
Le mouvement de la jeunesse marocaine n’est que la manifestation la plus récente de la crise régionale révélée par le «printemps arabe» de 2011.
Toutes les quelques années des événements réaffirment la thèse selon laquelle ce qui a commencé en Tunisie le 17 décembre 2010 et a culminé l’année suivante dans une vague massive de soulèvements populaires qui s’est étendue à six pays de la région et a inclus diverses formes de mobilisation de masse dans d’autres pays – vague connue sous le nom de « printemps arabe » – n’était pas un événement isolé ou accidentel. Au contraire, ce fut le début de ce que j’ai décrit comme un « processus révolutionnaire à long terme » (dans Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, 2013).
Ce diagnostic se fondait sur une analyse selon laquelle l’explosion sociopolitique dans l’espace arabophone était la manifestation d’une crise structurelle profondément enracinée. Cette crise a résulté du démantèlement des politiques économiques développementales et leur remplacement par des politiques néolibérales au cours du dernier quart du siècle dernier dans le contexte d’un système d’États régionaux qui étaient fondamentalement en contradiction avec les exigences de l’idéal du capitalisme de marché sur lequel se fonde le dogme néolibéral.
En conséquence, la région a souffert d’une croissance économique particulièrement faible par rapport à d’autres parties du Sud mondial, faiblesse marquée par un taux de chômage élevé, en particulier chez les jeunes. Les taux de chômage des jeunes ont, en effet, atteint dans la région des niveaux records, en particulier chez les diplômés universitaires. Ces réalités sociales ont alimenté les révoltes régionales, qui, bien que variées dans leurs causes politiques locales, partageaient un fondement socioéconomique commun. L’implication de cette analyse était claire : tant que la crise structurelle ne serait pas résolue, les troubles sociopolitiques se poursuivraient, et d’autres soulèvements et mouvements populaires s’ensuivraient inévitablement.
Effectivement, malgré la défaite de l’onde de choc révolutionnaire de 2011 – en raison de la répression menée par les monarchies du Golfe à Bahreïn, du coup d’État militaire en Égypte et de la descente de la Syrie, de la Libye et du Yémen dans la guerre civile – une deuxième vague de soulèvements commença le 19 décembre 2018 au Soudan, s’étendant à l’Algérie, à l’Irak et au Liban l’année suivante. Cette deuxième vague a finalement été étouffée par une combinaison de répression et de pandémie de COVID-19. Cependant, elle a persisté au Soudan même après le coup d’État militaire du 25 octobre 2021, jusqu’à ce que le pays sombre à son tour dans la guerre civile le 15 avril 2023, à la suite d’un conflit entre deux factions des forces armées.
Entre-temps, le système démocratique tunisien, dernier acquis des soulèvements de 2011, a été démantelé par un coup d’État mené par le président Kaïs Saïed, qui, avec le soutien des services de sécurité, a suspendu la constitution le 25 juillet 2021. Avec l’éclatement de la guerre entre les factions militaires au Soudan, ainsi que, six mois plus tard, la guerre sioniste génocidaire à Gaza qui a refroidi davantage les espoirs régionaux, il semblait que l’éruption sociale des soulèvements arabes s’était éteinte.
Cependant, de telles impressions ne sont pas fiables lorsqu’il s’agit d’évaluer l’état réel des tensions sociales dans une région. Pour cela, il faut s’appuyer sur des données sociales et économiques concrètes, notamment le chômage des jeunes, un indicateur clé. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ont toujours le taux de chômage des jeunes le plus élevé au monde, avec près d’un quart de la population jeune (âgée de 15 à 24 ans) sans emploi.
Le mouvement massif des jeunes qui a commencé au Maroc le 27 septembre, et qui n’est pas encore terminé malgré une pause récente, confirme que le volcan social régional reste actif. Compte tenu des chiffres alarmants du chômage dans le pays, il n’est pas surprenant que la jeunesse marocaine soit descendue dans la rue. Selon le Haut-Commissariat marocain au Plan, le taux de chômage des 15-24 ans (groupe auquel appartient la majorité de la génération Z) a atteint près de 36 % cette année, avec près de la moitié de cette tranche d’âge (47 %) au chômage dans les zones urbaines. Chez les 25-34 ans, le taux s’élève à 22 %, et à 27,5 % en milieu urbain. Ce sont des taux très élevés, qui se combinent avec le chômage des diplômés, affectant près de 20 % de tous les diplômés. En outre, près d’un cinquième des femmes actives sont au chômage. Ces chiffres expliquent en partie la forte participation des étudiantes et des jeunes femmes au mouvement GenZ au Maroc.
Cette nouvelle génération d’activistes inaugure également de nouvelles formes d’organisation, notamment grâce à l’évolution de la technologie des médias sociaux. Les jeunes éduqués, habiles à naviguer sur les plateformes numériques, sont devenus essentiels à ces mouvements. Alors que les deux premières vagues de soulèvements régionaux reposaient fortement sur Facebook, le mouvement GenZ marocain a adopté Discord, une plate-forme qui permet une prise de décision démocratique plus rapide et plus décentralisée. Plus de 200 000 utilisateurs de Discord ont voté pour décider s’il fallait poursuivre les manifestations, ce qui reflète un niveau plus avancé d’organisation populaire, même par rapport aux « Comités de résistance » soudanais qui représentaient un pas en avant significatif dans l’auto-organisation démocratique du mouvement révolutionnaire de la jeunesse.
Cependant, ce qui manque à toutes ces expériences, c’est un mouvement politique radical, à l’échelle du pays, capable d’unir ses forces avec le mouvement démocratique de la jeunesse populaire pour offrir une alternative crédible au statu quo. Ce mouvement devrait incarner les aspirations à la liberté, à la démocratie et à la justice sociale, et posséder la capacité politique de remplacer les régimes existants. Sans l’émergence d’une telle alternative, le succès de tout soulèvement futur dans la région restera incertain. Alors que le processus révolutionnaire régional est appelé à se poursuivre, l’absence d’une alternative viable pourrait conduire à de nouvelles impasses dangereuses – où les régimes existants s’accrochent au pouvoir par la force brute, tandis que d’autres s’effondrent dans le chaos de la guerre civile.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 21 octobre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.