Nous publions ci-dessous la suite de l’article sur la lutte dans les colonies portugaises commencé dans le dernier numéro d’INPRECOR. La première partie de cet article analysait le processus de formation et l’évolution des mouvements de libération dans le cadre d’une Afrique en pleine transformation néo-coloniale.
Aujourd’hui, avec la nouvelle situation au Portugal, la lutte de libération se trouve sans ambiguïté face à son dilemme historique : révolution socialiste ou caricature de révolution.
Nous aborderons cette question en détaillant les facteurs qui déterminent, au sein des mouvements de libération, la trajectoire politique de ces luttes.
La question de la formation sociale
En optant pour une stratégie de « guerre révolutionnaire prolongée », les jeunes directions nationalistes abandonnent la priorité du travail dans les villes pour s’implanter d’abord dans les campagnes frontalières des régions enclavées. Elles quittent une sphère d’activité marchande où le groupe petit-bourgeois (employés, fonctionnaires) est beaucoup plus important que la classe ouvrière. Au Mozambique par exemple, les travailleurs des petites entreprises et des plantations représentent 1% de la population. En Angola on comptait en 1964 2.840.000 personnes, soit 13% de main d’œuvre salariée. Dans les zones économiquement développées (région du café, Cuanza Norte et UIGE) où il n’était pas plus question de démarrer la lutte armée, la main d’œuvre locale ne rentre que pour 12% du total d’une main d’œuvre semi-prolétarisée constituée de paysans migrants.
L’apparition des mouvements de libération s’est donc faite dans des zones où le développement de la formation sociale, tout en étant sommaire, garantit une hégémonie numérique et politique de la petite-bourgeoisie au sein du mouvement. Dans les campagnes, bien que la pénétration de l’économie marchande y soit inégale, la quasi majorité de la population vit en auto-subsistance1.
Le passage à la lutte armée constitue donc en même temps l’arrachement des cadres à leur milieu social d’origine. Cabralexprime d’ailleurs ce passage de la ville à la campagne pour la petite-bourgeoisie nationaliste en termes erronés. Constatant le fossé historique entre les formations des villes et des campagnes, il traite du rôle de la petite-bourgeoisie en termes moraux. Après avoir dénoncé les risques de néo-colonialisme, il déclare en 1966 à la première conférence de l’OSPAAL : « Pour ne pas trahir ces objectifs, la petite-bourgeoisie n’a qu’un moyen : le renforcement de la conscience révolutionnaire... Cela signifie que, pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite-bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleurs révolutionnaires, entièrement identifiés avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient. » Cette position de Cabral, sur le suicide de la petite-bourgeoisie, est peu à peu remise en question par le PAIGC. Non seulement le concept de suicide est faux, mais encore, le PAIGC ne réalise aucunement dans la pratique cette homogénéité idéologique qui est la conclusion normale des propos de Cabral en 1966.
De même, faudrait-il que la lutte des classes ne soit pas appréhendée par ces camarades dans l’aire restreinte des zones libérées, mais également au cœur des villes où il faudra, demain, imposer le point de vue du « travailleur révolutionnaire » au sein d’une formation sociale autrement plus complexe que celle des campagnes et dans laquelle l’économie de marché a développé des couches sociales hostiles aux intérêts du prolétariat et des paysans pauvres. Enfin, nous le verrons plus loin, le PAIGC a encore moins intégré à son analyse la lutte de classes qui se mène dans l’ouest africain et qui pèse aussi sur le devenir de la jeune République de Guinée.
Cabral, dans ses écrits, amorce une analyse de la formation sociale, mais il semble bien que cette analyse soit « châtrée »pour des raisons « tactiques » qui, en fait, obscurcissent l’horizon historique de la lutte. Ainsi, en 1964, au séminaire du Centre Frantz Fanon de Milan : « ... mais n’est-il pas possible... de déterminer la petite-bourgeoisie vraiment révolutionnaire ? Comme élément d’analyse, on pourrait peut-être répondre simplement : la bourgeoisie honnête, c’est-à-dire qui, en dépit de tous les courants contraires, contribue à faire siens les intérêts fondamentaux des masses populaires de son pays. »
Ces insuffisances dans l’analyse de la formation sociale et de la lutte des classes a ses corollaires au niveau de la nature et du rôle du parti ainsi que celui de l’État mis en place. Pour le parti, il suffit de constater que le PAIGC a une fonction de « mouvement ». C’est ainsi que, après la mort de Cabral, le Comité Exécutif de la Lutte déclarait que le PAIGC « réunit en son sein toutes les couches sociales de notre peuple colonisé. » Muet sur les questions du parti d’avant-garde, le PAIGC devient carrément ambigu sur la question de l’État : « En assurant le contrôle et la gestion politico-administrative dans les régions libérées, notre parti s’est érigé en Parti-État » (Vasco Cabral le 31-1-74).
Cette conception du Parti-État que développèrent à satiété S. Touré et Nkrumah soutend la fonction bonapartiste de leur personnage et constitue une vieille mystification nationaliste abondamment utilisée par les Mobutu et consorts. Peut-être faudrait-il alors, préciser la nature de cet État et la fonction du Parti ? Si le PAIGC réunit « toutes les couches sociales de notre peuple », il y a fort à parier que le Parti-État ne représentera pas le seul « point de vue du travailleur révolutionnaire ». À moins que nous assistions à des « suicides en chaîne ».
En définitive, les mouvements de libération ne constituent pas aujourd’hui des Mouvements MULTI-CLASSISTES ACCOMPLIS. Le FRELIMO, le PAIGC et le MPLA sont des MOUVEMENTS À CONCEPTION MULTICLASSISTE qui ne réalisent pas encore leur fonction frontiste dans la mesure où leur zone d’influence stable se limite aux campagnes, et dans la mesure où les maigres couches petites-bourgeoises affairistes des villes ont déjà partie liée avec des fractions « démocratiques » du colonat (GUMO au Mozambique ou le Mouvement Démocratique de Guinée).
Dos Santos exprime tout ce débat dans l’interview à The African Communist. Ses propos, par les contradictions qu’ils contiennent, permettent de comprendre les ambiguïtés d’une conception multiclassiste dans une lutte où il est de plus en plus difficile de trouver un dénominateur commun à « toutes les couches du peuple ». « Il n’y a pas de bourgeoisie nationale dont il vaille la peine de parler. » (P. 32)... « Mais je dirais que le FRELIMO est un front - pas un front d’organisations en dépit du fait qu’il a été formé par trois organisations qui se sont fondues pour en former une seule -, je dirais que c’est un Front parce qu’il regroupe tous les groupes ou classes sociales dans le but de liquider l’oppresseur. Tout le monde – que ce soit dans le secteur capitaliste ou traditionnel - souffre l’humiliation du racisme, de l’exploitation capitaliste, y compris les chefs de tribu » (P. 35)... « bien sûr au sein de presque tous les mouvements de libération nationale il y a différents types de nationalisme. Il y a le nationalisme élémentaire primaire - ce qu’on appelle le nationalisme primaire. Certaines personnes qui participent au mouvement pour l’indépendance ne le font pas pour satisfaire les intérêts d’un petit groupe... Je dirais donc qu’il ne s’agit pas d’une question de pièges ou de limitations mais des caractéristiques d’un certain type de nationalisme. » (P. 44) « Comme toujours, la construction d’une société économiquement pose le problème du type de production et de distribution, et particulièrement de qui va bénéficier de ce que produit la société. » (P. 45) « Gwenjero, Marupa et Simango ne prenait pas ces positions (avant leur exclusion - C. G.) ouvertement, mais ils étaient aiguillonnés par un désir de pouvoir politique individuel, par une idéologie bourgeoise et le désir de construire un système de type capitaliste. » (P. 46) « Si nous n’adoptons pas des méthodes collectivistes, nous ne serons pas capables de faire front à l’ennemi avec succès... Si notre organisation maintient une direction vraiment révolutionnaire, les circonstances particulières du processus de notre libération ouvrent de réelles possibilités pour un passage de la libération à la révolution... Telle doit être notre ligne de défense jusqu’à ce que se présente une situation où les classes réellement révolutionnaires contrôleront le pouvoir à tous les niveaux. » (P. 48/49). Le cheminement est tortueux. Certes on ne sait toujours pas si le FRELIMO front-multi-classiste a pour objectif de gagner des couches que dénonce ici Dos Santos. Mais tout ceci se termine par une approche de la transcroissance de la lutte qui, tout en étant le fruit d’une approche empirique, n’en commence pas moins à être théorisée.
De même, Cabral en 1964, faisant de longues analyses du néo-colonialisme, « défaite du mouvement ouvrier international », termine son exposé en déclarant qu’une telle situation « postule une solution socialiste ».
Il reste que ces approches timides d’une théorisation du processus révolutionnaire ne constituent aucunement une garantie. Non seulement il faut compter avec l’hétérogénéité plus ou moins importante des directions, mais encore la trajectoire politique des mouvements de libération ne peut être le fruit des seuls facteurs internes. Pèse sur eux toute la situation politique continentale par rapport à laquelle ils maintiennent une attitude opportuniste qui pourrait bien faire effet de boomerang.
Quel internationalisme ?
En Afrique Australe, confrontés à l’intervention militaire croissante de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie, le FRELIMO et le MPLA ont trouvé des alliés naturels dans le ZAPU, ZANU (Rhodésie) et le SWAPO (Namibie). À l’internationalisation du conflit provoquée par l’impérialisme, ils ont répondu par un renforcement des rapports entre les mouvements de libération. Certes, leur nature politique diffère, mais comme le dit Dos Santos : « Un point élémentaire de la tactique d’une lutte comme la nôtre est de toujours disperser l’ennemi. »
La véritable question se situe dans les rapports entre les 3 mouvements et les régimes africains, ainsi que dans leur « pratique diplomatique ». La diplomatie africaine pèse très lourd et préoccupe fortement les directions du PAIGC, du MPLA et du FRELIMO. Ce sont particulièrement les pays limitrophes qui jouent un rôle important dans ce jeu où se mêlent les intérêts tactiques des mouvements de libération, les mystifications idéologiques du panafricanisme, au-dessus des classes et des tentatives d’encadrer les mouvements de libération dans le carcan réactionnaire de l’O.U.A. Trois exemples suffiraient à démontrer l’importance des pays limitrophes. Dans le conflit opposant la majorité du FRELIMO à la fraction Makonde de Kawandame, il fallut, durant le Congrès, la « présence médiatrice » d’un représentant du TANU, parti gouvernemental tanzanien. L’accord FNLA-MPLA, ainsi que la répartition des aides africaines aux deux mouvements sont contrôlés par un cartel N’Gouabi-Mobutu-Kaunda-Nyerere. Enfin, dans le conflit Neto-Chipenda, ce dernier a été ouvertement soutenu par une fraction du gouvernement zambien.
Mobutu lui-même, dans une interview à « Révolution Africaine » se présentait comme l’intermédiaire obligatoire pour l’aide au peuple angolais. Senghor qui soutint le FLING, reconnaît aujourd’hui le PAIGC ; mais il a rencontré secrètement Spinola deux fois avant l’assassinat de Cabral, il mène sa propagande en faveur d’une communauté lusophone et vient de renforcer les relations entre son parti UPS et le PS portugais.
Quelle réponse ont les mouvements de libération à ce problème ? Il ne s’agit pas d’une question négligeable. En effet, si, à nos yeux, il faut détruire l’État de la domination coloniale dans le cadre d’une révolution anti-capitaliste, il ne suffit pas dans les conditions africaines de construire un État ouvrier guinéen ou même mozambicain sur les ruines de l’administration coloniale.
Étant donné ce que sont les pays africains, tant historiquement qu’économiquement, il est évident que le développement des forces productives, la résistance à la contre-révolution internationale, les besoins démographiques, etc., IMPOSENTune dimension régionale puis continentale de la construction du socialisme.
Une Guinée socialiste est une utopie si, dans la même période, une crise révolutionnaire ne brise pas les États bourgeois sénégalais et guinéen. Ceci implique de la part des mouvements de libération de ne pas compromettre le lent travail d’explication des militants révolutionnaires qui combattent ces régimes. Or sur ce terrain la pratique du PAIGC est fort sinueuse. Briser l’isolement de la révolution guinéenne peut se faire aussi dans le sens d’un compromis droitier avec les régimes néo-coloniaux. Dans ce cas la trajectoire du PAIGC peut être très rapidement infléchie dans le sens de la capitulation sous la pression du néo-colonialisme. Quelques exemples.
Pour la Guinée Conakry, il ne s’agit pas pour nous de tirer un trait d’égalité entre S. Touré et Senghor. Toutefois, il est évident que le régime guinéen n’est pas le « phare » de la révolution africaine. Bénéficier de son soutien n’implique pas obligatoirement un apologétisme apolitique qui va à l’encontre de la formation et du mûrissement du mouvement révolutionnaire africain. Et pourtant : Francisco Mendes déclarait à Lahore en février 1974 que le gouvernement portugais entretenait toujours le rêve de s’attaquer à « la République sœur de Guinée dans le but de liquider son régime populaire et révolutionnaire et de nous priver ainsi de l’arrière sûr que représente ce pays frère... de porter atteinte à la solidarité sans faille et à l’amitié inconditionnelle et indéfectible existant entre nos deux partis et nos deux États... car le glorieux peuple du NON historique saura sauver... sa Révolution triomphante. » On peut se poser des questions sur « République sœur » et « amitié inconditionnelle entre nos deux partis » et « Révolution triomphante ». Le modèle serait-il la Guinée Conakry ?
Du côté du Sénégal, plus grave fut la présence d’Amilcar Cabral au Congrès de l’UPS, parti réactionnaire et unique dans ce pays. Plus inquiétant encore un communiqué commun PAIGC-Sénégal qui signale la « parfaite similitude de vue entre les deux délégations sur tous les problèmes abordés durant la discussion, liens bilatéraux, la situation en Afrique et dans le monde. » Ceci est en contradiction avec les pratiques crapuleuses d’un Senghor qui claironne son intérêt pour une communauté lusophone (lire néo-coloniale). Senghor fait-il partie de ceux que le PAIGC attaque dans ce communiqué : « l’erreur de ceux qui ont voulu voir dans l’ancien chef de la guerre coloniale portugaise dans notre pays, l’homme bien intentionné et capable d’orienter le Portugal dans le sens de la décolonisation » ? Il ne semble pas que ce soit le cas puisque le Sénégal joue un rôle important dans la mise en œuvre des négociations de Londres.
À contrario, il faut noter que la radio de la « République sœur » de Guinée ne faisait au début du mois de mai qu’attaquer Spinola, interlocuteur de Senghor avec qui le PAIGC n’a « pas de désaccord » ? : Que deviennent dans une telle affaire les tâches de clarification que visait Cabral à la Conférence de l’OSPAAL en pourfendant le néo-colonialisme ? Mais le même Cabral, devant la 8ème Conférence des chefs d’État africains, au nom des mouvements de libération déclarait : « Addis Abeba - la fleur nouvelle de ce bastion de l’indépendance africaine qu’est l’Éthiopie... Nous voulons exprimer à sa Majesté (Haïlé Sélassié 1er) toute notre admiration... nous avons suivi son œuvre grandiose pour la libération et la préservation de l’indépendance de son peuple. » À propos du Tchad en pleine intervention française contre le FROLINAT : « Au nom des mouvements de libération, nous adressons à son excellence le président Tombalbaye les condoléances de nous tous et de nos peuples pour les pertes déjà subies... et continuer l’œuvre de progrès social, économique et culturel de son peuple. »
La propagande traditionnelle des fantoches africains ne manque jamais de fustiger les « idéologies étrangères » à savoir tout ce qui ressemble de près ou de loin au marxisme. À la même conférence, Cabral déclare pourquoi : « nous devons aussi affirmer devant vous que nous comprenons fort bien vos soucis en ce qui concerne les "idéologies étrangères". Nous qui avons pris les armes pour nous battre pour la libération de notre peuple de toute sorte de domination étrangère, nous n’accepterons jamais la domination de qui que ce soit et quelle que soit l’aide que nous aurons reçue des étrangers... » La brochure du PAIGC note à cet endroit : « applaudissements prolongés »2.
Sur le plan international, le PAIGC ne manque pas d’opportunisme. À Lahore en février 1974 au 2ème Sommet islamique, F. Mendes déclare : « Nous sommes également sûrs de la victoire de la juste cause qui nous tient à cœur de la libération de Jérusalem. Pour atteindre ce but nous sommes prêts à consentir, à vos côtés, à tous les sacrifices. Car il y va de l’intérêt des hommes de toutes confessions qui, dans notre pays ou ailleurs, ont toujours vu dans les fidèles de l’Islam les gardiens impartiaux de la Cité de la Paix. »
Sinuosité encore quand Cabral déclare à l’ONU le 12 décembre 1962 : « En luttant et en mourant pour la libération de notre pays, nous donnons notre vie, dans le contexte actuel de la légalité internationale, pour l’idéal que l’ONU elle-même a défini dans sa Charte, dans ses résolutions, en particulier dans la résolution sur la décolonisation. Pour nous, la seule différence qui existe entre le soldat indien ou le pilote italien ou le fonctionnaire suédois qui est mort au Congo et notre camarade qui est mort en Guinée ou aux Îles du Cap Vert, réside dans le fait que, en agissant dans son propre pays au service d’un même idéal, nous ne sommes que les combattants anonymes de la cause de l’ONU. »
Un tel opportunisme augure mal des possibilités de transcroissance hors du cadre national de la lutte dirigée par le PAIGC. En effet, si nous résumons les lignes précédentes : à Lahore F. Mendes a préféré satisfaire un auditoire de dictateurs accessoirement musulmans plutôt que de se taire sur le futur social de la Palestine ; à l’ONU Cabral avait préféré satisfaire les mandataires qui avaient décidé l’intervention des casques bleus plutôt que de se taire sur ce qui reste un des plus grands coups contre-révolutionnaires ; que se taire sur les sujets qui condamnent la plupart de ces régimes néo-coloniaux... Pour obtenir quoi ? Sans doute beaucoup de choses dans l’immédiat : des reconnaissances diplomatiques, des votes à l’ONU, peut-être une certaine neutralité de la part des régimes les plus réactionnaires. Mais, dans le même temps toute la jeunesse anti-impérialiste africaine regarde le combat du PAIGC comme la tranchée avancée de la lutte anti-impérialiste. Quelle leçon lui donne le PAIGC en faisant des compromis pareils avec ces régimes haïs ? Qu’est-ce qui garantit le mieux les victoires de la révolution guinéenne à long terme : les régimes africains qui soutiennent le PAIGC comme la corde soutient le pendu ou bien la montée de la révolution africaine ? Pour notre part, la réponse est évidente.
Mais quelle logique anime une telle politique internationale ? La réponse n’est pas simple. Les mouvements de libération ne sont en aucune manière partie intégrante du mouvement stalinien, mais leur politique internationale est fortement empoisonnée par le stalinisme. Insuffisamment critique vis-à-vis du nationalisme, ils restent particulièrement vulnérables au jeu diplomatique et aux conceptions opportunistes que véhicule le stalinisme à propos de la « tactique ».
Quel bilan du stalinisme ?
Les liens des mouvements de libération avec le stalinisme se sont tissés en deux temps. Par l’intermédiaire du Parti Communiste portugais certains dirigeants actuels, étudiants au Portugal, découvrirent le marxisme à travers le prisme déformant du stalinisme. Mais le PCP ne se départissait pas d’une position sociale-chauvine. En 1957, à son 5ème Congrès une résolution disait : « Aujourd’hui, camarades, le problème des colonies portugaises qui n’avaient pas de conditions de vie indépendante ne se pose plus. » (rapporteur Ramiro). Et en 1961, la direction de Beira publie un manifeste jamais démenti par la direction nationale, qui déclare : « travailleurs, montrez aux patrons que seule l’indépendance de l’Angola sert leurs intérêts, parce qu’une fois indépendante l’Angola deviendra réellement un marché pour nos produits » (Révolution Populaire N° 6 - déc. 65). Rien d’étonnant à ce que Cabral déclare « les démocrates portugais seront effectivement dans l’impossibilité de comprendre les justes revendications de nos peuples tant qu’ils ne seront pas convaincus que la thèse de l’immaturité pour l’auto-détermination est fausse. »
Il est donc évident que les rapports avec le PCP sont fluctuants, inégaux selon les individus. Le PAIGC a reçu fraternellement le soutien des Brigades Révolutionnaires (prise de cartes d’État-Major par action armée) malgré les anathèmes staliniens lancées contre l’extrême-gauche portugaise.
Mais c’est aussi par le soutien militaire des États ouvriers que peut pénétrer le plus facilement la pression stalinienne. Par les stages militaires pour les jeunes cadres et la pression qu’exerce l’importance des fournitures matérielles à la lutte armée. C’est par ces deux facteurs que peu à peu se dégage une conception « stalinienne » de la politique internationale, faite d’opportunisme et de contraintes, sans que pour autant l’indépendance organisationnelle ne se perde. En effet les mouvements de libération ont su diversifier leurs soutiens, notamment en s’adressant aussi bien à Moscou qu’à Pékin. Mais l’attitude crapuleuse des staliniens limite partiellement l’écho de sympathie que pourrait recevoir au sein des mouvements l’aide matérielle des États ouvriers. On pourrait ainsi évoquer le commerce entre la Pologne et le Portugal qui comprenait, entre autres, la livraison de bateaux. Ou encore, l’attitude actuelle de Pékin qui, dans la foulée de son soutien à Mobutu, vient d’apporter sa « bienveillance » au FNLA après un voyage de Holden en Chine.
En fait, le poids du stalinisme s’exerce avant tout par le rôle central des États ouvriers dans un jeu diplomatique où les mouvements de libération évoluent difficilement.
Tant pour des raisons objectives de la formation sociale africaine dans les années 50 que pour des raisons subjectives de la politique extérieure de Moscou, les staliniens n’ont pas implanté (sauf en Afrique du Sud bien sûr) de réels partis communistes, staliniens par leur fonctionnement organisationnel, par leur ligne politique et par leurs liens avec la bureaucratie soviétique. Que ce soit le PAl au Sénégal, le PC Mauricien composés de quelques commerçants et inscrits au registre des marques comme une lessive, ou bien l’AKFM à Madagascar ou encore le PC réunionnais ou l’influence au sein de l’UPC camerounaise..., dans aucun cas, malgré les différences réciproques, il est possible de reconnaître l’existence d’une réelle organisation ou tendance stalinienne. En liaison avec cela il faut ajouter la rencontre systématique de la politique stalinienne (révolution démocratique et nationale) et les préoccupations du nationalisme petit-bourgeois (Union nationale pour une indépendance véritable). Il y a tout lieu de croire que des organisations telles que l’AKFM de Madagascar représentant les intérêts de la petite-bourgeoisie mérinas suffisent à Moscou pour la défense de ses intérêts diplomatiques en Afrique. Ainsi, à notre avis, la pénétration du stalinisme dans les mouvements de libération des colonies portugaises, mouvements nationalistes révolutionnaires, correspond à une certaine vision du champ politique mondial et à une appréhension sclérosée du processus révolutionnaire mondial.
Enfin il s’agira dans l’avenir d’appréhender l’analyse que feront les directions à propos de la politique du PS et du PC portugais dans le Gouvernement d’Union Nationale, et ceci en regard du travail de l’extrême-gauche portugaise sur la question coloniale. Il est en effet possible qu’une partie des mouvements de libération devienne de plus en plus sensible aux thèmes développés par le mouvement révolutionnaire portugais si celui-ci prend en charge ses responsabilités contre toute liquidation néo-colonialiste. C’est pourquoi la construction de la Ligue Communiste Internationaliste, groupe sympathisant de la IVème Internationale, n’est pas indépendante de nos débats avec les mouvements de libération.
Cependant, sur une question aussi importante que celle-ci, l’hétérogénéité des mouvements de libération jouera un rôle important. Les schémas gradualistes du stalinisme pourront rentrer en résonance avec les conceptions multi-classistes des tendances nationalistes de gauche, alors que les éléments les plus conscients amorceront une approche du mouvement ouvrier révolutionnaire soit par l’analyse de la situation portugaise, soit par la prise de conscience des tâches internationalistes en Afrique.
Bien d’autres éléments interviendront dans l’avenir. Nous nous sommes contentés d’en analyser les principaux. Certains, dans la situation actuelle, ne peuvent qu’être esquissés. Ainsi faudrait-il faire l’analyse de l’UNITA, groupe implanté dans le Sud de l’Angola et qui, sur des positions très peu précises, s’oppose au MPLA « dirigé par des métisses et des petits-bourgeois. » Il faudrait aussi préciser le rôle et l’importance de groupes tels que le GUMO au Mozambique, qui pourraient bien jouer un rôle de 3ème force.
Il y a aussi la question de la communauté blanche avec, en particulier, le sort futur de la couche des « petits-blancs ». Le MPLA a déjà pris position pour une Angola « multi-raciale » - position que l’UNITA a immédiatement attaquée comme « objectivement néo-coloniale. » La négation de la communauté blanche et métisse petite-bourgeoise serait une absurdité. Mais celle-ci peut aussi bien opter pour une solution à la rhodésienne que pour une indépendance reconnue à la majorité africaine. Elle choisira en définitive la solution qui, à ses yeux, garantit son maintien sur le sol africain, sans remise en question de sa petite propriété. Le MPLA s’est toujours adressé à ces couches afin d’éviter qu’elles ne basculent dans le camp des ultras. Mais il reste que ces individus occupent une place particulière dans les rapports sociaux et que, tôt ou tard, ceux-ci seront remis en question par la majorité africaine. Une telle question obligera le MPLA à préciser ce qu’il entend par « une société où n’existe plus l’exploitation de l’homme par l’homme. »
Enfin, il y a aussi le sort des Îles du Cap Vert qui ont été au centre des négociations de Londres. Base impérialiste, ces îles ne connaissent pas encore une implantation militaire du PAIGC qui soit en mesure d’imposer un statut commun avec la Guinée. C’est pourtant le sort de ce petit archipel qui jouera un rôle décisif durant les négociations, le PAIGC ayant pris jusqu’ici position sur les liens indissolubles entre les Îles et la Guinée.
Nous avons, dans ce texte, mis en évidence à propos des mouvements de libération leur :
- rupture définitive avec le nationalisme droitier et réformiste qui présida aux indépendances des colonies britanniques, belges et françaises ;
- pénétration très inégale par les thèses staliniennes ;
- nature nationaliste révolutionnaire à conception multi-classiste ;
- hétérogénéité à propos de la finalité sociale de la lutte ;
- profond empirisme permettant tantôt des positions opportunistes droitières, tantôt une approche non théorisée du processus de révolution socialiste.
À cela il faudrait ajouter la misère profonde du soutien international sous la férule des humanistes, des sociaux-démocrates et des staliniens. Une telle situation ne peut que renforcer au sein des mouvements de libération les analyses erronées du champ politique international.
Le MPLA, le FRELIMO et le PAIGC constituent donc, en dernière analyse, des particularités de l’histoire de la révolution africaine. Sur la toile de fond des particularités du colonialisme portugais se sont constitués des mouvements politiques aux confins du nationalisme petit-bourgeois et aux abords du mouvement ouvrier révolutionnaire.
La période qui s’ouvre va accélérer les tendances que nous analysions plus haut. Les clarifications se feront inégalement, accentuant par là l’actuelle hétérogénéité. Sans aucun doute, dans le processus révolutionnaire en cours, seule une partie de ces mouvements franchira le pas définitif en accédant à une formulation marxiste de sa lutte et à une conception intégrée de la révolution africaine. Les recompositions, les clivages, les scissions, les regroupements rythmeront, y compris après une possible indépendance, la construction du parti d’avant-garde pour la révolution socialiste.
Le 19 mai 1974
- 1
En Guinée chez les Balantes la terre est la propriété du village, les instruments de production appartiennent à la famille ou à l’individu. Toujours en Guinée, les Foulas connaissent aussi la propriété collective de la terre mais doivent une certaine quantité de travail à la chefferie. Seuls, dans ces cas, les Mandjaks connaissaient à l’arrivée des portugais une société de type féodal induite par l’islamisation.
- 2
Encore faut-il reconnaître que les formes des déclarations des militants du PAIGC ne sont pas forcément à mettre au compte de l’ensemble du mouvement. Il est évident qu’une certaine latitude est admise dans la forme et même pour certains termes dans ce mouvement où la pluralité des opinions sur certaines questions est reconnue et acceptée. Les citations faites ont donc une valeur d’exemple, mais ne peuvent pas être comprises comme une théorisation absolue de la part de l’ensemble du PAIGC.