Gilbert Achcar : Il est normal que tous ceux qui croient en la démocratie — et la démocratie suppose évidemment la laïcité — craignent l'arrivée d'une force religieuse intégriste qui prendrait pour source de législation des textes sacrés au lieu de la volonté du peuple. Nous craignons tous que le grand soulèvement arabe, sur lequel nous avons fondé beaucoup d'espoir, ne se transforme en régression réactionnaire. Il y a un précédent historique à cela : c'est la révolution iranienne qui a commencé en tant que révolution démocratique et a débouché sur un État intégriste. Cette crainte est donc naturelle pour qui croit en la démocratie.
J'ajoute à cela que les forces religieuses sont les plus à même d'assumer le pouvoir à ce stade, les forces nationalistes et de gauche étant trop faibles ou ayant été trop affaiblies. Mais, en dépit de tout ce que nous constatons, je reste optimiste. Il y a en effet une énorme différence entre l'arrivée au pouvoir de Khomeini en Iran et celle des islamistes dans les révoltes arabes. Khomeini était le chef de la révolution iranienne, il était son véritable dirigeant, ce qui n'est pas le cas des mouvements islamiques actuels. Ils ne sont pas à l'origine des révolutions arabes, ils s'y sont ralliés. En outre, comme on peut le constater en Tunisie et en Égypte, leur arrivée au pouvoir coïncide avec le développement d'un esprit critique très aigu parmi le peuple en général, et la jeunesse en particulier.
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Par ailleurs, nous ne sommes pas en présence d'une révolution achevée, mais devant un processus révolutionnaire prolongé, qui peut durer encore de nombreuses années et qui est mû par des contradictions socio-économiques représentant les principaux obstacles au développement. Ces obstacles sont liés à la nature profonde du système sociopolitique en place, et non seulement à la corruption visible en surface et montrée par tous du doigt. Or, les mouvements islamiques n'ont pas de programme sérieux pour changer cela. Il apparaît clairement à la lecture de leurs programmes qu'ils adhèrent aux recettes néolibérales à l'instar des régimes en place ou de ceux qui ont été renversés. C'est pourquoi le processus se poursuivra jusqu'à la résolution des contradictions mentionnées.
Oudai al-Zoubi : Peut-on faire une lecture de classe de la révolution syrienne ?
Gilbert Achcar : S'il s'agit d'analyser la révolution syrienne comme une lutte de classe " pure », entre ouvriers et bourgeois par exemple, alors ma réponse est non. La bataille en Syrie est menée contre une tyrannie héréditaire : le mouvement réunit des ouvriers, des paysans et des petits bourgeois, et même des fractions de la bourgeoisie. La révolution syrienne dans sa phase actuelle est avant tout une révolution démocratique, dans le cadre d'une dynamique mue par les contradictions socio-économiques que j'ai évoquées. Résoudre ces dernières sur le long terme ne sera possible qu'en supprimant la structure de classe actuelle, et en adoptant des politiques de développement centrées sur l'État, mais dans un cadre populaire démocratique, et non un cadre dictatorial comme c'était le cas dans les années 1960.
A terme, lorsque le peuple se sera débarrassé de la tyrannie, les divisions de classe apparaîtront inévitablement dans le processus révolutionnaire. Mais pour le moment, c'est le peuple dans toutes ses composantes de classe qui veut se débarrasser de la tyrannie. Quiconque se considère de gauche ne peut que se ranger au côté du peuple syrien dans sa lutte contre la tyrannie.
Oudai al-Zoubi : Vous avez prédit la militarisation inévitable de la révolution dès sa phase initiale. Pourquoi ?
Gilbert Achcar : Regardez l'Égypte et la Tunisie où des révolutions pacifiques ont réussi. L'appel lancé le 25 janvier 2011 en Égypte était l'aboutissement de grandes grèves ouvrières et de protestations politiques menées par des mouvements tels que Kifaya ( Assez! ), avec une forte présence dans la rue des forces d'opposition religieuses organisées. Les manifestations du 25 janvier ont certes mis le feu aux poudres, mais ce sont les luttes préalables qui ont accumulé ces poudres. En Syrie, par contre, c'est la répression extrême qui fut la principale raison du retard de l'extension du mouvement aux principales villes du pays, des villes qui n'avaient connu aucune accumulation préalable de grèves et de protestations comme ce fut le cas en Égypte ou en Tunisie.
Le retard de l'extension n'était pas dû au fait que ces villes étaient acquises au régime, comme on l'a prétendu. La raison du retard de l'entrée en rébellion des villes d'Alep et de Damas n'est pas tant l'importance de la base sociale du régime que le déploiement massif des forces de répression et l'absence d'une accumulation préalable de luttes.
J'en viens ici à la question de la militarisation. Je ne suis pas partisan de la militarisation, je préfère les processus révolutionnaires pacifiques. La militarisation engendre une destruction colossale, elle pousse à une dégénérescence de l'opposition et menace la démocratie naissante, car les organisations militaires sont rarement démocratiques.
Toutefois — depuis le début, comme vous l'avez souligné — j'ai affirmé que la militarisation de la révolution syrienne était inéluctable. Avec le début de la formation des groupes de l'Armée syrienne libre, des membres du Conseil national syrien ont appelé à une intervention étrangère directe qui, dans leur esprit, aurait permis de contrôler la militarisation. Cette requête est dangereuse et j'y suis opposé. D'autres — en particulier des membres du Comité national de coordination — ont appelé à restreindre le mouvement à la lutte pacifique, en condamnant la militarisation.
De mon point de vue, ces deux positions traduisaient une carence stratégique. Le régime syrien est fondamentalement différent de ceux d'Égypte et de Tunisie. En Syrie, comme précédemment en Libye, il existe un lien organique entre l'institution militaire et la famille régnante, tandis qu'en Égypte et en Tunisie, Moubarak et Ben Ali étaient issus de l'institution militaire et non ses créateurs. La réorganisation de l'État, et en particulier de ses forces armées, par Kadhafi et Hafez el-Assad a rendu le renversement pacifique de leurs régimes tout à fait illusoire.
Hafez el-Assad a reconstruit les forces armées syriennes sur des bases confessionnelles bien connues. En constatant cela, nous ne condamnons point une communauté religieuse particulière [alaouite] ; nous dénonçons plutôt le confessionnalisme du régime. Il ne s'agit pas de remplacer un confessionnalisme par un autre, mais de reconstruire l'État sur des bases non confessionnelles.
On ne peut parier sur l'abandon du tyran par ses unités d'élite militaires dans des pays comme la Libye ou la Syrie. Renverser pacifiquement le régime dans des pays tels que ceux-là est impossible. Les révolutions, de même que les luttes de libération nationales, ne peuvent toutes achever la victoire de façon pacifique. La stratégie ne se définit pas en fonction de ce qui serait souhaitable, mais en fonction de la nature de l'État. C'est pour cette raison que j'ai affirmé dès le début que le renversement du régime syrien ne pourra se faire que par la lutte armée.
Par contre, l'appel à l'intervention étrangère est une faute grave. J'ai énuméré les risques qu'une telle intervention créerait lors de ma contribution à une réunion de l'opposition syrienne à Stockholm, et dans l'article publié par la suite dans le journal Al Akhbar de Beyrouth. Or, certains de ces risques ont poussé les États occidentaux eux-mêmes à refuser d'emblée la militarisation. Les dirigeants occidentaux voient d'un très mauvais œil aujourd'hui l'expansion de l'organisation Al-Qaïda en Syrie ; ils sont très inquiets. Et s'ils commencent maintenant à envisager une intervention directe, ce n'est certainement pas par amour pour le peuple syrien, mais uniquement en raison de leur crainte d'Al-Qaïda et des groupes semblables. En Libye aussi, c'est une crainte similaire d'une dérive de la situation, ainsi que la tentative de prendre le contrôle du processus de changement qui ont motivé leur intervention. Mais leur tentative a échoué.
Il existe une troisième illusion à propos de la Syrie, propagée par les États-Unis : c'est la solution dite yéménite à laquelle Obama a appelé, avec d'autres. Cela consisterait à passer un accord avec le principal parrain d'Assad, la Russie, afin qu'elle l'écarte de la même manière que le parrain saoudien a écarté Ali Abdallah Saleh. C'est une pure illusion. Comme je l'ai indiqué, les appareils centraux de l'État sont liés organiquement à la famille régnante en Syrie et sont construits sur des bases confessionnelles. Il est impensable qu'ils abandonnent le pouvoir sans défaite sur le terrain, même si l'on met en scène un départ de Bachar el-Assad comme on le fit avec Ali Abdallah Saleh au Yémen.
Ces trois illusions sont le résultat d'une carence stratégique dans l'appréhension de la réalité et des différences entre la Syrie, d'un côté, et l'Égypte, la Tunisie et même le Yémen, de l'autre. Cette carence a conduit à ce que l'opposition syrienne n'a pas su prendre l'initiative d'organiser la militarisation sur des bases saines. Au bout du compte, la démocratie en Syrie ne vaincra qu'en brisant l'appareil du pouvoir, c'est-à-dire en démantelant les forces armées pour les reconstruire sur des bases qui ne soient ni confessionnelles ni dictatoriales.
Oudai al-Zoubi : Certains pensent que la militarisation aboutit à la guerre civile. La Syrie est-elle entrée en guerre civile ?
Gilbert Achcar : Bien sûr, et depuis plusieurs mois. Mais la guerre civile ne signifie pas la guerre confessionnelle. La guerre civile désigne tout conflit armé opposant des parties d'une même société, comme c'était le cas dans la guerre civile espagnole dans les années 1930, ou en France après la révolution de 1789, ou en Russie après celle de 1917. Les guerres civiles ne sont pas nécessairement des guerres confessionnelles ou religieuses. Quand j'ai affirmé, il y a plus d'un an, que la Syrie allait inévitablement vers la guerre civile, je n'entendais pas par là une guerre confessionnelle. Je voulais seulement souligner l'inévitabilité de la confrontation militaire sans laquelle le régime ne saurait être renversé.
En outre, le régime a cherché, et cherche encore, à déclencher une guerre confessionnelle, aidé en cela par certaines forces réactionnaires dans l'opposition. Nous avons vu comment, dès les premiers jours, le régime a attribué le soulèvement à des groupes salafistes ou Al-Qaïda. Cette propagande du régime délivrait deux messages : l'un adressé aux minorités et l'autre aux sunnites ordinaires qui rejettent le wahhabisme, sans oublier le troisième message adressé aux pays occidentaux. En réalité, plus le conflit se prolonge, plus les forces confessionnelles se renforcent. Il est indispensable d'empêcher la logique confessionnelle de prévaloir. Pour cela, l'opposition doit adopter une position ferme contre les discours confessionnels.
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En revanche, l'appel à un mouvement strictement pacifique sous prétexte de mettre en garde contre le confessionnalisme, à la façon de certains membres de la gauche syrienne, s'est accompagné d'un appel au dialogue avec le régime. Il était d'emblée évident que ces appels n'aboutiraient à rien. Les forces de gauche auraient dû adopter une position radicale dès le début du mouvement, elles auraient dû appeler au renversement du régime et non à un dialogue illusoire avec lui. Malgré mon profond respect et mon amitié pour certains des militants de la gauche syrienne, je considère que ces appels ont été, et demeurent, des prêches dans le désert.
Oudai al-Zoubi : D'un autre côté, la militarisation ne conduit-elle pas à la suppression du caractère populaire pacifique de la révolution ?
Gilbert Achcar : J'ai déjà eu l'occasion de dire que le principal dilemme stratégique de la révolution syrienne est de réussir à combiner le mouvement pacifique de masse avec la lutte armée. Il n'est pas concevable, face à un régime de la nature du régime syrien, que la lutte pacifique puisse se poursuivre à l'infini. Cela équivaudrait à souhaiter que les manifestants pacifiques continuent à se faire égorger comme des moutons, jour après jour.
C'est un dilemme classique dans les révolutions populaires contre des régimes tyranniques qui n'hésitent pas à tuer. Il s'impose alors de créer un bras armé de la révolution pour protéger le mouvement pacifique, et mener une guérilla contre les forces du pouvoir et ses milices meurtrières (shabbiha).
Le glissement vers une guerre confessionnelle conduirait, par contre, à la prolongation du conflit et à l'élargissement de la base du régime d'Assad plutôt qu'à son rétrécissement. La solution consiste à construire des réseaux de résistance populaire autour d'une charte démocratique qui rejette clairement le confessionnalisme, dont nous voyons déjà des ébauches. Cela est crucial pour l'avenir de la révolution et de l'État en Syrie. ■
* Nous reproduisons un entretien avec Gilbert Achcar, professeur à l'École des études orientales et africaines de l'Université de Londres (SOAS). L'entretien a été réalisé en arabe par Oudai al-Zoubi pour le quotidien Al-Quds Al-Arabi, et publié dans son édition du 25 août. La traduction en français a été faite par Jihane Al Ali pour le site web A l'Encontre (http://alencontre.org/). Dans sa présentation Al-Quds Al-Arabi précise: " Considérant que tous ceux qui se prétendent de gauche ne peuvent que se ranger aux côtés du peuple syrien dans sa lutte contre la tyrannie, Gilbert Achcar affirme que la résistance populaire est désormais la seule voie qui mène à la victoire de la révolution syrienne. »