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Italie : un mouvement est né

par Jacobin Italia

Lundi 22 septembre, l’Italie a connu l’une de ses plus grandes mobilisations des vingt dernières années. Des centaines de milliers de personnes (les organisateurs parlent d’un million de participant·es) se sont mises en grève et sont descendues dans les rues aux quatre coins du pays, ou ont bloqué des gares, des ports, et des autoroutes, contre le génocide et l’envoi d’armes en Palestine et en soutien à la Global Sumud Flotilla.

L’appel à la mobilisation avait été lancé par les dockers de Gênes il y a quelques semaines, puis ce sont des petites organisation syndicales et politiques (notamment USB et Potere al Popolo) qui ont appelé à « tout bloquer » le 22 septembre, sans la participation des grands syndicats, du Parti démocrate ou du Mouvement des 5 étoiles. Ces mêmes organisations ont annoncé une nouvelle journée de mobilisation le 4 octobre prochain et l’occupation de « cent places pour Gaza ».

Voici l’éditorial de la revue Jacobin Italia, traduit présenté par Contretemps

Un mouvement est né. Un vaste mouvement, autour d’une grève générale, en solidarité avec la Flottille Global Sumud, surtout en solidarité avec Gaza et contre le génocide en cours. La grève du 22 septembre a mis en évidence une force au sein de la société italienne – entre le monde du travail et celui des étudiants, mais beaucoup plus généralisable – dont on percevait l’importance, en particulier sur les réseaux sociaux mais aussi dans tous les lieux de sociabilité en général. Et l’imaginaire de la grève, et de la grève générale, a été véritablement ravivé, comme cela n’était pas arrivé depuis longtemps dans notre pays.

Les défilés et les rassemblements ont dépassé toutes les prévisions partout, avec des blocages de la circulation – moins de la production – et la capacité d’attirer les forces les plus diverses. Il faut rendre hommage à l’USB (Union syndicale de Base), à l’ADL (Association de défence des travailleurs·euses), à la CUB (Confédération unitaire de base) et à la SGB (Syndicat général de base) d’avoir su saisir la nécessité de cette date, notamment en raison de sa convergence avec le départ en mer de l’expédition de la Global Sumud Flotilla. La date du 22 septembre a en effet eu une force décisive car elle a été lancée par les dockers de Gênes qui ont donné de la crédibilité au mot d’ordre « Bloquons tout » grâce au blocage du transport des armes d’abord, puis au soutien à la Flottille. Mais la « grève pour Gaza » a vraiment dépassé toutes les limites organisationnelles. Un peuple s’est réapproprié la grève générale, qui n’appartient pas aux organisations syndicales mais aux travailleurs et travailleuses.

À Rome, les gens se sont massés pendant des heures sur la Piazza dei Cinquecento, rendant leur dénombrement presque impossible, la préfecture de police elle-même changeant plusieurs fois les chiffres, avec une participation dépassant largement les 100 000 personnes, capables d’encercler la gare Termini, provoquant sa fermeture temporaire, puis, après plusieurs heures, d’animer un grand cortège qui a réussi à monter sur le périphérique et à le bloquer (sous les applaudissements des automobilistes) et a finalement occupé la faculté des lettres de la Sapienza.

Plus de 50 000 personnes à Milan, où l’irruption dans la gare centrale a provoqué une réaction disproportionnée de la police, qui a fait plusieurs blessés et procédé à des arrestations, donnant ainsi un aperçu de la réponse du gouvernement et de la droite à ce mouvement, en essayant par ce biais d’occulter médiatiquement la participation massive.

Des charges avec des gaz lacrymogènes ont également eu lieu à Venise, pour empêcher la tentative de blocage du port, qui a en revanche été stoppée à Gênes et Livourne, tandis qu’à Bologne, l’autoroute a été bloquée et à Pise, la Fi-Pi-Li (Florence-Pise-Livourne), impliquant une violation massive du projet de loi dit « Ddl sicurezza » (le décret « sécurité » adopté en juin en Italie, et qui réduit dangereusement les libertés publiques, et criminalise le blocage de certaines routes, ndlr). De grands cortèges ont également défilé à Florence, puis à Naples, Turin, Trieste, Palerme, Ancône, Bari et dans d’autres villes.

Les places italiennes, très animées et très déterminées, vont bien au-delà des sigles syndicaux et de leurs identités, dépassent les organisations et s’affirment comme une entité à part entière, avec une dynamique qui doit désormais être développée en respectant leur auto-organisation et leurs parcours.

C’est précisément cette caractéristique qui met en évidence l’erreur commise par la CGIL (Confédération générale italienne du travail, l’équivalent italien de la CGT, ndlr) en appelant à une grève le 19 septembre, juste et méritoire car unique dans le panorama syndical européen majoritaire, mais auto-référentielle, conçue davantage pour des raisons d’organisation que pour contribuer à l’affirmation de ce mouvement si large et au blocage concret de la production. Le 22 septembre, de très nombreux travailleurs et travailleuses de la CGIL sont descendus dans la rue et ont fait grève, et l’on est vraiment surpris de voir que la page d’accueil du site Collettiva, le journal de la CGIL, ne rend pas compte de cette journée, du moins au moment où nous écrivons cet article (le 23 septembre, ndlr).

Nous espérons qu’il sera temps de rattraper le retard, car la tragédie humanitaire de Gaza, le génocide perpétré par Israël et la tentative d’épuration ethnique en cours ces jours-ci se poursuivent, tout comme se poursuit l’expédition de la Flottille et donc la nécessité d’une mobilisation unitaire et toujours plus large. On peut supposer qu’une manifestation nationale unitaire pourrait être utile aujourd’hui, mais ce n’est pas forcément la voie à suivre. Les tentatives faites le 22 septembre pour bloquer certains nœuds logistiques importants – les ports, les gares, les autoroutes, les périphériques – indiquent les objectifs déjà identifiés par ceux qui se sont mobilisés : l’idée que pour aider Gaza, il faut agir sur les centres névralgiques de la distribution, mais aussi bloquer au moins une partie importante de la production, est un mot d’ordre aussi spontané que nécessaire. Parce qu’elle remet au centre le pouvoir des travailleurs et des travailleuses, la pratique de la grève comme expression de la force démocratique face à une domination aveugle et sourde. Et parce qu’il faut appeler tout le pays, puis l’Europe, ses peuples, ses syndicats, ses mouvements, à se réveiller pour éviter que le massacre ne se déroule dans le silence et surtout pour qu’il soit arrêté.

Le chemin à parcourir est encore long. Malgré les pratiques, vraiment incisives et massives, et le blocage de la circulation mis en place par le mouvement, les places pleines n’ont pas été accompagnées d’un blocage tout aussi général de la production – une situation qui aurait été très différente si le blocage avait été pratiqué de manière convergente par plusieurs syndicats – sauf dans une grande partie de la fonction publique et de l’école, et il faut donc relancer la mobilisation pour combler ce fossé. Sachant que l’on peut compter sur un ingrédient essentiel à la mobilisation et qui revient toujours lorsqu’il s’agit de mouvements de masse qui transcendent les conditions matérielles essentielles : l’indignation.

La Flottille pour Gaza représente, et c’est la raison de son succès et du soutien dont elle bénéficie au niveau international, la manifestation en mer de cette indignation et la détermination à faire quelque chose, n’importe quoi, pour envoyer le signal que les États et les gouvernements ne savent pas et surtout ne veulent pas envoyer. Certes, le 22 septembre, d’importantes déclarations de reconnaissance de l’État palestinien ont été faites, qui ne doivent pas être sous-estimées, même si, n’étant pas accompagnées de mesures concrètes – boycott actif de l’économie israélienne, sanctions, coupe des approvisionnements militaires, isolement diplomatique –, elles constituent davantage un moyen de faire un clin d’œil à l’opinion publique interne qu’une véritable stratégie de solidarité avec le peuple palestinien.

Néanmoins, ces reconnaissances consacrent l’existence d’un « État palestinien » au regard du droit international, ce qui constitue un signe important pour réaffirmer l’illégalité, voire le caractère criminel, du projet israélien et la nécessité de défendre le droit des Palestiniens à avoir une terre, un État, une liberté qui leur sont aujourd’hui refusés. Un soutien général est donc apporté par l’indignation morale qui s’exprime dans de nombreuses régions de l’Occident, y compris dans les rues.

L’indignation face au massacre sans fin d’un peuple sans défense, face à une injustice presque séculaire, face à un déséquilibre des forces indécent, face à un discours occidental hypocrite et de mauvaise foi, asservi aux intérêts des États-Unis, de l’Union européenne et d’Israël. C’est ce qui caractérise aujourd’hui le gouvernement Meloni qui, sans surprise, refuse de reconnaître l’État palestinien et exalte les affrontements de Milan comme image clé du 22 septembre pour tenter d’occulter son soutien à Israël.

Cela faisait très longtemps qu’on n’avait pas vu dans la rue un mouvement internationaliste et solidaire d’un peuple opprimé. Contrairement au passé, cette solidarité est fortement teintée d’impulsions humanitaires, mais elle parvient également à apercevoir les distorsions mondiales, économiques, sociales et politiques qui soutiennent l’oppression et s’interroge sur le destin du monde. C’est pourquoi, pour renforcer les places publiques et les slogans entendus partout, il y a aussi le non à la guerre et en particulier le non au réarmement européen et au militarisme trumpien, qui caractérisent les choix et l’idée de société d’un Occident en crise.

Il s’agit donc d’une ressource morale, mais aussi politique, comme cela a souvent été le cas dans les mobilisations internationalistes du passé, il suffit de penser au mouvement contre la guerre au Vietnam, mais aussi à celui du début du millénaire contre la guerre en Irak, qui a été qualifiée de « deuxième puissance mondiale ». Par rapport à ce dernier, qui fut énorme mais ne parvint pas à arrêter la guerre, on prend aujourd’hui conscience que pour avoir un impact, il faut essayer de « tout bloquer ».

S’il est vrai qu’un mouvement est né, il faudra donc le cultiver et le faire grandir, en favorisant son auto-organisation, avec des comités et des coordinations locales, et en construisant de nouveaux lieux de convergence entre des organisations de différents types, capables de rassembler cette impulsion unitaire venue de la base. Sous des formes qui, espérons-le, pourront également tirer les leçons de l’urgence de la situation actuelle, de plus en plus orientée vers une guerre mondiale.

Le 23 septembre 2025