João Machado est un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT), dont il a été longtemps un dirigeant national. Il est également un des fondateurs de la Tendance Démocratie socialiste et membre du Comité international de la IVe Internationale. Après l'expulsion du PT de la sénatrice Heloísa Helena (également membre du Comité International de la IVe Internationale) et des députés fédéraux Babá, João Fontes et Luciana Genro, il a quitté le PT pour s'atteler à la construction du Parti du Socialisme et de la Liberté (PSoL).
Cet article traite des difficultés de la " gauche gouvernementaliste " pour justifier ses positions. Nous utilisons ici le terme " gauche " pour désigner les secteurs qui se guident encore, du moins dans leur discours, par un projet socialiste. Nous ne désignons donc pas de cette façon ni les secteurs dirigeants du " camp majoritaire " du Parti des travailleurs (PT), ni ceux qui ne voient pas de problèmes majeurs dans l'orientation du gouvernement Lula.
Nous appelons ainsi " gauche gouvernementaliste " les secteurs qui formulent des critiques importantes au gouvernement Lula tout en continuant à le défendre, qui, lorsqu'ils le peuvent, participent à ce gouvernement et qui se préparent à le soutenir lors des élections de 2006. Ce terme ne s'applique donc pas à tous ceux qui restent encore au sein du PT ou au sein d'autres partis tels le Parti communiste du Brésil (PCdoB).
Nous analyserons donc ici les arguments utilisés pour justifier la participation au gouvernement Lula et non ceux employés pour justifier la participation au Parti des travailleurs (ou au PCdoB), à l'exception de ceux qui justifient l'appartenance à ces partis pour défendre la participation gouvernementale. Nous ne formulerons donc ici aucune critique à ceux qui défendent l'appartenance au PT ou au PCdoB sans en déduire la défense du gouvernement Lula.
Le renforcement du caractère social-libéral du gouvernement Lula
Entré dans la troisième année de son mandat, le gouvernement Lula ne permet plus de douter de son orientation générale sociale-libérale et donc conservatrice. Trois processus liés, toujours en cours, viennent confirmer et consolider cette caractéristique.
Il s'agit, en premier lieu, du renforcement de la position du ministre des finances Palocci et de tous les secteurs explicitement néolibéraux du gouvernement. Ces secteurs ont été favorisés dans le débat interne au gouvernement par l'expansion de l'économie brésilienne en 2004.
Il est vrai que cette expansion n'est pas suffisante pour augmenter de manière substantielle le niveau de l'emploi : elle a en fait permis d'éponger l'accroissement du chômage au cours de l'année 2003, laissant ainsi le gouvernement Lula au niveau zéro dans ce domaine, où il avait promis la création de dix millions d'emplois nouveaux. Et cette expansion n'a nullement permis de commencer à renverser l'énorme concentration des revenus.
Il est aussi vrai que l'explication fondamentale de l'expansion n'est nullement qu'elle est le résultat de la politique de Palocci : l'année 2004 a été une année de croissance importante de l'économie mondiale et en particulier de celle des pays dits " émergents ". Le Brésil fut d'ailleurs parmi les pays " émergents " qui en ont le moins profité. Et plus significatif encore : les pays de l'Amérique latine qui ont adopté des politiques économiques beaucoup moins soumises que le Brésil, comme le Venezuela ou l'Argentine, ont connu une croissance plus forte.
Il est vrai finalement que la politique économique mise en pratique a déjà commencé à freiner l'expansion : la hausse des taux d'intérêt et celle du taux de change du Real ont déjà commencé à faire apparaître leurs effets négatifs (depuis septembre 2004 l'industrie ne connaît plus de croissance) et les perspectives pour 2005 sont celles du renversement de la tendance, indépendamment de la conjoncture internationale.
Rien de cela ne préoccupe Lula et son gouvernement : les résultats économiques très modestes sont vendus comme une preuve du génie du ministre Palaccio et des autres néolibéraux déclarés qui mettent en œuvre la politique économique.
Le deuxième processus en cours c'est l'envasement des politiques qui peuvent (ou pouvaient) être présentées comme rompant avec le cadre général.
Depuis le début de ce gouvernement le secteur qui se distinguait le plus de son orientation générale néolibérale était celui des relations internationales. Il ne s'est jamais agi d'une rupture complète, car une partie de la politique extérieure du Brésil est conduite par les Finances et par la Banque centrale. Néanmoins c'est un fait qu'Itamaraty (ministère des relations extérieures) a résisté (et, semble-t-il, résiste encore) à la Zone du libre échange des Amériques (ZLÉA), au moins dans la version états-unienne du projet, qu'il s'est opposé aux pays impérialistes lors de la réunion interministérielle de l'OMC à Cancun en 2003, etc.
Mais au cours des derniers mois les signes négatifs se sont multipliés y compris dans ce secteur. Dans les négociations de l'OMC le Brésil a adopté une position de collaboration avec les États-Unis (1). Dans les négociations du Mercosur avec l'Union européenne — qui heureusement n'ont pas abouti à un accord — la diplomatie brésilienne a adopté une démarche de collaboration avec les États-Unis, acceptant des mesures qu'elle avait refusées dans le cadre des discussions sur la ZLÉA (2).
Cela dit, l'action de la politique étrangère la plus négative du gouvernement Lula c'est le maintien des troupes brésiliennes à Haïti, en étroite collaboration avec le gouvernement des États-Unis.
Le troisième processus négatif en cours concerne les changements déjà réalisés ou annoncés dans la composition du gouvernement — toutes pour le pire.
Le départ de Carlos Lessa de la présidence de la Banque nationale du développement économique et social (3) signifie la suppression de l'unique foyer de résistance à la politique néolibérale au sein du pôle économique du gouvernement (les autres personnalités gouvernementales de ce secteur, qui n'étaient pas ou ne paraissaient pas être néolibérales comme l'ex-ministre et actuel président de la BNDES, Mantega, se sont déjà soumis, largement, à l'orientation fondamentalement néolibérale de la politique économique).
D'autres membres du gouvernement plus réticents au néolibéralisme ou aux politiques conservatrices en général, ont aussi quitté le gouvernement. Un départ aussi significatif que celui de l'économiste Lessa est attendu : celui de Marina Silva, ministre de l'environnement, qui a accumulé les défaites dans sa lutte visant à faire respecter au gouvernement Lula ses engagements écologiques (elle a montré les signes qu'elle ne résistera plus ; si elle reste ministre elle apparaîtra comme complètement démoralisée aux yeux des secteurs environnementaux).
Finalement, la réforme ministérielle annoncée, qui devra être mise en œuvre prochainement, devrait renforcer le poids des secteurs conservateurs au gouvernement, y compris par l'entrée en son sein du parti brésilien le plus droitier, le " Parti progressiste " (PP) de Paulo Maluf.
Pour conclure ce chapitre, notons qu'il est chaque jour plus difficile de se cacher le fait que le gouvernement Lula est un gouvernement conservateur, occupant le même espace politique que celui de son prédécesseur Fernando Hernique Cardoso (FHC). Pour éviter tout malentendu : cela n'implique pas que le gouvernement de Lula soit strictement identiquel à celui de FHC, mais les différences entre les deux sont relativement secondaires et il appartient au même camp politique que le gouvernement antérieur, défendant, pour l'essentiel, les mêmes intérêts de classe.
Les arguments initiaux de la gauche gouvernementaliste
Le caractère globalement conservateur, social-libéral, du gouvernement Lula était clair avant même qu'il ne prenne ses fonctions — au moins depuis l'annonce de sa composition, lorsqu'est apparue la place prise par l'équipe tucano-néolibérale (4) de la Banque centrale et la forte présence au Ministère des Finances des gens ayant le même profile.
Néanmoins la très grande partie de la gauche brésilienne n'était pas préparée pour aboutir à cette conclusion. Ce n'était même pas le cas de cette gauche, qui était encore guidée par un projet socialiste (une grande partie de la gauche brésilienne, et en particulier la direction du " camp majoritaire " du PT, avait abandonné la perspective socialiste à proprement parler il y a déjà longtemps).
Pour la gauche qui ne voulait pas ou qui n'était pas prête a conclure ce que la réalité indiquait déjà, il était indispensable de construire une argumentation pour justifier sa position — celle de la défense du gouvernement, y compris en y participant. Il faut souligner que la plus grande partie de ceux qui ont présenté cette argumentation croyaient en elle et qu'en général il ne s'agissait pas de la mauvaise foi. Mais, d'autre part, il est clair que nous étions devant un cas de figure d'un wishfull thinking (prendre ses désirs pour la réalité) à outrance.
Les principaux arguments de la gauche gouvernementaliste peuvent être regroupés en cinq thèmes :
1. Le gouvernement Lula est le fruit de deux décennies d'accumulation des forces de la gauche et des mouvements sociaux brésiliens ; la gauche brésilienne et le peuple ont remporté en 2002 la plus grande victoire de leur histoire.
2. La défaite du gouvernement Lula (et du PT) serait une défaite historique de l'ensemble de la gauche brésilienne — qui ne pourrait pas s'en relever durant des décennies. Il est important de remarquer que, dans ce cas, ce que l'on appelle " la défaite du gouvernement Lula et du PT " est l'abandon d'un projet de la gauche et non ce que Lula lui-même et le " camp majoritaire du PT " verraient comme une défaite. Les deux choses sont pourtant fort différentes.
3. Les premiers pas de ce gouvernement ne correspondaient pas à son " véritable caractère " ; ils signalaient seulement une " transition " vers un gouvernement réellement pétiste.
4. Bien que sa politique économique (ou sa politique macro-économique pour ceux qui voulaient encore réduire la critique) soit néolibérale et qu'évidemment il y ait une forte présence néolibérale au sein du gouvernement, ce n'est qu'une partie de ce dernier. Le gouvernement est " l'objet d'une dispute ". D'ailleurs le PT est lui aussi objet d'une dispute et les deux disputes sont liés.
5. Si l'on note une forte présence des politiques néolibérales, cela ne constitue que le côté obscur du gouvernement, mais il y a un autre côté : ce gouvernement réalise des bonnes choses qui ne doivent pas être délaissées.
Un autre argument que l'ont pouvait parfois rencontrer était que le rapport des forces, brésilien comme international, ne laisserait pas le gouvernement aller au-delà de ce qu'il faisait. Cet argument ne peut être analysé ici, car il implique une position peu ou pas du tout critique envers le gouvernement Lula et qui, donc, sort hors du camp que nous appelons ici " la gauche ".
Tous ces arguments sont fragiles et, parfois, logiquement incohérents. Par exemple, dire que la gauche brésilienne ne pourra se relever durant des décennies après la défaite du gouvernement Lula (dans le sens de sa caractérisation comme un projet de gauche) pourra s'avérer vrai ou non (pour ma part je ne partage pas ce point de vue), mais n'éclaire nullement le caractère de ce gouvernement. Néanmoins notre objectif n'est pas de discuter ou de critiquer ces arguments, beaucoup d'autres l'ayant fait déjà (par exemple les auteurs du texte " La gauche brésilienne au carrefour ").
Signalons seulement un point de plus : curieusement la gauche gouvernementaliste a été très peu préoccupée par l'épineux problème de la constitution d'une " base d'alliance ", qui inclue pourtant une grande partie de la droite brésilienne. En général on en a peu parlé. Et personne n'a cherché à expliquer comment un gouvernement dont la base d'alliance était à ce point conservatrice pouvait être de gauche, ou favorable à la gauche, ou du moins pourrait mériter d'être soutenu et défendu par des secteurs de la gauche.
Les arguments de la gauche gouvernementaliste maintenant
Ayant présenté l'argumentation initiale de la gauche gouvernementaliste nous pouvons passer au thème central de cet article : l'argumentation actuelle de cette gauche.
Que reste-t-il aujourd'hui des arguments initiaux résumés ici ?
Commençons par le troisième, concernant la " transition ". Cet argument ne joue plus aucun rôle aujourd'hui et personne de sérieux ne pourrait le défendre. Néanmoins un argument présenté actuellement peut être considéré comme une variante dérivée du précédent : il s'agit de l'affirmation que le gouvernement Lula agit dans des conditions très difficiles, que le rapport des forces est encore favorable au conservatisme, au grand capital, etc. C'est là l'argument central de la récente " Lettre aux pétistes ", approuvée par la majorité des directions de la tendance Démocratie socialiste et de celle de l'Articulation de gauche : " Le gouvernement fédéral dirigé par le camarade Lula agit dans des conditions très difficiles. Il faudra beaucoup de temps et de conflits pour dépasser les dégâts laissés par une décennie d'hégémonie néolibérale et deux décennies de dictature militaire. Il faudra une grande fermeté stratégique et une flexibilité tactique pour survivre et s'opposer aux menaces de l'impérialisme nord-américain. Il faudra de nombreuses luttes politiques et idéologiques pour modifier le rapport des forces encore favorable au conservatisme et au continuisme. Il faudra de grandes capacités politiques, administratives et techniques pour faire face aux difficultés inhérentes au gouvernement d'un pays comme le Brésil " (5).
Au lieu donc de parler d'une " transition " en tant que première étape du gouvernement, il faudrait donc parler aujourd'hui d'un processus historique d'une durée indéfinie.
Si ceci était vrai — ce qui devrait être démontré — on devrait alors s'intéresser au rôle joué par le gouvernement dans ce rapport de forces. A-t-il contribué à le modifier en faveur des secteurs populaires ou a-t-il fait le contraire ? S'il est difficile de trouver des exemples où le gouvernement Lula aurait contribué à améliorer le rapport des forces en faveur des secteurs populaires, les exemples de situations où il a assumé l'offensive contre ces secteurs populaires, s'est allié aux classes dominantes et à toute la droite, sont nombreux et évidents.
Il convient de noter que cette argumentation implique une réduction significative de la teneur des critiques adressées au gouvernement Lula (en comparaison avec les critiques formulées par les mêmes dans le passé). Souligner la difficulté des tâches du gouvernement Lula constitue en effet un pas en direction de la justification générale de sa politique. En adoptant cette argumentation les secteurs comme la majorité de la direction de la Tendance Démocratie socialiste et celle de la tendance Articulation de gauche se placent donc à la limite de cette gauche gouvernementaliste ; un pas de plus dans cette direction et il sera plus précis de les caractériser simplement comme " gouvernementalistes ". Néanmoins, comme leur justification du gouvernement Lula est encore incomplète, il convient de les considérer comme faisant partie de la " gauche gouvernementaliste ". Cela dit, cette argumentation est liée à un nouveau groupe d'arguments qui représentent l'axe de défense de la " gauche gouvernementaliste ", que nous allons analyser plus loin.
Passons au quatrième thème, celui concernant " le gouvernement (ou le PT) objet d'une dispute d'orientation ". Il est clair que cet argument — qui fut peut-être le plus important au cours des premiers mois qui ont suivi sa formation — a perdu presque toute sa force. Mais il survit encore de manière résiduelle ; nous verrons comment cet argument réapparaît, d'une certaine façon, en examinant plus loin la nouvelle ligne de l'argumentation. la victoire de la gauche du PT à Fortaleza est quelquefois citée en sa faveur — mais il est difficile d'affirmer que cette victoire compense l'ensemble des défaites subies par la gauche du PT. D'autre part cet argument peut être réinterprété dans le but d'affirmer qu'il est possible d'améliorer des aspects de la politique gouvernementale, même si une dispute générale sur son orientation n'est plus possible. Cela conduit, c'est évident, à légitimer une orientation générale en échange de quelques miettes.
Un groupe d'arguments qui survit un peu mieux, c'est le premier : que " le gouvernement Lula est le résultat d'une accumulation des forces du mouvement populaire de deux décennies ", c'est-à-dire qu'il s'agit d'un argument soulignant l'identification de la gauche et du peuple avec Lula et son gouvernement (ou avec le PT). Nous trouvons encore des gens qui défendent avec emphase l'idée que " la victoire de Lula fut la plus grande victoire historique pour les travailleurs et les classes populaires ", ou qui disent — pour justifier le fait qu'ils restent au sein du PT et du gouvernement — que " le PT est héritier des grandes luttes ", sans examiner sérieusement le rôle du PT aujourd'hui.
L'axe de l'argumentation a cependant subi une inflexion. On entend moins parler de la " grande victoire " représentée par l'élection de Lula et plus du fait que " les espoirs populaires demeurent encore ". On insiste sur le poids du PT et, surtout, de Lula au sein des secteurs populaires : on souligne que " la majorité des militants de la gauche est encore liée au PT ". Ce dont on ne discute jamais c'est si l'influence de Lula ou du PT renforce ou affaiblit la cause socialiste et donc si elle doit être renforcée ou combattue.
Lorsqu'on parle de l'identification des secteurs populaires avec Lula et (de manière plus limitée) avec son gouvernement, on ne pose néanmoins jamais la question de savoir si Lula et son gouvernement ont pour leur part agi en leur faveur. On ne se demande pas quels sont les intérêts que le gouvernement Lula a défendus pour l'essentiel. C'est cependant la question décisive : celle de l'action pratique du gouvernement Lula. Il est pourtant plus important de savoir si Lula s'identifie en pratique avec les intérêts populaires que si le peuple s'identifie avec lui.
Une autre variante (assez curieuse) de cette ligne d'argumentation consiste à reconnaître que le gouvernement Lula est mauvais, tout en disant que nous n'avons pu obtenir un meilleur gouvernement. Sans commentaires.
Une version particulièrement étrange de l'argument sur l'identification du PT et des travailleurs a été présentée dans l'article de Valter Pomar, publié dans le journal Démocratie socialiste (en août 2004). Pour lui, " le PT canalise encore les intérêts des travailleurs et ne peut pas cesser de le faire ". Ce dirigeant de l'Articulation de gauche, qui est devenu le principal idéologue de la gauche gouvernementaliste, affirme que " le PT représente un "intérêt" pour les secteurs des classes dominantes que s'il est capable de canaliser les intérêts des travailleurs sur les terrain politique et électoral ". Donc le PT maintiendra ces liens.
Sans entrer dans la discussion pour savoir si cela correspond ou non à la réalité, notons qu'il est difficile de comprendre comment un tel raisonnement peut être utilisé comme un argument en faveur du maintien des militants de gauche au sein du PT (et, à partir de là, au sein du gouvernement Lula). Que fait la gauche socialiste dans un parti qui sert les classes dominantes ?
Un autre groupe d'arguments qui, en étant assez redéfini, a encore un certain poids, c'est : " La défaite du gouvernement Lula serait une défaite historique de la gauche brésilienne ". On dit que l'on a vu la confirmation que la polarisation réelle de la société brésilienne aujourd'hui se fait selon l'axe PT (gauche) — PSDB (droite). Et qu'il n'y a donc pas d'espace pour un conflit entre la gauche plus radicale d'une part et le gouvernement Lula ainsi que la droite traditionnelle de l'autre. Ainsi la droite (traditionnelle) serait le grand bénéficiaire de l'échec du gouvernement Lula. A partir de cette affirmation on passe à l'attaque contre les alternatives au PT, supposées faire le jeu de la droite.
Pourtant l'énoncé même de l'argument le détruit. Quand Valter Pomar, dans l'article déjà cité, dit qu'il " n'est pas possible d'imposer simultanément une défaite au gouvernement Lula et à la droite traditionnelle ", il reconnaît, presque explicitement, que le gouvernement Lula représente une " droite non traditionnelle ". Ne serait-ce donc pas plus correct de dire que ce sont ceux qui soutiennent cette nouvelle droite qui font le jeu de la droite ?
De plus, les nombreuses alliances du PT avec le PSDB et le PFL, tout comme le fait que tous ces partis se soient alliés pour imposer la réforme des retraites, pour approuver le partenariat public-privé (6), pour défendre la politique économique néolibérale, etc., montrent que le conflit entre le PT et le PSDB est tout au plus similaire au conflit entre les Démocrates et les Républicains aux États-Unis : une rivalité politique sans polarisation de projets de classe.
Finalement l'argument que " ce gouvernement réalise des bonnes choses " survit encore. Mais même s'il a été depuis le début le plus faible de tous les arguments mentionnés, il a été encore plus affaibli.
" Guerre de positions continentale " et nouvelles lignes d'argumentation
Il faut cependant remarquer qu'une nouvelle ligne d'argumentation est en cours de construction par la gauche gouvernementaliste et qu'elle prend progressivement la place des arguments précédents. On peut dire que son noyau consiste à retirer le gouvernement Lula du centre de l'analyse. Venant de ceux qui veulent argumenter en faveur de la participation à ce gouvernement, c'est une ruse assez cocasse.
Une des manières de le dire consiste à affirmer que " ce n'est pas le gouvernement qui est au centre de la lutte, mais la société, les mobilisations, etc. " Ainsi ce qui serait le plus important ce serait " de mettre la classe ouvrière en mouvement ".
Ce raisonnement cherche parfois à faire une critique " de gauche " des alternatives en construction, et spécialement du PSoL (il faut néanmoins remarquer que tous ceux qui emploient cet argument ne font pas partie de la " gauche gouvernementaliste " : certains ne défendent nullement le gouvernement Lula). Dans une certaine mesure cette argumentation est liée à celle qui affirme que le rapport des forces est défavorable, tout en y mêlant une vision stratégique plus à gauche.
Le grand problème de ce raisonnement c'est qu'il fuit le terrain du débat sur la nature du gouvernement Lula. Qu'il soit ou non au centre de la lutte, quel rôle y joue-t-il ? Favorise-t-il ou non le projet socialiste ? Aide-t-il ou désavantage-t-il la mobilisation de la classe ouvrière ? Pour renforcer le caractère fuyant de cette argumentation, elle se combine parfois avec des affirmations qui, en réalité, n'ont aucun rapport avec le gouvernement Lula, comme l'énonciation (correcte) que " le processus des luttes en Amérique latine n'a pas été mis en échec ".
La référence au processus politique latino-américain ouvre par ailleurs la voie à une autre façon d'argumenter. On signale ainsi que le gouvernement Lula (et le processus politique brésilien) doivent être compris dans le cadre du processus en cours dans l'ensemble de l'Amérique latine, où nous aurions une lutte prolongée contre l'impérialisme nord-américain, lutte dont le gouvernement Chavez et les mouvements sociaux les plus combatifs seraient les acteurs les plus avancés, où le gouvernement cubain occuperait également un rôle important et positif, alors que les gouvernements Kirchner et Lula y joueraient un rôle ambigu.
La référence au processus de lutte anti-impérialiste en Amérique latine constitue certainement le point fort et correct de cette argumentation. Mais la façon d'insérer le gouvernement Lula (ou celui de Kirchner) dans ce raisonnement semble être une version un peu caricaturale, d'une part, de l'idée gramscienne de la " guerre de positions ", reliée à la reprise des pires conséquences qui en ont été tirées, il y a longtemps, d'autre part, de la conception de l'État développée par Poulantzas dans ses derniers travaux — l'État comme " rapport social ", traversé de l'intérieur par la lutte de classes, qu'on pourrait s'approprier par morceaux.
Ce raisonnement récupérerait ainsi, en aggravant la confusion, les idées de " gouvernement de transition " et surtout de " gouvernement en dispute ", tout en prenant soin de faire croire qu'il ne faut pas lui accorder une importance démesurée.
Le but de cet article n'est pas de discuter de cette vision du processus politique latino-américain. Il ne faut pas non plus d'insister ici sur le fait que le gouvernement Lula n'occupe nullement une place ambiguë dans le processus politique brésilien et continental : nous l'avons déjà dit. Je veux juste souligner un point décisif : même si nous ne voulons pas mettre le gouvernement Lula au centre de l'analyse, si nous discutons de son caractère et si nous nous demandons s'il est correct d'y participer (et donc d'accepter sa discipline, comme l'ont fait le PT, le PCdoB et d'autres partis) nous ne pouvons pas fuir les questions simples et essentielles : Quel est le caractère de ce gouvernement ? Quels intérêts fondamentaux de classe a-t-il défendus ? Que son rôle soit très ou peu important, en faveur de quels secteurs sociaux joue-t-il ? Est-il correct (et légitime) que des militants socialistes subordonnent leur ligne d'action aux exigences du gouvernement Lula (par exemple en votant ses contre-réformes, sa politique salariale, ses budgets etc., ce qui est obligatoire pour qui veut continuer de faire partie de ce gouvernement) ? Est-il possible de défendre l'ensemble des intérêts des secteurs exploités et opprimés en acceptant de se subordonner à ce gouvernement ? Etc.
Lorsque nous analysons le question de ce point de vue, il est difficile de ne pas conclure que les nouvelles argumentations de la " gauche gouvernementaliste " tournent le dos aux questions auxquelles il faut répondre si l'on se préoccupe sérieusement de sa place dans le processus politique brésilien (et latino-américain).
Conclusion
La vie de la gauche gouvernementaliste n'est pas facile, en particulier la vie de son argumentation rationnelle. Pris ensemble, à la lumière de la raison, ses arguments sont très faibles. D'où une question : est-ce que ce sont ces arguments qui fondent l'existence de la gauche gouvernementaliste ?
Au début de cet article il a été dit que l'argumentation de la gauche gouvernementaliste est un cas particulier de croyance en ce que l'on veut croire — mais qu'il ne s'agissait pas de mauvaise foi. Ne faudrait-il pas conclure que, maintenant, nous avons affaire à une pure mauvaise foi (7) pour justifier la présence dans le gouvernement ? Ou, du moins, à une dose prédominante de mauvaise foi ?
1. Comme cela a été bien analysé dans l'article de Walden Bello et de Aileen Kwa "Diviser pour régner", reproduit au Brésil par l'hebdomadaire Fato n° 80, du 9 au 15 septembre 2004.
2. Voir, par exemple, la documentation de l'Agência Carta Maior de 16 septembre 2004, "Quem ganha e quem perde com o acordo Mercosul — União Européia" ("Qui gagne et qui perd avec l'accord Mercosur-UE").
3. La BNDES était censée financer le développement, mais sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso elle a surtout financé les privatisations. Carlos Lessa avait commencé la réorganisation de la BNDES pour lui rendre sa fonction originelle, devenant ainsi la cible des secteurs les plus liés au capital financier (dont le ministre des finances, Palocci). Il semble que le nouveau président, Guido Mantega, veuille que la BNDES serve en premier lieu à financer le partenariat public-privé (PPP), une forme de privatisation honteuse inspirée des premières mesures de Margaret Thatcher, qui est actuellement une des priorités du gouvernement Lula.
4. Le "tucano" (toucan) est un oiseau typique du Brésil. Il a été choisi comme emblème par le Parti social-démocrate brésilien (PSDB, droite néolibérale) de l'ex-président Fernando Henrique Cardoso.
5. " Lettre aux pétiststes ", janvier 2005.
6. cf. note 3.
7. Le terme utilisé par l'auteur est "malandragem" qui correspond à quelque chose d'intermédaire entre "mauvaise foi" et "malice" : une "mauvaise foi malicieuse" ?