
Une grande mobilisation de la jeunesse est en cours. Elle s’inscrit dans les actions menées depuis une dizaine d’années. Les enjeux sont considérables, tant du point de vue de l’avenir de la jeunesse que des perspectives politiques générales pour le pays.
Depuis l’été dernier, le Maroc connaît une vague de luttes populaires qui marque la fin d’un calme relatif imposé par la répression du Hirak du Rif-Jerada en 2017. Cette répression a été suivie d’une attaque contre la liberté d’expression visant à faire taire toute voix critique, en emprisonnant des journalistes, des blogueurs et des utilisateurs des réseaux sociaux. La répression a contraint le mouvement de lutte à prendre une nouvelle forme en 2018, qui s’est traduite par une campagne réussie de boycott d’un certain nombre de produits de consommation visant de grandes entreprises, dont la compagnie pétrolière appartenant au président du gouvernement de façade.
Dix ans de résistances
Une partie du mécontentement populaire a également été absorbée par le changement de gouvernement fantoche, dirigé pendant 10 ans par les islamistes du Parti de la justice et du développement, qui a appliqué avec rigueur, comme ses prédécesseurs, les diktats du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
La résistance ouvrière et populaire s’est poursuivie sous la forme d’escarmouches sectorielles, de protestations des étudiant·es en médecine et de certaines institutions d’enseignement universitaire à effectif réduit. La coordination des enseignant·es soumis·es à des contrats a joué un rôle pionnier et dynamique dans la lutte contre la précarité de l’emploi dans le secteur de l’éducation.
Puis, le grand soulèvement dans le scène syndicale a été celui des salarié·es de l’éducation contre la politique de coopération des dirigeant·es syndicaux avec l’État pour faire passer une nouvelle phase de l’attaque néolibérale contre la profession enseignante. Les travailleur·ses du secteur se sont organisé·es en coordinations auxquels ont adhéré la base des syndicats et qui ont inclus les non-syndiqué·es. Le Hirak de l’éducation a duré trois mois, mais la réalité du mouvement syndical, extrêmement fragmenté, et la collaboration avec l’État, dans une logique de « partenariat social », en l’absence d’une gauche syndicale significative, ont empêché que le mouvement se propage au moins aux secteurs de la santé et des collectivités locales, avec ce que cela implique en termes de possibilités de grève générale.
Le renforcement du mécontentement
Un mouvement de lutte populaire a vu le jour après le tremblement de terre dans les montagnes du Haouz en septembre 2023, mais il a lui aussi été réprimé et certains de ses dirigeant·es ont été emprisonné·es. Compte tenu de l’impact du changement climatique, de nombreuses régions sont confrontées à des problèmes d’approvisionnement en eau potable, ce qui a donné lieu à des luttes croissantes, en particulier dans les zones rurales, dans plusieurs foyers, mais celles-ci n’ont pas pu être coordonnées en raison de la faiblesse des forces de gauche.
Avec le déclenchement de la guerre d’extermination des Palestinien·nes à Gaza, un mouvement de solidarité nationale a vu le jour et a réussi à rassembler des dizaines de milliers de citoyens dans les rues lors de marches et de manifestations, notamment à Rabat (marches nationales) et dans les grandes villes comme Casablanca et Tanger.
Le nouveau bond en avant a été la grande marche organisée par les ruraux d’Aït Bouguemez dans les montagnes du Grand Atlas, en juillet 2025, pour revendiquer des améliorations dans les domaines de la santé, de l’éducation, des routes et de l’accès à Internet. Cette marche a duré deux jours et a permis d’obtenir des avancées. Une vague de marches similaires a alors déferlé sur la région d’Azilal. Un autre foyer s’est déclaré ce mois-ci avec la marche des habitants de Taounate (provinces de Fès). Compte tenu de la politique de démantèlement des services de santé publique au profit d’un secteur privé qui connaît une croissance fulgurante, la revendication en matière de santé est désormais au premier plan des protestations. Celles-ci ont atteint leur paroxysme leur 14 septembre dernier devant l’hôpital Hassan II (surnommé « l’hôpital de la mort » par les citoyens) à Agadir, lors d’une manifestation massive qui a eu un grand retentissement national.
Elle a été suivie par l’apparition d’appels à la protestation lancés par des jeunes, axés sur la santé et l’éducation. Ce phénomène est le premier du genre dans le pays et, loin de toute l’influence des forces militantes existantes, il est l’expression même d’une génération victime de la politique néolibérale féroce, qui ne leur promet que le chômage et la précarité de l’emploi. Cela en rupture avec la tradition de lutte des jeunes incarnée depuis 20 ans par l’Association nationale des diplômés sans emploi, qui a mené la lutte des jeunes pour le droit au travail.
Les jeunes de la génération Z 212, comme ils se sont eux-mêmes baptisés, ont réussi, les 27 et 28 septembre, à défier les forces mobilisées pour les réprimer et à organiser des manifestations dans les grandes villes, notamment Tanger et Casablanca, dans plusieurs quartiers, avec le blocage de l’autoroute reliant la ville à la capitale. Le spectacle de ces manifestations défiant les forces de répression aura un effet stimulant sur les jeunes, qui pourrait se traduire par de nouvelles luttes.
Jusqu’à présent, l’État observe un silence officiel, tandis que ses médias mènent une campagne intensive contre les jeunes, laissant souvent entendre qu’ils sont manipulés par des forces extrémistes ou étrangères.
Quelle est la position du mouvement ouvrier et de l’ensemble de la gauche ?
Les militants de gauche jouent un rôle actif dans de nombreux mouvements de lutte (à l’exception de la vague qui a déferlé sur la région d’Azilal cet été et, bien sûr, du mouvement de la génération Z), mais les deux principaux partis de gauche (la Fédération de la gauche démocratique et le Parti socialiste unifié) ne sont pas engagés dans un programme de lutte et se contentent souvent d’alerter les dirigeants sur la gravité des tensions sociales et de les appeler à réformer la situation. Quant à la gauche radicale, elle souffre d’un manque de force organisationnelle et même d’un manque de perspectives politiques.
Quant au mouvement ouvrier, purement syndical en l’absence d’un parti ouvrier de poids, il se trouve dans la pire situation en raison de la coopération de ses dirigeants bureaucratiques avec l’État (le « partenariat social ») pour faire passer ses plans néolibéraux, voire répressifs, comme ce fut le cas lors de la défaite historique que fut l’adoption d’une loi vidant le droit de grève de toute substance, qui entre en vigueur ces jours-ci.
Le Maroc ne sera plus le même après septembre 2025
Ce qui a été lancé sous le nom de Génération Z 212 est un nouveau souffle dont l’importance réside dans l’entrée des jeunes dans l’arène de la lutte, avec une perspective générale qui dépasse les intérêts sectoriels. Les jeunes trouveront-ils des formes d’auto-organisation qui structurent leur mouvement en dehors du monde virtuel ? Celui-ci va-t-il évoluer vers une perspective politique globale qui dépasse les revendications sociales (santé, éducation, emploi…) ?
Cela dépendra du mouvement syndical et de son implication dans les secteurs qui emploient beaucoup de jeunes, tels que l’industrie automobile, le câblage, les centres d’appels, les plateformes de services de livraison, etc. Cela dépendra également de ce que feront les forces de gauche. Certaines d’entre elles commettront l’erreur fatale de se contenter d’exprimer leur solidarité à distance, d’interpeller les dirigeants et d’attendre les échéances électorales. Les plus radicales pourraient être paralysées par leur tendance à prendre de haut les jeunes, mais aussi par leurs traditions antidémocratiques dans leur manière d’aborder les mouvements de masse.
Quoi qu’il en soit, nous sommes face à une formidable opportunité de construire une large gauche anticapitaliste, et un échec ouvrirait la possibilité de renforcer les perspectives islamistes réactionnaires au plus profond de la société.
Les révolutionnaires ont la responsabilité historique de faire preuve d’une clairvoyance suffisante pour rejeter toute forme de sectarisme s’ils veulent jouer leur rôle de catalyseur.
Agadir, le 29 septembre 2025