester contre les inégalités sociales et le manque d'investissement dans la région, mais également une plus grande autonomie. L'Est, qui regroupe les États de la mer Rouge, de Kessala et de Gedaref, est une zone stratégique à de nombreux niveaux. Il borde l'Égypte, l'Érythrée et l'Éthiopie, et compte 714 kilomètres de littoral où se trouvent les principaux terminaux maritimes et pétroliers du pays. En outre, c'est là que se trouvent les montagnes d'or du Soudan, cinq fleuves et plus de trois millions et demi d'hectares agricoles. Pourtant, le taux de pauvreté y est plus élevé que la moyenne nationale, dépassant les 54 %, selon les statistiques officielles.

Finalement, la politique étrangère du Soudan à la suite de la chute de l'ancien dictateur Omar al-Béchir a été redessinée par l'armée, et cela s'est traduit par des liens plus étroits avec les États-Unis, qui a retiré le Soudan de la liste des États terroristes, et le processus de normalisation des relations avec Israël. Les relations entre le Soudan et la Russie se sont également considérablement améliorées après la signature d'un accord de coopération militaire en 2019. En outre, en novembre 2020, un accord de 25 ans entre les autorités russes et soudanaises a été conclu pour l'établissement d'une nouvelle base navale russe à Port Soudan qui accueillerait environ 300 soldats russes. De même, la paix avec les rebelles a aussi été négociée par les généraux, et c'est le chef des RSF Mohammad Hamdan Daglo qui a signé au nom du gouvernement. Pour ces accords, la participation des civils a été limitée, notamment parce qu'eux-mêmes ont laissé l'armée gérer seule ce dossier.

Résistances populaires massives

La répression meurtrière (plusieurs dizaines de mortÃes et plusieurs centaines de blesséÃes) et les coupures d'internet par le CMT n'ont pas empêché la résistance populaire, qui s'est tout de suite organisée avec des mobilisations et grèves massives à travers le pays. Dans la capitale Khartoum, les manifestantÃes ne cessent de s'organiser et d'installer des barricades en travers des avenues pour paralyser le pays avec une campagne de " désobéissance civile ».

L'épine dorsale et véritable moteur de cette résistance est constituée du Rassemblement des professionnels soudanais (mouvement rassemblant de nombreux syndicats et associations de travailleurÃes) et les comités de résistances populaires.

Le 30 octobre, il y a eu une mobilisation massive appelée par les diverses forces vives du mouvement populaire à travers le pays avec des manifestations rassemblant des manifestations rassemblant environ 4 millions de personnes dans près de 30 villes du pays demandant le transfert à un pouvoir civil et la libération des prisonniers politiques. Des grèves ouvertes se sont poursuivies dans plusieurs secteurs (banque, transport, champs de pétrole, institutions publiques, etc.).

À la suite des manifestations du 30 octobre, le Rassemblement des professionnels soudanais a appelé à une nouvelle étape dans les mobilisations avec une série de revendications radicales :

• le renversement du coup d'État militaire ;

• le jugement des généraux des forces militaires et de sécurité pour leurs crimes ;

• le transfert du pouvoir vers un gouvernement civil sans négociation ni partenariat avec les forces armées et sécuritaires et composé par des ministres sélectionnés par les forces révolutionnaires qui luttent pour le changement radical et aux objectifs de la révolution de décembre (2018) ;

• la liquidation du Service de sécurité nationale, la dissolution des milices et la constitution d'une armée nationale professionnelle avec une doctrine basée sur la protection des personnes et des frontières, sous le commandement de l'autorité civile ;

• le transfert de toutes les entreprises de sécurité, militaires et de milice à l'autorité civile et fin de l'ingérence de ces entités dans les activités économiques et d'investissements ;

• la fin à l'ingérence des axes régionaux et internationaux hostiles au peuple soudanais et à ses aspirations dans la gestion des affaires intérieures et du processus politique au Soudan.

Les comités de résistance populaire ont également, depuis le début des manifestations, émis des déclarations dans le même sens refusant toute négociation et partenariat avec le régime militaire, demandant la fin de l'impunité des crimes des généraux et de leur rôle économique dans le pays, tout en appelant à une véritable souveraineté nationale loin de toute ingérence étrangère.

Conclusion

Le coup d'État du CMT bénéficie du soutien de l'Égypte, du Royaume saoudien, des Émirats arabes unis, d'Israël, et dans une moindre mesure, de celui de la Russie, tandis que les États-Unis, les États occidentaux, l'Union africaine et les organisations internationales appellent au dialogue et souhaitent davantage un retour au statu quo. Ces deux options sont clairement refusées par les forces vives du mouvement populaire et une grande majorité des manifestantÃes. Il ne s'agit pas seulement de rejeter le coup d'État, mais aussi de refuser un retour à un statu quo intolérable. Il y a une réelle volonté d'approfondir le processus révolutionnaire et d'accomplir une véritable émancipation pour les classes populaires du pays en luttant à la fois pour les pleins droits démocratiques et sociaux-économiques tout en cherchant à réaliser une souveraineté populaire complète afin d'empêcher les ingérences des pays régionaux et des puissances internationales.

Le CMT n'allait et ne va jamais abandonner le pouvoir de manière progressive et sans violence comme l'espèrent les FLC. Seules les mobilisations et l'auto-organisation du mouvement populaire permettront aux classes populaires soudanaises de créer les conditions pour un contre-pouvoir et une situation de double pouvoir afin d'obtenir un changement véritable par la chute du régime des généraux et leurs soutiens.

Le sort du processus révolutionnaire au Soudan influera sans aucun doute sur les autres processus régionaux. Leurs destins sont liés dans une lutte commune contre les États capitalistes de la région. La gauche, les organisations populaires et les syndicats du monde entier doivent soutenir leur lutte et s'opposer à toute intervention régionale et impériale visant à arrêter le soulèvement révolutionnaire soudanais contre le coup d'État.

Lausanne, le 2 novembre 2021

* Joseph Daher, militant syrien, enseigne à l'université de Lausanne (Suisse) et à European University Institute à Florence (Italie). Il est le fondateur du site web Syria Freedom Forever, dédié à la construction d'une Syrie laïque et socialiste. Il vient de publier Le Hezbollah, un fondamentalisme religieux à l'épreuve du néolibéralisme (éditions Syllepse, Paris 2019, 20,00 €).
Cet article a été également publié par le bimensuel suisse solidaritéS n° 397 du 5 novembre 2021 (https://solidarites.ch/journal/397-2/coup-detat-mortifere-pour-la-revolution/).

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