La crise en Biélorussie (1) s'intensifie et même si Alexandre Loukachenko parvient à se maintenir au pouvoir, son autorité restera précaire. Dans la population de ce pays, la compréhension de la nécessité du changement et la volonté de lutter pour cela mûriront encore davantage. Quelle que soit l'évolution de la situation, il est clair que la Biélorussie (et pas seulement la Biélorussie) ne sera plus la même qu'au cours du dernier quart de siècle.
Une des questions posées est de savoir si les citoyens, la gauche et les gouvernements des pays post-soviétiques réussiront à comprendre les événements qui se déroulent actuellement en Biélorussie et à en tirer les leçons appropriées.
Une autre question, non moins complexe, est de savoir quel sera le contenu de ces leçons.
À la première de ces questions, je suis enclin à répondre par la négative. Il est fort probable que, une fois de plus, les personnes impliquées n'apprendront rien, mais cela ne devrait pas empêcher les théoriciens de gauche d'essayer de préciser la signification des événements. Le moment n'est pas encore venu de tirer des conclusions définitives, mais on peut et on doit s'aventurer vers certaines réflexions initiales.
Leçon 1 : La stagnation ne peut pas durer éternellement
Je commencerai par l'évidence : des systèmes qui paraissent complètement stagnants, dans lesquels le pouvoir économique et politique appartient fondamentalement à la bureaucratie tandis que les citoyens sont réduits à jouer le rôle de consommateurs passifs " d'actes bénéfiques » plus ou moins significatifs de la part d'un État paternaliste, ne parviennent pas à exister pendant plus que quelques décennies.
La raison de leur dégénérescence est bien connue : les systèmes dans lesquels le pouvoir économique et politique est essentiellement exercé par la bureaucratie d'État sont instables par principe. Ils ne peuvent exister que comme des formes transitoires dans un processus général de développement. La tendance de ce développement est soit vers le pouvoir économique et politique des travailleurs, qui subordonnent la bureaucratie à leurs intérêts (c'est-à-dire le socialisme), soit vers le pouvoir économique et politique du capital à grande échelle (dans les conditions actuelles, capital transnational), qui emploie l'appareil d'État pour servir ses fins.
Pour le moment, nous mettrons la première variante de côté ; en 2021, cela fera trente ans que l'URSS a tourné le dos au futur, et plus les bases de discussion sur le socialisme du XXIe siècle seront éloignées, plus elles se développeront.
Passons maintenant à la deuxième variante. Par souci de brièveté, nous désignerons le régime comme le " système Loukachenko ». Son essence est un capitalisme bureaucratique-paternaliste, et au cours de son existence de nouvelles forces intéressées par sa transformation se sont développées.
La première de ces forces est le capital privé, y compris le capital à petite échelle et " humain », dont l'ancien système bureaucratique avait commencé par bloquer activement l'accumulation et le pouvoir. Les propriétaires de ce " capital humain » méritent une mention spéciale. La plupart sont jeunes, âgées de 16 à 30 ans. Ils et elles ont été éduqués ou sont éduqués dans un esprit néolibéral qui reproduit le " fondamentalisme du marché ». Ils et elles vivent dans un environnement culturel et informationnel totalement commercialisé, dit " occidental », et possèdent un certain potentiel pour gagner de l'argent (certains plus, d'autres moins, ces derniers pour la plupart uniquement dans leur imagination enflammée par la publicité), acquérir des produits de marque et " être tendance ». Il ne fait aucun doute que le système Loukachenko leur convient.
Une deuxième force est la nouvelle génération de la nomenklatura du système Loukachenko, qui, par essence, vit dans le même environnement néolibéral et dont tout le cadre social est constitué de personnes (des conjoints et amants aux enfants et petits-enfants) qui vivent selon ces normes (" occidentales »). Pour les membres de cette strate, la Biélorussie, son peuple et même les emplois dans la hiérarchie étatique ne sont rien de plus qu'une base pour accumuler pour eux-mêmes du pouvoir et du capital. Durant un certain temps, ces personnes ont trouvé la vie au sein du système bureaucratique assez avantageuse. Mais dès que l'occasion se présentera pour eux de sortir du pouvoir de la hiérarchie et de gagner la " liberté » de devenir des entrepreneurs privés, ils commenceront avec un bel enthousiasme à démolir les structures mêmes de pouvoir qu'ils incarnaient si récemment. Un nombre important de personnes de l'entourage de Loukachenko le font déjà.
Qu'en est-il de la majorité des travailleurs - les travailleurs industriels, les enseignants, les personnels de santé ? Avant d'essayer de répondre à cette question, je dois souligner que la nature du capitalisme bureaucratique est telle qu'il passe inévitablement d'une croissance extensive à une stagnation, puis les masses passent d'un soutien forcé au système en tant que moindre mal à une vague résistance. C'est ce qui se passe actuellement en Biélorussie.
Dans ce pays, une tentative est en cours depuis une vingtaine d'années pour combiner capitalisme semi-périphérique et paternalisme bureaucratique. L'industrie, l'agriculture et les infrastructures se sont développées et, selon les normes de la semi-périphérie, des systèmes de soins de santé et d'éducation généralement accessibles et de qualité raisonnable ont été mis en place. (L'Education, il faut le souligner, a été principalement de caractère mondialisé-libéral ; cela a beaucoup contribué à façonner les points de vue des jeunes à l'esprit libéral qui sont passés par les universités, où ils ont appris les bases du fondamentalisme du marché ainsi que les mythes concernant la démocratie libérale.) Jusqu'à récemment, le niveau de différenciation sociale en Biélorussie était la moitié de celui de la Russie et un tiers de moins qu'aux États-Unis.
Il faut souligner à nouveau que le capitalisme bureaucratique-paternaliste est voué à la stagnation et à la crise s'il ne va pas dans le sens du socialisme. Loukachenko a pris la voie du renforcement du rôle du marché et du capital, entraînant la stagnation des revenus réels, la restriction des intérêts des travailleurs par le biais du Code du travail et de la réforme des retraites, etc. Tout cela a sapé les bases du système qui a pris forme sous son règne. Même les gens " ordinaires » en Biélorussie ont commencé à changer d'attitude à l'égard de l'homme qu'ils considéraient autrefois comme une sorte de figure parentale.
Tant que la bureaucratie et le capital ont fourni une certaine augmentation du niveau de vie, avec des garanties de sécurité et une existence stable, les travailleurs ont nourri une vague haine pour le système mais l'ont néanmoins toléré, le choisissant comme un moindre mal. Ils ne croyaient ni à leur force ni à celle de l'opposition de gauche, qui dans sa majorité était véritablement impuissante.
Mais quand un ancien système entre en stagnation, sinon en crise, les gens commencent à se réveiller. À partir de là, les " gens ordinaires » - ouvriers, agriculteurs, enseignants, personnel médical - deviennent prêts à un moment décisif à déclarer : " Nous ne sommes pas la racaille ! »
C'est pourquoi je me permets d'affirmer que la racine du problème réside dans la stagnation économique et les inégalités sociales, et pas seulement dans le déni des droits politiques et le manque de liberté d'expression. D'où la première leçon, une leçon pour les autorités (qui, bien sûr, trouvent qu'il est inconcevable de l'aborder) : si la nomenklatura capitaliste d'État n'est pas disposée à coopérer avec la majorité des travailleurs et ne garantit pas des réformes opportunes et approfondies à orientation sociale (un impôt progressif sur le revenu, une éducation et des soins de santé pour tous, des syndicats forts, etc.), ainsi qu'une croissance accélérée de l'économie nationale, alors cette nomenklatura est l'ennemi non seulement des forces pro-libérales mais aussi de la majorité des citoyens et, de plus, sera tôt ou tard trahie par la nouvelle génération de cyniques dans ses propres rangs. Cela, à proprement parler, a commencé à se produire en Biélorussie.
En Russie, la situation est quelque peu différente : la bureaucratie d'État ne s'est pas subordonnée à un grand capital oligarchique, elle s'est liée avec lui. Pour l'essentiel, la bureaucratie russe sert les intérêts économiques et politiques du grand capital et possède par conséquent une base économique plus durable que le système Loukachenko. À la base du pouvoir de l'État en Russie se trouvent les milliards de dollars détenus par les oligarques russes. Mais cette alliance n'est pas non plus éternelle. En Fédération de Russie, en outre, la stagnation et les politiques antisociales durent maintenant depuis plus d'une décennie, et la patience de la majorité est, semble-t-il, au point de rupture. Par conséquent, et contrairement à la situation en Biélorussie, il est possible que les choses ne se limitent pas à des perturbations politiques, et puissent s'étendre plus loin et plus profondément, jusqu'à la révolution socio-économique.
Leçon 2 : Les gens ne sont pas la racaille et les principaux problèmes ne peuvent être résolus par la force
Je commencerai par une thèse très controversée (j'adresse ces mots aux patriotes russes) : il n'y a pas lieu de craindre l'activisme de ses propres citoyens. Le développement régulier d'un pays (et non la stagnation avec l'imitation de la prospérité !) nécessite des citoyens politiquement et socialement actifs, unis sur la base d'initiatives d'en bas, et il en a besoin comme il a besoin d'air. Des réformes sociales et démocratiques profondes, mises en œuvre sur la base d'initiatives d'en bas, sont une condition de la socialisation (au moins) du capitalisme du XXIe siècle, sans parler d'une avancée vers la société du futur, vers le socialisme (le capital moderne mondial n'a pas intention de suivre une telle voie, et stagne donc, pas seulement dans l'espace post-soviétique). Des citoyens passivement tolérants et obéissants, qui se sont soumis au statu quo (comme le croient les autorités et les patrons), constituent une base pour l'effondrement et la décadence du pouvoir d'État et même du business. C'est le cas du pouvoir étatique car il est de plus en plus obligé de s'appuyer sur les organes de coercition et sur la manipulation politique et idéologique - pour être tout à fait franc, sur la tromperie et la violence. Un tel système ne peut pas exister longtemps, encore moins se développer. Les entreprises perdent également stratégiquement dans un tel système, car dans une économie où le principal facteur de développement est le potentiel créatif humain, les travailleurs doivent être talentueux et créatifs, ce qui signifie qu'ils ont besoin de la possibilité d'une auto-organisation sociale et politique. De plus, le développement stratégiquement orienté est une question qui n'intéresse pas le capital à l'époque néolibérale ; le court-termisme et la domination de la financiarisation orientent les entreprises vers la spéculation, vers " l'accumulation par dépossession » (David Harvey), et parfois, vers le simple pillage féodal.
En ce qui concerne la politique, le système économique et politique néolibéral n'offre que des libertés d'imitation, remplaçant la démocratie par une manipulation politique de ceux qui ont la main sur le capital, créant un système décrit à juste titre par les marxistes comme " la démocratie pour quelques-uns » (Michael Parenti). En Biélorussie et en Russie, la majorité des citoyens " ordinaires » sentent que leur démocratie est un mensonge, même s'ils ne comprennent pas pourquoi. Comme Aleksandre Blok (oui, le grand poète de la Russie de l'âge d'argent !) l'a déclaré il y a un siècle, nous avons besoin de démocratie, mais pas à l'américaine. Nous avons besoin de véritables droits et libertés politiques, de la réelle opportunité de former des syndicats et des associations, de contrôler les autorités et de réaliser des initiatives qui émergent d'en bas.
Ce texte n'est pas le lieu pour élaborer sur ce qu'est la " démocratie de base » et sur son fonctionnement. Néanmoins, il faut dire que là où les gens n'ont pas de réelle opportunité pour une action sociale et politique constructive commune, des manifestations de rue auront lieu, avec toutes leurs contradictions. Comme aux États-Unis, ou avec les Gilets jaunes en France, et comme en Biélorussie. Ni la police secrète ni les troupes anti-émeute de l'OMON (forces spéciales du ministère de l'intérieur) ne pourront l'arrêter. Telle est la leçon de la Biélorussie.
Pourquoi la Biélorussie est-elle restée si longtemps silencieuse ? Il y a une explication à cela. Une croyance formée au fil des siècles, le concept du " bon tsar », continue d'opérer dans l'étendue post-soviétique.
En URSS (et jusqu'à récemment en Biélorussie également), cette croyance reposait sur une réelle sollicitude de l'État à l'égard des gens " ordinaires ». Nous pensions (et nous le croyons encore dans une certaine mesure) que le " bon tsar » punirait les " mauvais boyards » (ministres, députés), les patrons excessivement cupides et les bureaucrates voleurs, tout en défendant le pays contre les ennemis extérieurs (qui sont réels !) avec l'aide d'une armée forte, et, en général, résoudrait tous nos problèmes. Malheureusement, ce n'est pas une exagération, c'est ce que les autorités ont voulu inculquer aux " simples gens » en Biélorussie, et pas seulement là-bas. Ce n'est pas un hasard si, jusqu'à récemment, Loukachenko était qualifié familièrement de " papa ».
Néanmoins, les " simples » citoyens des pays post-soviétiques sont loin d'être simples. Nous sommes issus de la culture et de la pratique de l'URSS, et trente ans de capitalisme semi-périphérique ne nous ont pas entièrement dégradés. Cela vaut pour la majorité des citoyens de Biélorussie, quoi qu'il en soit des élites privilégiées qui ont adopté les valeurs néolibérales.
Si le capitalisme bureaucratique perpétue, ou pire, renforce la stagnation économique et l'injustice sociale, s'il augmente l'anarchie politique à laquelle la majorité est soumise, les travailleurs qui étaient supposés être hypnotisés pour toujours se lèveront en signe de protestation.
Ici, il est vrai, une réserve importante s'impose : le niveau réel de militantisme de la majorité des travailleurs, des paysans, du personnel de santé, des enseignants, etc. en Biélorussie n'est nulle part aussi grand que les dirigeants de l'opposition libérale tentent de le faire croire. Dans la plupart des cas, les actions qualifiées de " grèves » sont en fait des réunions de protestation organisées par des militants politiques. Parmi les véritables grèves, une certaine proportion est indirectement soutenue par des chefs d'entreprise qui considèrent que le régime de Loukachenko ne sert pas leurs intérêts, ou par des cadres supérieurs qui, comme en URSS à la veille de son effondrement, espèrent de cette vague de luttes la possibilité de privatiser des entreprises qui, pour l'instant, sont aux mains de l'État. Dans quelques entreprises - et c'est l'aspect le plus important pour nous - il existe un réel potentiel de grève. Cependant, de telles actions sont quasiment impossibles à organiser en raison de la législation draconienne et de la répression dirigée contre les dirigeants des comités de grève. Lorsque les travailleurs dans ces circonstances ont pu organiser des grèves du zèle, dites " italiennes », il est possible de parler de véritable protestation ouvrière. Mais, même ici, il n'y a pas encore d'opposition indépendante, visant à défendre les intérêts des travailleurs et non à effectuer la transition d'un modèle bureaucratique vers un modèle néolibéral de capitalisme.
Leçon 3 : L'absence d'alternative à gauche pousse les travailleurs dans le camp des néolibéraux
Les masses populaires commencent à se soulever en signe de protestation. Mais ici la question se pose : que vont demander les gens ? À côté de qui se mettront-ils et contre qui leur colère sera-t-elle dirigée ?
Si - comme c'est encore le cas à l'heure actuelle - il n'y a pas d'opposition de gauche dans le pays, forte, organisée et capable d'une action constructive et positive, ces gens finiront par devenir des marionnettes dont les ficelles seront tirées par des politiciens néolibéraux - par des politiciens qui, sans surprise, seront qualifiés de " pro-occidentaux » (je dois souligner que ce n'est pas une question de géopolitique mais d'économie politique - derrière ces politiciens se trouvera la puissance économique, politique, médiatique et militaire du capital mondial). Si les travailleurs finissent comme des marionnettes, soumis à ce contrôle, ils perdront (et dans les faits, c'est nous qui perdons). La raison est simple : dans les pays post-soviétiques, le capitalisme néolibéral entraîne un degré encore plus grand de dégradation économique, d'inégalité sociale et d'anarchie politique que les systèmes qui l'ont précédé.
D'où les leçons suivantes, pour les autorités, pour les citoyens et pour l'opposition.
Pour ceux qui sont au pouvoir dans les pays post-soviétiques, la leçon est la suivante (elle ne sera pas assimilée, car elle ne conviendra pas, à court terme, aux objectifs de ces personnages) : en transformant les citoyens de vos pays en figurants de votre spectacle, vous vous condamnez à l'isolement au " moment de vérité » - c'est-à-dire au moment où le capital privé et la minorité pro-libérale active se détourneront de vous, et où les éléments les plus actifs de votre camp se rendront compte qu'il est plus avantageux pour eux de vous trahir. Ajoutez à cela la puissante pression médiatique, économique et politique exercée par le capital mondial (je souligne : pas seulement les politiciens polonais ou lituaniens qui cherchent à exercer une influence sur la Biélorussie, mais le capital mondial), et si le peuple n'est pas avec vous mais contre vous, même si ce n'est pas activement, vous finirez tout seuls. Tenter de s'appuyer sur l'appareil de coercition s'avérera inutile. Non seulement la force se révélera incapable de résoudre le problème, mais au moment décisif, les personnes qui l'appliquent vont tout simplement vous abandonner, ne voulant pas finir du côté des perdants. C'est ce qui s'est passé en URSS en 1991 et en Ukraine en 2014.
Pour la masse de la population, la leçon est la suivante : si au moment du conflit vous n'avez pas (nous n'avons pas) développé une conscience sociale et politique mature, si nous ne parvenons pas à comprendre qui nous sommes, à comprendre pourquoi nous luttons, qui nous défendons et où se situent nos intérêts stratégiques, et si nous nous comportons comme des moutons soudainement réveillés, alors, au mieux, nous serons parqués dans une nouvelle bergerie, et, au pire, abattus. Les autorités utiliseront notre militantisme, soit les anciennes autorités, après nous avoir convaincus qu'elles représentent un moindre mal, soit les nouveaux détenteurs du pouvoir, accrochant le symbole de la " liberté » néolibérale tout en renforçant notre assujettissement au marché et au capital.
La leçon pour l'opposition de gauche est la suivante : si, au " moment de vérité », cette opposition n'est pas devenue puissante et constructive, le rôle que ses membres finiront par jouer ne sera même pas celui de figurants, mais plutôt celui de spectateurs. Les spectateurs d'une tragédie.
Finalement, en une sorte de post-scriptum, la leçon pour les patriotes russes : vous devez penser à plus que les intérêts géopolitiques de votre pays.
Cette section sera très controversée et relativement brève.
Aujourd'hui, l'écrasante majorité des hommes politiques, des journalistes et des analystes experts russes, lorsqu'ils réfléchissent sur la Biélorussie et la Russie, donnent la priorité aux questions de géopolitique. Pendant ce temps, ils expriment un refrain particulier, sévère sinon toujours proéminent : " Nous (la Russie) devons réfléchir à nos intérêts, à ce qui est et n'est pas à notre avantage dans le conflit biélorusse, et en quoi il peut nous être utile ou pas utile. » En même temps, et ce n'est pas moins évident, ils répètent la ligne officielle, selon laquelle nous sommes deux peuples fraternels, deux pays dans un cadre uni.
Pour autant, il ne vient même pas à l'esprit de la plupart des Russes qu'une contradiction profonde est impliquée ici : si nous sommes frères, alors le peuple russe, en tant que vrais frères et camarades, devrait en premier lieu penser aux intérêts du peuple biélorusse, et pas aux avantages géopolitiques pour l'État russe, avantages qui sont trop manifestement vus par les intérêts commerciaux du grand capital russe.
Les Biélorusses sentent aussi ces motivations égoïstes des véritables propriétaires de la Russie.
Il est important de noter que nous, le peuple multinational de Russie, avons une véritable et profonde unité d'intérêts avec le peuple multinational de Biélorussie. Cela ne résulte pas seulement de notre passé historique commun, et pas seulement de la victoire héroïque dans la Grande Guerre patriotique (patriotique, ajouterais-je, pour les Russes, pour les Biélorusses et pour tous les peuples qui composaient l'URSS). Elle découle également de l'expérience inestimable que nos peuples ont accumulée de la construction du socialisme et de l'unité de nos cultures. Et le plus important de tous : il est plus facile et plus productif pour nous de nous développer ensemble dans ce monde plein de problèmes et de contradictions profondes.
Mais ! Mais les capitaux russes et biélorusses sont en concurrence. Nous produisons à peu près les mêmes choses, nous nous battons pour chaque dollar dans le prix des ressources énergétiques, et nous nous disputons les investissements " bénéfiques » de l'Ouest et de l'Est.
Mais en géopolitique, il n'y a pas d'amis, seulement des rivaux dans la lutte pour les sphères d'influence, pour le territoire, pour le profit de son capital.
Mais les " patriotes » (les guillemets ne sont pas un hasard) de notre pays affirment : " La Russie n'a pas d'amis en dehors de son armée et de sa marine… »
C'est donc ça. En conclusion, je voudrais donner une leçon aux patriotes (sans guillemets) et aux sections (politique, médiatique, culturelle) de l'establishment qui pensent véritablement à l'avenir des peuples de Russie et de Biélorussie, et non aux avantages pour le capital russe ou biélorusse, ni aux intérêts des bureaucrates des deux pays, etc. Cette leçon est simple : pour les peuples de Russie et de Biélorussie (et, en fait, pour tous les autres), il n'existe qu'une voie stratégique qui offre une promesse stratégique. C'est la voie qui mène à la transformation des travailleurs (pas seulement les travailleurs " manuels », mais tous les travailleurs et travailleuses modernes - les scientifiques, les programmeurs, les enseignants, les médecins, les artistes) de rouages passifs de la machine bureaucratique et d'esclaves de l'argent, des modes et des marques, en propriétaires de l'économie et de la politique. Si la Russie offre à la Biélorussie (et pas seulement) une voie de ce genre, d'abord des réformes sociales puis du socialisme (je n'ai pas peur de ce concept, presque interdit dans les articles " sérieux »), alors la majorité des citoyens (pas les capitaux, pas les politiciens, mais les citoyens) de Biélorussie seront nos amis. Et pas seulement ceux de Biélorussie.
Si nous recherchons des gains pour notre capital et des bénéfices pour nos intérêts géopolitiques, nous pouvons nous attendre à perdre tout et tout le monde, tout comme nous avons déjà perdu presque tous nos amis dans l'espace post-soviétique.
* Alexandre Bouzgaline, économiste, enseigne à l'université de Moscou. Il est rédacteur en chef de la revue russe Alternativу. Cet essai a d'abord été publié en anglais par la revue électronique socialiste canadienne, The Bullet. (Traduit de l'anglais par JM).