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Les élections générales les plus truquées de l'histoire

par Farooq Tariq, Lal Khan
Imran Khan, nouveau premier ministre. © Tom Pietrasik/Corbis

Le 26 juillet 2018, dans son discours de victoire électorale, Imran Khan fut sobre, contrairement au langage très violent qu'il a utilisé tout au long de la campagne électorale. Son parti, le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI, Mouvement du Pakistan pour la justice) a " gagné » 116 députés de l'Assemblée nationale, sur les 272 élus au suffrage universel direct uninominal à un tour (1). Il n'atteint donc pas les 137 sièges nécessaires à la majorité au Parlement, mais il y a beaucoup de parlementaires élus en tant qu'" indépendants », dont plusieurs devraient rejoindre son parti ou voter pour lui (2).

Dans plusieurs villes, des manifestations contre le truquage des votes après le scrutin ont eu lieu. La majorité obtenue par plusieurs douzaines de candidats a été transformée en minorité par des " mains inconnues ». Ces " inconnus » sont connus de tous, mais si vous écrivez leur nom, vous pouvez disparaître pour ce crime. Presque tous les médias commerciaux sont sous contrôle de ces " inconnus ».

Les médias étaient quotidiennement alimentés par ces " inconnus », pour faire obtenir le mandat favorable à leur bien-aimé " grand Imran Khan », qui était autrefois le capitaine de l'équipe de cricket - le jeu le plus populaire au Pakistan - qui a remporté une coupe du monde en 1992. Imran Khan est un politicien conservateur qui a développé ces dernières années son amour magique pour les généraux de l'armée et garde une place dans son cœur pour les fanatiques religieux.

Ce sont les élections les plus truquées de l'histoire du Pakistan. De la période pré-électorale jusqu'au 28 juillet, tous les efforts ont été faits pour qu'Imran Khan obtienne une majorité simple. Avant les élections, le pouvoir judiciaire a mené des attaques constantes contre la Ligue musulmane du Pakistan - Nawaz (PML-N), le parti au pouvoir, sur le thème que celui-ci devait rendre des comptes.

Le PML-N s'est séparé de l'establishment militaire et judiciaire principalement sur deux questions. La plus importante était la suprématie des civils sur l'armée. La deuxième était la relation avec l'Inde. Le PML-N voulait plus de commerce avec l'Inde et pas de guerre. Mian Nawaz Sharif, l'ancien Premier ministre et politicien de droite, doit payer un lourd tribut pour avoir insisté sur le fait qu'en tant que Premier ministre, c'est lui et non l'armée qui dirigeait le Pakistan. Il a été évincé par la Cour suprême, disqualifié à vie et purge actuellement avec sa fille une peine de dix ans dans une prison de Rawalpindi.

Depuis l'annonce des élections, les médias ont décrit Imran Khan comme l'homme politique le plus propre avec un plan pour réduire la corruption. Ses principaux slogans électoraux étaient " changement » et " Pakistan nouveau ». Des milliards de roupies ont été dépensés en publicité par des milliardaires qui ont rejoint son parti. Les politiciens les plus riches sentent toujours les vents changeants du pouvoir et en conséquence ils modifient leurs affiliations politiques. Ils sont dits " éligibles », c'est-à-dire capables de dépenser des milliards pour les élections et acheter des voix. Le parti d'Imran Khan (PTI) a vu un afflux de ces " éligibles », qui sont passé du PML-N au PTI sans aucune honte, car au moment des élections ils l'ont toujours fait.

Lorsque le PML-N a donné les investitures à ses candidats, ces " inconnus » ont téléphoné aux personnes nommées et leur ont demander de refuser l'investiture au dernier moment et de se présenter en tant qu'indépendants. Ceux qui ont refusé ont été passés à tabac dans leurs bureaux et leurs domiciles. Ces menaces et intimidations ont fonctionné et environ 40 candidats investis par le PML-N ont effectivement annoncé se présenter en tant qu'indépendants.

Pendant la campagne électorale, plusieurs candidats du PML-N ont été arrêtés et certains ont été disqualifiés à vie et envoyés en prison sous prétexte de corruption. Toutes ces mesures donnaient l'impression générale que les institutions militaires et judiciaires voulaient qu'Imran Khan remporte à tout prix les élections. Imran Khan a déjà créé un mythe parmi les jeunes, selon lequel nous aurions besoin d'un changement et d'un gouvernement sans corruption. Il y a eu une euphorie parmi une grande partie de la jeunesse au Pakistan : Imran Khan passait pour un incorruptible… même s'il avait besoin d'" éligibles » pour gagner la majorité.

Deux organisations interdites de fanatiques religieux ont été autorisées à se présenter aux élections par la Commission électorale. Il s'agissait de réduire les votes du PML-N, qui avait bénéficié du soutien de ces groupes dans le passé. Un de ces groupes, le Tehreek-e-Labaik Pakistan (TLP), est devenu en termes de candidats sur le terrain le troisième plus grand parti, après le PTI et PML-N (3).

Plus de 300 000 militaires ont été déployés dans tous les bureaux de vote avec un pouvoir judiciaire pour les officiers militaires à la " demande » de la Commission électorale afin d'assurer une sécurité complète. Cela a été aidé par les terroristes religieux qui ont mené des attaques suicidaires lors des réunions publiques de campagne électorale, tuant des centaines de personnes, y compris des candidats. Dans une de ces attaques, plus de 150 personnes dont le candidat ont été tuées dans le district de Mastung (province du Baloutchistan). La plupart des groupes de défense des droits humains dans le pays, notamment la Commission des droits de l'homme du Pakistan (HRCP), ont critiqué cette tricherie préélectorale lors de conférences de presse jugeant que ces mesures extraordinaires favorisaient certains partis politiques.

Le jour dit, le scrutin s'est déroulé sans heurt et les militaires étaient omniprésents. Cependant, le travail de truquage a commencé après 22 heures, quatre heures après le début du comptage. Soudain, la plupart des résultats des circonscriptions où la différence des voix était entre 1 000 et 5 000 ont été suspendus. Puis il y a eu un black-out du dépouillement, qui n'a refait surface que le matin : les vainqueurs des élections annoncés à la nuit tombée étaient devenus les perdants. Et les candidats PTI étaient proclamés gagnants.

Les résultats finaux ont été retardés pendant plus de 72 heures, ce qui ne s'était encore jamais produit.

Les résultats ont donné pour le PTI 116 sièges, pour le PML-N 63 et pour le PPP 43 sièges, au Parlement national. Le PPP, sous la direction de Bilawel Bhutto, a amélioré son précédent résultat dévastateur (28 sièges !) et a gardé le contrôle de l'assemblée provinciale du Sind avec plus de sièges qu'auparavant. L'assemblé de la province Khyber Pakhtunkhwa a été remporté par le PTI. Au Pendjab, le PML-N a réussi à arriver en tête des élus, tout en perdant plus de la moitié de ses sièges, alors que le PTI, second, a annoncé qu'il formera le gouvernement provincial avec l'aide des élus " indépendants » (4).

Les deux groupes religieux fanatiques qui se présentaient n'ont pas eu de siège à l'Assemblée nationale, mais l'un d'entre eux, le Tehreek-e-Labaik, a obtenu deux sièges à l'assemblée du Sind. Ils ont obtenu des scores significatifs. Dans presque toutes les circonscriptions, ils ont obtenu de 1 % à 10 % des voix et dans certains cas ils ont obtenu plus de 20 % des voix. C'est une situation assez alarmante.

La gauche n'a été présente que dans une cinquantaine de circonscriptions nationales et provinciales dans tout le Pakistan. Pourtant, Ali Wazir, du groupe The Struggle (La Lutte), qui fait partie du Left Democratic Front (Front démocratique de gauche), a remporté un siège d'Assemblée nationale dans les anciennes Zones tribales administrées par le gouvernement fédéral (5), dominées par des fanatiques religieux. En obtenant une confortable majorité de 16 000 voix, Ali Wazir a permis un nouvel espoir aux forces de gauche. Leader du mouvement Pashtun Tahafuz qui a organisé cette année des rassemblements publics de masse à travers le Pakistan pour l'indemnisation des victimes de la " guerre contre le terrorisme », Ali Wazir s'est présenté en tant que candidat indépendant.

Presque tous les partis politiques à l'exception du PTI ont qualifié cette élection générale comme étant la plus truquée de l'histoire. Ils ont rejeté les résultats. Le PTI, qui avait lancé un mouvement de trois ans contre le truquage des élections de 2013 a pour sa part qualifié cette élection comme étant la plus libre et équitable de l'histoire du Pakistan ; ce fut le seul parti à le dire !

Alors que nous écrivons cet article, le nouveau gouvernement est en cours de constitution et il est évident que c'est Imran Khan qui deviendra le nouveau Premier ministre (6). Ce nouveau gouvernement sera faible et devra faire face à une grave crise économique. Le ministre des finances désigné par le PTI a déjà suggéré de se tourner vers le FMI pour un nouveau prêt (7). Les prêts étrangers massifs obtenus de la Chine durant le mandat de cinq ans du PML-N constituaient l'un des principaux axes de la campagne du PTI. Maintenant, ils n'ont aucune honte à dire, avant même de former le gouvernement, qu'ils doivent se tourner vers le FMI.

Le gouvernement essaiera d'améliorer l'assiette fiscale au cours de la période initiale et cela les mettra en contradiction avec le lobby des commerçants qui n'ont pas l'habitude de payer des impôts. Imran Khan a laissé entendre qu'il voudra promouvoir une relation amicale avec l'Inde, mais cela ne se fera pas. Avec un soutien ouvert des généraux de l'armée, il est hors de question d'améliorer les relations entre le Pakistan et l'Inde.

Imran Khan s'est déjà engagé à " négocier » avec les talibans et il a toujours eu une attitude conciliante envers les fanatiques religieux. Il a soutenu des madrasas [écoles coraniques] connues pour être liées aux talibans, leur attribuant des subventions lorsqu'il contrôlait le gouvernement provincial de Khyber Pakhtunkwa en 2013-2018.

Dans ce contexte, les partis d'opposition ont annoncé une mobilisation contre les résultats des élections et ont exigé de nouvelles élections. Cependant, ils pourraient ne pas réussir à mobiliser. Une intéressante période est devant nous…

28 juillet 2018

notes

1. L'Assemblée nationale du Pakistan, chambre basse du Parlement, compte 342 membres, mais seulement 272 sont élus directement. Les 70 autres sièges - 60 réservées à des femmes et 10 aux minorités religieuses - sont répartis entre tous les partis ayant remporté au moins 5 % des voix au suffrage direct, en proprtion du nombre des sièges déjà obtenus (et non en proportion des voix obtenues). Notons que la participation aux élections du 25 juillet 2018 était de 51,77 % des inscrits.

2. 9 des 13 élus indépendants ont rejoint le Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI) d'Imran Khan. Finalement, après l'attribution des 70 sièges restants, l'Assemblée nationale se compose de : Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI), 158 sièges ; Ligue musulmane du Pakistan - Nawaz (PML-N), 82 sièges ; Parti du peuple pakistanais (PPP), 54 sièges ; Muttahida Majlis-e-Amal (extrême droite islamiste), 15 sièges ; Muttahida Quami Movement (libéral laïque), 7 sièges ; Ligue musulmane du Pakistan Quaid e Azam Group (PML-Q), 5 sièges ; Parti baloutche Awami, 5 sièges ; Parti national baloutche, 4 sièges ; Grande alliance démocratique (alliance électorale de droite autour de PML-Functionnal, visant à défaire le PPP dans la province du Sind), 3 sièges ; Parti national Awami, Ligue musulmane Awami et Jamhoori Wattan - chacun 1 siège ; Indépendants - 4 sièges. 2 sièges restent vacants, le scrutin n'ayant pas été réalisé dans ces circonscriptions.

3. Le TLP a réuni 2,2 millions de voix (4,2%) mais n'a pas réussi à remporter de circonscription nationale. Dans la province du Sind, il obtient trois députés provinciaux (sur 168), grâce à son score à Karachi (près de 12 % des suffrages exprimés).

4. Finalement, dans l'assemblée provinciale du Pendjab, le PTI dispose de 183 sièges sur 371 (23 des 28 élus " indépendants » l'ayant rejoint), contre 164 sièges au PML-N (qui n'a bénéficié que d'un seul " indépendant »).

5. Federally Administered Tribal Areas (FATA, Zones tribales administrées fédéralement) était une région tribale semi-autonome du nord-ouest du Pakistan, existant depuis 1947 jusqu'à leur intégration le 31 mai 2018 dans la province voisine du Khyber Pakhtunkwa. Il s'agit de sept districts (agency) tribaux et de six régions frontalières qui avaient été administrées directement par le gouvernement fédéral, entre la frontière afghane et les provinces pakistanaises de Khyber Pakhtunkwa, Pendjab et Baloutchistan. Habitée essentiellement par les Pachtounes, la région était soumise à une loi d'exception (Frontier Crimes Regulation ou FCR), promulguée par l'Empire britannique au XIXe siècle pour tenter de briser la lutte anticolonialiste des Pachtounes, et reconduite après la création de l'État du Pakistan (que les Pachtounes rejetaient, réclamant l'indépendance du Pachtounistan). L'intégration de FATA dans la province du Khyber Pakhtunkwa a mis fin à la FCR et permet enfin l'application de la Constitution pakistanaise dans ces zones.

6. Imran Khan a obtenu l'investiture de l'Assemblée nationale par 176 voix le 17 août 2018, a prêté serment le lendemain et la majorité de ses ministres ont été nommés le 20 août. Parmi les 26 ministres et les 6 secrétaires d'État, les membres du PTI sont 24, deux sont membres du Muttahida Quami Movement, et les autres partis qui se sont ralliés à Imran Khan disposent d'un seul ministère : le Parti baloutche Awami (BAP), la Ligue musulmane du Pakistan Quaid e Azam Group (PML-Q), la Grande alliance démocratique (GDA) et la Ligue musulmane Awami (AML).

7. Une délégation du FMI s'est rendue fin septembre 2018 à Islamabad pour discuter des conditions de l'octroi d'un nouveau prêt de 12 milliards de dollars, après que la Chine a accordé un nouveau prêt de 2 milliards début août.

 

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Auteur·es

Farooq Tariq

Farooq Tariq, militant de la Quatrième Internationale, a été secrétaire général puis porte-parole de l'Awami Workers Party, formé en 2012, après avoir dirigé le Labour Party Pakistan (LPP). Il est le coordinateur de Lahore Left Front (Front de gauche de Lahore).

Lal Khan

Lal Khan, militant marxiste pakistanais, médecin, est rédacteur en chef de Asian Marxist Review, secrétaire et dirigeant de The Struggle (La Lutte), une organisation qui a rompu avec la Tendance marxiste internationale (TMI) en 2016.