Willem Bos, président du Comité national " Grondwet Nee » (Non à la Constitution), est membre du SAP (Politique socialiste ouvrière, section néerlandaise de la IVe Internationale). D'après International Viewpoint, n° 368, juin 2005 (www.internationalviewpoint.org).
Les résultats du référendum hollandais sur la Constitution européenne représentent une résistance manifeste au projet néolibéral. Il ne s'agit pas d'un vote contre l'Europe — la coopération européenne, l'intégration ou l'union — mais plutôt d'un vote contre l'Europe néolibérale que cette constitution tentait de figer. Ceci ne signifie pas qu'il puisse être attribué sans ambiguïté à l'aile gauche ou progressiste. Les sentiments traditionnels, chrétiens, nationalistes et anti-immigrés, ont également joué un rôle. Mais ils n'ont certainement pas dominé la campagne. La victoire du non ouvre de nouvelles perspectives pour le mouvement altermondialiste hollandais.
Avec une participation de 63 %, presque 62 % des électeurs et électrices ont voté contre la constitution européenne. Pour ce premier référendum national hollandais, le taux de participation a été de plus de 50 % supérieur à celui des dernières élections au Parlement européen, en 2004 (moins de 40 %). Il est plus haut qu'en 2002, aux élections municipales, ou qu'en 2003, aux élections provinciales. Et le " oui » n'a gagné la partie que dans une vingtaine des municipalités les plus riches du centre et du sud du pays.
Un vote de classe
La base de classe du " non » est claire. Moins les électeurs et électrices étaient diplômés, plus ils/elles ont eu tendance à voter " non ». Ainsi, 51 % des bénéficiant d'une formation supérieure se sont prononcés en faveur du " non ». Le pourcentage passe à 72 %, pour ceux qui ne pouvaient se prévaloir que d'une éducation secondaire, et à 82 % pour les bénéficiant seulement d'une éducation primaire. De même, une faible majorité des votants aux revenus les plus élevés s'est prononcée en faveur du " non », alors que les deux tiers des bas et des moyens revenus ont voté contre la constitution. Les femmes ont eu également plus tendance que les hommes à se prononcer pour le " non ».
Dans la municipalité la plus pauvre du pays, Reinderland, dans le Groningue oriental, 84,6 % des votants ont dit " non ». Une seule municipalité a été encore plus favorable au " non » : le noyau dur protestant du village des pêcheurs, Urk, où le " non » a obtenu 91,6 %. Le " oui » a remporté la majorité dans quelques-unes des municipalités les plus riches, au centre et au sud du pays. Ainsi à Rozendaal, le " oui » a obtenu son score le plus élevé, avec 62 %. De même, dans les villes, la tendance était évidente : plus la municipalité était prospère, plus les habitants votaient " oui » , plus elle était pauvre, plus ils votaient " non ».
55 % des partisans du Parti travailliste (social-démocrate) ont voté contre la Constitution. Parmi les adhérents de la Gauche verte (issue d'une fusion du Parti communiste avec divers petits groupes, en 1991), une faible majorité de 52% a voté " oui ». Même parmi les électeurs du parti libéral-démocrate (D66), pro-européen par excellence, 45 % ont voté contre la Constitution. Seuls les membres du Parti démocrate-chrétien, actuellement au gouvernement, ont voté à une écrasante majorité (80 %) en faveur du " oui ». Parmi les supporters de l'aile droite libérale, VVD (libéraux-conservateurs, dont est issu Fritz Bolkestein), presque 40 % se sont prononcés contre la Constitution.
En revanche, au sein des partis qui ont clairement appelé à voter " non », le nombre d'électeurs s'étant prononcé pour le " oui » a été très limité. Seulement parmi les adhérents à l'Union chrétienne protestante, légèrement plus de 10 % ont voté en faveur de la Constitution.
Anti-establishment
Le résultat est plus frappant encore si l'on considère que les partis politiques traditionnels qui ont appelé à voter " oui » — les démocrates-chrétiens, les libéraux, le VVD et le D66, ainsi que les partis d'opposition, les travaillistes et la Gauche verte — occupent 85 % des sièges du Parlement. Les seuls députés à s'opposer à la Constitution ont été ceux du Parti socialiste (d'origine maoïste, qui s'est développé ces dernières années pour devenir la plus grande force politique à gauche de la social-démocratie, avec 8 des 150 sièges du Parlement), des deux petits partis protestants orthodoxes, des reliquats de la Liste Pim Fortuyns, ainsi qu'un député de la droite non-conformiste, née de la scission du VVD, Geert Wilders.
En outre, la totalité de la société civile organisée s'était virtuellement prononcée en faveur de la Constitution : les directions syndicales, les plus importantes organisations environnementalistes, l'association des petits et moyens employés, Amnesty international, Greenpeace, et même les associations d'automobilistes et les ONG développementistes. Seul un nombre très limité des plus petits groupes environnementaux étaient contre.
Les résultats indiquent non seulement un hiatus entre les citoyens et les politiciens, mais également la division verticale au sein de pratiquement toutes les grandes organisations sociales. Leurs directions soutenaient la Constitution, alors qu'une proportion élevée de leurs membres la rejetaient.
La culture du polder
Pour comprendre cette situation, il faut se pencher sur les développements politiques de ces dernières années. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements ont été traditionnellement composés de coalitions, formées autour des démocrates-chrétiens, alliés aux libéraux du VVD ou au parti travailliste. En 1994, la mainmise démocrate-chrétienne sur le pouvoir a pris fin ; à cette date, ce parti a subi en effet une défaite spectaculaire aux élections. Un gouvernement de coalition formé de libéraux et de travaillistes s'est ainsi installé au pouvoir.
Menée par l'ancien leader syndical Wim Kok, cette coalition a effectué en huit ans les principales réformes néolibérales. L'une des conséquences de cette période " pourpre » (en référence au mélange du rouge social-démocrate et du vert libéral) a été une dépolitisation de grande envergure. En effet, les différences entre les partis les plus importants, et en particulier entre les adversaires traditionnels du parti travailliste et du VVD, sont devenues presque imperceptibles. La culture politique de consultation et de consensus (le " modèle polder »), toujours forte, a couvert le champ politique d'une chape de plomb.
Avec l'ascension de Pim Fortuyn, populiste de droite, cette chape a soudainement été brisée. La croisade de Fortuyn contre le multiculturalisme et la tolérance à l'égard de l'Islam (qu'il décrivait comme une religion arriérée) a rassemblé une couche des classes moyennes qui avait, au cours des années, considérablement amélioré sa position économique et était maintenant prête à réclamer une influence politique plus grande. Mais la percée électorale de Fortuyn était également due au fait qu'il faisait appel à beaucoup de Hollandais blancs et moins instruits, dont le sentiment de sécurité avait été miné par le démantèlement de l'État-providence et la libéralisation de l'économie. Traditionnellement, ces groupes avaient formé la base électorale des travaillistes, mais ils avaient désormais complètement perdu la foi dans la gauche.
Après l'assassinat dramatique de Fortuyn, juste avant les élections de 2002, cette révolte s'est exprimée par un vote accru pour les démocrates-chrétiens menés par Jan Peter Balkenende. Ce dernier a formé alors un nouveau cabinet avec le parti libéral VVD et, au début, avec les reliquats de la " Liste Pim Fortuyn » (LPF). Mais après quelques mois de gaffes et de scandales inévitables, le LPF a été remplacé par les libéraux du D66, légèrement moins à droite.
Ce cabinet Balkenende, toujours au pouvoir aujourd'hui, est sans aucun doute le plus à droite de mémoire de Hollandais. Les partis représentés en son sein ont glissé sur leur droite et cela vaut également pour les partis d'opposition. Le sentiment dominant des élites politiques fut que l'assassinat de Fortuyn a laissé vaquant un espace politique à la droite et que pour l'occuper il fallait infléchir l'orientation des partis…
L'année dernière cependant les protestations massives contre le plan de réforme des retraites ont prouvé que la réalité n'est pas aussi simple. Les syndicats, très affaiblis au cours de ces dernières années, ont été contraints de se mobiliser.
A la surprise générale, ceci a conduit à la plus grande démonstration syndicale de l'histoire hollandaise, qui a mobilisé environ un demi-million de personnes. L'impact politique de cette mobilisation a été en grande partie annihilé, un mois plus tard, lorsqu'un extrémiste musulman a assassiné le réalisateur Theo van Gogh. Une fois de plus, les craintes d'un danger islamique ont déterminé le visage de la politique hollandaise.
Cependant, le référendum a aujourd'hui prouvé que d'autres issues sont possibles et qu'une autre orientation politique peut être mise en œuvre.
Le cours de la campagne
Avant même que la campagne n'ait véritablement démarré, l'approbation de la constitution européenne semblait certaine. Les premiers sondages donnaient le " oui » gagnant (20 % pour et 10 % contre). De plus, l'appui écrasant des plus importantes organisations politiques et sociales semblait offrir les garanties nécessaire.
La proposition d'un référendum est venue de trois députés du centre-gauche, qui ont soumis une loi appelant à un référendum non contraignant. Malgré l'opposition du gouvernement, la proposition a reçu un accueil favorable des libéraux du VVD, qui souhaitaient répondre au mécontentement lié à l'adoption de l'euro. Lors de l'adoption de ce dernier, bien qu'il y ait eu des appels pour un référendum, il ne s'est pas trouvé de majorité parlementaire capable de l'imposer.
Le passage à l'euro et ses conséquences ont encore aujourd'hui un impact important. Divers politiciens ont soutenu qu'il valait mieux tenir un référendum dans lequel les gens pourraient faire entendre leur voix, plutôt que de provoquer des frustrations encore plus importantes. La grande erreur de calcul des défenseurs de la constitution c'était leur certitude que l'appui écrasant des organisations politiques et sociales convaincrait la population.
En fait la campagne du " oui » a déraillé dès le début. Ses défenseurs ont hésité pendant longtemps avant de commencer réellement à faire campagne. Les divisions dans le camp du " oui » ainsi que l'impopularité grandissante du gouvernement Balkenende ont en effet affaibli les tenants du " oui ». Quand le camp du " non » a commencé à être majoritaire dans les sondages, le gouvernement s'est senti obligé de jouer un rôle actif.
Les partisans du " oui » ont alors mené campagne d'une manière exceptionnellement brutale et intimidatrice. Ils ont puisé abondamment dans les caisses de l'État afin de financer leur propre campagne et leurs communiqués ont été conçus pour forcer les Néerlandais à voter " oui ».
Un ministre a déclaré que rejeter la constitution compromettrait la paix en Europe. Sans aucune subtilité, Auschwitz et Srbrenica ont été avancés comme arguments pour le " oui ». On a dit aux Néerlandais qu'ils seraient la risée de l'Europe s'ils votaient " non ». Venant d'un gouvernement qui ne bénéficiait guère que de 18 % d'approbation, ces arguments ont servi à la campagne du " non ».
Quatre composantes émergent dans le camp du " non ». Le point de vue le plus extrême et le plus dangereux est venu du libéral non conformiste Geert Wilders. En tant que député indépendant, il travaille dur pour établir une nouvelle formation politique à droite et il se considère comme le successeur de Pim Fortuyn. Sa campagne s'est concentrée sur les dangers de l'adhésion turque à l'UE et la conquête musulmane de l'Europe qui devrait s'ensuivre.
Le petit parti protestant a mené une campagne très différente. Nonobstant l'objection relative au manque de référence à la tradition judéo-chrétienne de l'Europe dans la constitution, les protestants ont mené une campagne relativement claire dans laquelle ils ont argumenté qu'un nouveau type d'intégration européenne n'avait aucun sens en ce moment-ci et que, quoiqu'il arrive, la constitution n'était pas nécessaire à cette intégration.
La force politique la plus forte dans le camp du " non » a été, sans conteste, le Parti socialiste (gauche radicale) qui a mené une campagne active, tant dans les médias que dans la rue. Sa campagne s'est appuyée sur la nécessité de sauver les Pays-Bas. Cette constitution allait, du point de vue des socialistes, transformer l'Europe en un super-État dans lequel la Hollande n'aurait qu'un rôle de province. Ils ont ainsi démontré que les Pays-Bas allaient disparaître de la carte de l'Europe.
Enfin le " Comité Grondwet Nee » (Comité Non à la Constitution), une alliance d'activistes de l'aile gauche, formée pour l'occasion, a mené une campagne progressiste pour le " non ». Grondwet Nee a argumenté qu'une autre Europe était possible, une Europe alternative à l'Europe antidémocratique, néolibérale et militariste.
Malgré sa petite envergure et ses ressources limités, le Grondwet Nee a joué un rôle considérable dans la campagne et a clairement contribué à la visibilité d'un " non de gauche », empêchant que le camp du " non » soit dominé par l'aile droite nationaliste.
Qui a remporté la victoire du " non » ?
Il est certain que toutes sortes de motifs ont joué un rôle dans la victoire du " non » : une aversion très répandue et partagée pour la politique du gouvernement en place en général ; une opposition aux interférences continuelles de Bruxelles dans la politique intérieure ; la peur liée à la perte de l'identité nationale ; des motivations chrétiennes et nationalistes ; et une intense irritation à l'égard de l'arrogance du camp du " oui ». Il est difficile de juger lesquels de ces éléments ont été décisifs dans la victoire du " non ».
En tout état de cause, il est clair que Wilder et sa campagne anti-turque et anti-islamique n'a pas joué un rôle déterminant. Il y a également un consensus assez large sur le fait que ce qui l'a emporté n'est pas une campagne anti-européenne, mais bien une campagne contre la manière dont l'Europe fonctionne actuellement.
Un tableau correct peut être tiré d'un sondage réalisé seulement une semaine après le vote. Il a montré qu'une semaine plus tard, la majorité pour le " non » aurait été encore plus forte, à 64 %. Les changements de popularité des différents partis politiques, dans le sillage de la campagne, donne une très bonne image de son impact. Le grand perdant n'est apparemment pas la droite, mais le parti travailliste, qui est descendu dans les sondages de 50 députés à 41.
Aujourd'hui, 70 % de l'électorat travailliste voterait contre la constitution. Le plus grand vainqueur est le Parti socialiste, qui est monté dans les sondages de 13 à 21 sièges (alors qu'il ne dispose aujourd'hui que de 8 sièges !). L'Union chrétienne a progressé de 6 à 9 sièges, alors que le parti de Wilders a perdu un siège. Les questions concernant la popularité de différents politiciens confirment ce tableau général.
Ce résultat peut être interprété comme un rejet sans ambiguïté du projet néolibéral ; de même, il souligne que la gauche a imprimé sa marque sur la campagne.
Les conséquences de la victoire du " non »
L'issue du référendum aura des conséquences profondes. Tout d'abord, après le double " non » en France et en Hollande, cette constitution est indubitablement morte.
En second lieu, ce résultat aura des conséquences fondamentales pour la politique néerlandaise. La gauche a l'opportunité aujourd'hui de prendre de nouvelles initiatives dans la discussion sur l'Europe. La proposition de Grondwet Nee d'appeler à une convention nationale, qui tiendrait une discussion démocratique sur le futur de l'Europe et la place des Pays-Bas en son sein n'a pas suscité de réponse immédiate.
Le Parlement a cependant adopté une motion du Parti socialiste (SP) pour une large discussion sur l'Europe au sein de la société. La forme que va prendre cette discussion n'est pas encore claire, mais dans tous les cas nous devrons nous battre pour assurer qu'elle ne se transforme pas en une discussion de café du commerce sans objet, et que les propositions qui en émanent soient soumises au peuple pour approbation par référendum. Il est aussi important que des initiatives soient prises au niveau européen pour débattre et arriver à des positions communes sur le futur de l'Europe.
Le manque de simultanéité entre les débats, ainsi que la pression du temps, a largement transformé les campagnes référendaires en campagnes nationales. Dans les mois à venir, il est possible de prendre des initiatives internationales communes, dont le point de départ soit le rejet de cette constitution. Le forum social européen est l'un des lieux où cela peut se faire.
Après l'expérience de ce premier référendum national, il semble probable, que l'outil du référendum soit utilisé à d'autres occasions. Cela rend très important le combat pour des référendums véritablement démocratiques, dans lesquels les partisans et les opposants aient des opportunités égales et que le gouvernement ne puisse pas utiliser sans restriction des ressources publiques pour sa propre campagne.
Troisièmement, la légitimité et la représentativité de nombreux partis politiques et organisations sociales dans le camp du " oui » sont maintenant sujettes à caution. Appeler à voter pour la constitution, en évitant sans scrupules toute discussion interne et découvrir ensuite que sa propre base est contre, devrait être un problème pour toute organisation sérieuse. Les discussions qui vont sans doute éclater dans de nombreuses organisations devraient ouvrir plus d'espace pour des idées critiques de gauche.