Le pouvoir d'Ennahdha est illégitime

par Ahlem Belhadj
Dominique Lerouge : Quel est le bilan du gouvernement islamiste ?

Ahlem Belhadj : L'échec des islamistes ne fait plus beaucoup controverse. Je pense que la majorité de Tunisiens sont d'accord pour dire que le gouvernement a échoué quant aux tâches dont il avait la responsabilité.

Il avait été mis en place pour gérer une période de transition d'une année. Finalement 18 mois sont passés, et les tâches essentielles pour lesquelles il était là, dont la Constitution, n'ont pas été remplies.

Tout ce que le gouvernement a entrepris, au niveau économique ou politique, pose énormément de problèmes. Nous sommes très loin des objectifs de la révolution.

Sur le plan économique, une de ses premières tâches aurait dû être d'adopter les grandes lignes vers un modèle de développement plus en faveur des régions pauvres, des couches les plus défavorisées et de l'emploi des chômeurs.

Mais il est même allé encore plus loin en suivant les choix néolibéraux de la dictature de Ben Ali :

► Le partenariat avec l'Union européenne signé le 19 novembre 2012 est en défaveur de la Tunisie. Celui-ci voudrait instaurer le libre-échange total, notamment pour le secteur agricole et pour celui des services, et ce serait une catastrophe pour ces deux secteurs.

► Le nouvel accord avec le FMI du mois de juin 2013, prévoit de libéraliser encore plus les marchés.

► Le gouvernement a entraîné la Tunisie dans une politique d'endettement encore plus prononcée.

Vu les taux d'inflation, la cherté de la vie, l'augmentation du chômage, la politique d'endettement, l'absence de nouvelles mesures en faveur de la justice sociale, c'est un échec total sur le plan économique et social.

Sur le plan politique, nous avons connu sous le gouvernement d'Ennahdha des moments extrêmement difficiles avec beaucoup de violences, allant jusqu'à l'assassinat politique.

Récemment Sahbi Atig, un des principaux leaders d'Ennahdha, a menacé les Tunisiens qui oseraient remettre en cause la légitimité du pouvoir comme cela s'est passé en Égypte. Ce responsable d'Ennahdha a cherché à faire peur aux gens en utilsant des mots extrêmement menaçants comme " les piétiner » ou " faire couler leur sang ». Ces paroles n'ont pas été prononcées par n'importe qui, mais par le président du groupe parlementaire d'Ennahdha. Dans le même sens, la présidence de la République vient de porter plainte contre tous ceux qui ont appelé à dissoudre l'ANC et de ne plus faire découler la légitimité du seul résultat des élections.

Un autre point concerne toutes les réformes institutionnelles et des structures de l'État qui sont au point mort. Cela concerne, par exemple, l'indépendance de la justice ou la réforme de la police. De plus en plus de décisions de justice sont dictées par le pouvoir exécutif, et cela me révolte énormément.

On a vécu des moments très durs et violents avec la police et on a parlé de l'existence de police parallèle. On se demande jusqu'où cela ira.

Par ailleurs, l'état des libertés laisse à désirer. On a vu ces derniers temps plusieurs procès politiques. Des jeunes ont été arrêtés pour une chanson de rap. Une Femen a été arrêtée alors qu'elle n'avait absolument rien fait, c'est vraiment un procès politique et une violence politique à son égard.

On a vu de multiples arrestations et de multiples procès.

On a vu des syndicalistes renvoyés, et ce sont le droit à la grève et le droit à l'activité syndicale qui sont ainsi menacés.

Il règne une lourdeur sur la scène politique en ce moment qui menace les acquis les plus chers. En effet, ce que le processus révolutionnaire en cours a, sur le plan pratique, apporté pour le moment, c'est la liberté d'organisation, d'expression, de manifestation. Et aujourd'hui, beaucoup de choses sont remises en question dans ce domaine. On essaye par exemple maintenant de museler au maximum la presse. D'après le Syndicat de journalistes et les rapports de l'Observatoire national de la presse, il y a vraiment de quoi s'inquiéter.

En ce qui concerne les droits des femmes, pour l'instant, aucune loi n'a été remise en cause. Mais le projet de Constitution a fait l'objet de débats houleux concernant les droits des femmes. On voit à cette occasion le type de projet de société programmé par les islamistes. En effet, au lieu de la notion d'égalité entre les hommes et les femmes, ils ont tout d'abord introduit celle de " complémentarité », qui constituait une porte grand ouverte à tous les reculs et toutes les régressions.

Il a fallu une grande bataille pour que la notion d'égalité soit réintroduite dans le projet de Constitution. Mais par la suite, un autre article a été introduit expliquant que l'islam était la religion de l'État, ce qui permet ensuite n'importe quelle interprétations de cette notion d'égalité. Ridha Belhadj, le porte-parole du parti salafiste Ettahrir, a par exemple expliqué qu'il n'avait pas de problème avec l'égalité à partir du moment où la chariaa garantissait l'égalité ! Dans le même temps, son parti fait la promotion de la polygamie !

Le même problème se pose en ce qui concerne les conventions internationales qui définissent ce que nous entendons par égalité. Ennahdha mène une grande campagne contre la convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW). Son ministre des affaires religieuses a initié cette campagne et, au fin fond de la Tunisie, les militants d'Ennahdha font signer des Tunisien-ne-s contre cette convention. Ils expliquent que celle-ci permet le mariage homosexuel et interdit le mariage avant 18 ans, alors que ce dernier point est déjà dans la législation actuelle. Cela laisse paraître quelle est la vision de ces gens-là : ils veulent notamment que les femmes puissent être mariées avant 18 ans. Certains islamistes tunisiens font même l'éloge du mariage des filles à partir de 13 ans.

Ce qui est encore plus grave concernant les droits des femmes, c'est le fait d'essayer d'instaurer un état de fait sociétal. Les régressions marquent les comportements sociaux, et on exerce énormément de pressions sur les femmes, notamment à travers la recrudescence des violences à leur encontre. Il existe tout un discours légitimant et banalisant ces violences dans l'absence de nouvelles mesures pour la protection des femmes.

Il y a aussi une pression morale sur les femmes, sur leur comportement et leur manière d'être. Beaucoup de femmes s'auto-censurent maintenant et s'interrogent sur la façon de s'habiller avant de sortir de chez elles.

On a vu des groupes agressant les femmes, qui n'ont pas été beaucoup dérangés.

C'est dans les comportements sociaux que l'on voit le plus de régression, par exemple en ce qui concerne les difficultés d'accès à l'avortement et à la contraception, sans qu'il n'y ait pourtant de modification de la législation en ce domaine.

Dominique Lerouge : Quels autres dangers le projet de Constitution contient-il ?

Ahlem Belhadj : Plusieurs points fondamentaux posent problème.

► Le premier est le lien avec la religion : la législation tunisienne sera-t-elle basée sur des " lois positives » ou sur la chariaa ? Toute la discussion est là.

Les islamistes tunisiens se sont engagés à mettre en place un État civil se basant sur des lois positives. Mais ensuite, ils ont commencé par vouloir introduire la chariaa comme source des lois dans le projet de Constitution. Après une bataille sur ce point, ils n'ont plus parlé de la chariaa, mais dans le préambule ils ont utilisé des formulations extrêmement vagues comme " se basant ou s'inspirant de la chariaa » ou " puisant dans les principes de l'islam ».

En final est venu un consensus national, qui me pose personnellement problème. Il concerne l'article 1 de la Constitution de 1959 : " La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la République. » Cette formule laisse la possibilité à plusieurs interprétations pour savoir si l'islam était la religion du pays ou la religion de l'État. Bien sûr, les Tunisiens sont en majorité musulmans, mais pour moi, l'État ne doit pas avoir de religion. Si tel était le cas, cela voudrait dire que ceux qui gouvernent le font au nom du sacré et ensuite il n'y a plus moyen de discuter.

Il s'agissait d'un consensus parce que cela laissait la question ouverte. Mais les islamistes, après l'avoir accepté, ont ajouté un article bloquant cette ouverture et permettant d'interpréter l'article 1 comme l'affirmation que l'Islam est la religion de l'État. C'est quelque chose de grave, parce que cela laisse ensuite le champ grand ouvert à la remise en question de toutes les lois pouvant être considérées comme étant contraires à l'islam, ou plutôt comme contraire à une certaine interprétation de l'islam.

► Le deuxième point posant beaucoup de problèmes concerne les libertés, parce que beaucoup de clauses limitent les libertés fondamentales, comme la liberté d'expression ou la liberté de création et de publication.

► Le troisième point concerne la question de l'indépendance de la justice. Le projet actuel de Constitution ne favorise pas l'indépendance de la justice : le procureur de la République, qui est le seul habilité à mettre en place des instructions, est dépendant du pouvoir exécutif. Nous refusons cela totalement. Il faut que la Constitution garantisse entièrement l'indépendance de la justice.

► Un quatrième point, ajouté à la dernière minute dans le dernier projet, concerne la " période de transition ». Il interdit de toucher pendant trois ans le texte de la future Constitution une fois que celui-ci sera adopté. Il en résulterait un allongement de trois ans de la période de transition.

* Et d'une manière plus générale la question de l'adhésion de la Tunisie aux valeurs universelles des droits humains a été un point de discorde important tout au long du processus de rédaction de la Constitution. Se sont opposées une vision qui voulait tout ramener à l'identité arabo-musulmane et une vision universaliste des droits qui voulait inscrire la Tunisie dans un patrimoine humain universel. Malgré une amélioration des différents brouillons, des problèmes subsistent et cela reflète des divergences importantes au niveau du modèle de société à mettre en place.

Dominique Lerouge : Où en est la préparation des prochaines élections ? Des dates sont-elles fixées ?

Ahlem Belhadj : Il est question que les élections aient lieu fin 2013. Mais pour moi, il est impossible qu'elles soient préparées pour cette date dans de bonnes conditions. La Troïka au pouvoir a tout fait pour qu'elles ne puissent pas être organisées à temps.

Il existait en effet une haute commission indépendante pour les élections, avec des gens ayant eu l'expérience des élections de 2011. De l'argent avait été dépensé pour les former. Cette instance nationale disposait de structures au niveau régional. Mais le pouvoir, et en particulier Ennahdha, ne voulait pas d'une instance qui soit aussi indépendante. C'est pourquoi des attaques ont été menées contre elle et il faudrait ensuite des mois pour mettre en place de nouvelles instances avec tout ce que cela suppose comme frais et comme perte de temps. Et surtout comme danger concernant son indépendance.

Je pense que les élections ne seront pas faisables avant 2014. Il faut qu'ils arrêtent de nous raconter des histoires, même si on a entendu récemment parler d'une série de réunions organisées par Ennahdha pour que les élections aient lieu dès 2013. Personnellement cette date ne me semble pas possible si les élections doivent être libres, transparentes et démocratiques.

Dominique Lerouge : Où en est la situation sécuritaire ?

Ahlem Belhadj : À partir du moment où Ennahdha ne dissout pas ses propres milices et où il n'y a pas une véritable restructuration du ministère de l'Intérieur, la question sécuritaire reste pour moi totalement posée.

L'enquête sur l'assassinat de Chokri Belaïd n'avance pas. Pour revendiquer la vérité, le Front populaire prépare une grande manifestation nationale le 6 août, pour les six mois de l'assassinat.

Le fait que cela traîne prouve qu'il s'agit d'un assssinat d'État : il n'y a pas de volonté de faire connaître la vérité. Et, historiquement, on sait que les crimes d'État sont les plus difficiles à élucider. Suite à l'assassinat, il a été demandé la dissolution des " ligues de protection de la révolution » (1). Nous avions cru un moment qu'Ennahdha allait reculer un peu, mais finalement rien n'a été fait, ils persistent et signent. Ils veulent garder des troupes utilisables lors des élections ainsi que contre les mobilisations populaires qui vont venir.

De plus en plus existe la tendance à criminaliser les mouvements sociaux et faire intervenir les flics et la justice pour les faire cesser.

Dominique Lerouge : Quelle est aujourd'hui la légitimité du pouvoir ?

Ahlem Belhadj : Je pense qu'il n'a plus aucune légitimité. La légitimité ne peut pas résulter uniquement d'avoir remporté les élections en octobre 2011. L'Assemblée avait été élue pour réaliser des objectifs et pour une période bien déterminée. Les objectifs n'ont pas été réalisés et la période est dépassée.

De plus, il règne un climat d'insécurité et la situation économique se dégrade de jour en jour.

Le pouvoir est en échec total au niveau économique et social. Il est directement impliqué dans le développement de violences allant jusqu'à l'assassinat politique. Des jeunes ont été arrêtés pour une chanson de rap. Une Femen a été arrêtée alors qu'elle n'avait absolument rien fait.

De quelle légitimité parle-t-on ? Un processus révolutionnaire est en cours, et la seule vraie légitimité est la légitimité révolutionnaire.

Dominique Lerouge : Quel est l'impact de la situation en Égypte ?

Ahlem Belhadj : Les Tunisien-ne-s ont beaucoup suivi ce qui s'est produit en Égypte. Cela a constitué une occasion de rebooster les Tunisien-ne-s et surtout les militant-e-s.

Nous sommes en effet dans un creux dans le processus révolutionnaire en Tunisie avec tout ce qui s'est passé comme matraquages, répression et limitation des libertés. L'Égypte a fait réémerger un espoir parmi des gens qui désespéraient un peu.

On a vu émerger en Tunisie un mouvement Tamarod (Rébellion) à l'égyptienne, et un autre " Khnagtouna » (ce qui signifie " Vous nous asphyxiez, vous nous oppressez ») appelant notamment à la dissolution de l'Assemblée nationale constituante (ANC).

On a vu également les principales forces politiques de l'opposition demander la dissolution de l'ANC. C'était le cas de Nidaa Tounes (2) et du Front populaire.

Cela a également eu un impact du côté d'Ennahdha, parce que très rapidement on a vu se mettre en place des mesures répressives et un discours menaçant.

Du côté d'Ennahdha, c'est évidemment une grande perte : la destitution de leurs frères d'Égypte les inquiète beaucoup et inquiète tout leur mouvement dans la région. Une rencontre des Frères musulmans a eu lieu en Turquie à laquelle a assisté Ghanouchi, le président d'Ennahdha. Ils ont considéré que ce qui s'était passé en Égypte était un coup d'État, et qu'il fallait soutenir Ennahdha pour qu'elle garde le pouvoir en Tunisie, car sinon cela serait le coup fatal pour les Frères musulmans dans toute la région. Cette inquiétude donne lieu à des discours menaçants.

Ce qui se passe maintenant en Égypte, avec le rôle de l'armée et la répression contre les islamistes, m'inquiète, et je pense qu'il en va de même pour pas mal de gens.

La répression ne résoudra en effet aucun problème. Les islamistes ont été destitués en Égypte grâce à une mobilisation populaire importante. Mais ensuite, l'armée a récolté cela et a semé la terreur au sein du mouvement islamiste. Je ne suis pas d'accord. Cela ne fera que renforcer encore la position de victimes, dont les islamistes ont beaucoup profité ces dernières années. Et cela à juste titre lorsque l'on voit qu'une cinquantaine de personnes ont été tuées en une seule journée ou que Morsi et d'autres Frères ont été emprisonnés. Je suis tout à fait contre ces actes qui n'ont aucune légitimité.

Dominique Lerouge : L'armée tunisienne pourrait-elle jouer le même rôle qu'en Égypte ?

Ahlem Belhadj : L'armée tunisienne a une histoire différente. Il lui serait difficile d'intervenir de la même manière. Elle pourrait néanmoins jouer un rôle, mais tout dépend de la façon dont les choses pourraient évoluer et si des mobilisations importantes se produisent.

Propos recueillis le 18 juin 2013

* Ahlem Belhadj, médecin hospitalo-universitaire, est membre de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), une organisation marxiste-révolutionnaire fondatrice du Front populaire. Militante de l'UGTT, Ahlem Belhadj est surtout connue comme présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Nous reproduisons ici des extraits d'une interview réalisée le 18 juin 3013, une semaine avant l'assassinat de Mahamed Brahmi, pour l'hebdomadaire du NPA "Tout est à nous", dont la totalité est disponible sur : www.npa2009.org

notes
1. LPR, milices liées à Ennahdha.

2. Voir à ce sujet http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29158