Long et court terme dans la dérive du capitalisme argentin

par Eduardo Lucita
Le ticket présidentiel Javier Milei-Victoria Villarruel. © Cámara de Diputados de la Nación Argentina


L'approbation par le Sénat des lois précédemment votées par la Chambre des députés est pour beaucoup un succès considérable pour le parti au pouvoir, compte tenu de sa très faible représentation parlementaire. Les députés sont maintenant de retour et des points clés du paquet financier sont en jeu, ainsi qu'une discussion juridique ardue.
Le gouvernement a passé une épreuve décisive au Sénat. Il est parvenu à faire passer la Loi fondamentale et le paquet fiscal, bien qu'en modifiant à la fois le projet de loi initial et l'avis parlementaire. Ce résultat, ainsi que la prolongation du swap avec la Chine, le nouveau versement du FMI et le voyage du président à la réunion du G7 ont complété une semaine favorable, surtout si l'on tient compte des 15 jours précédents (crise alimentaire, affaire Bettovello, approbation de la nouvelle formule d'ajustement des pensions, doutes sur le renouvellement du swap, critiques croissantes sur le retard du taux de change, nouvelles démissions de fonctionnaires, rumeurs d'une crise ministérielle...).

La caste et ses grosses ficelles

Pour le gouvernement, les deux lois votées seraient donc un signe de force politique face à tant de fragilité. Au contraire, si elles devaient se solder par une nouvelle défaite, la crise politique pourrait s'envenimer avec un dénouement imprévisible. Conscient que la sanction médiatique obtenue quelques jours plus tôt ne garantissait pas l'approbation automatique par le Sénat, le président a été contraint de recourir à la caste et à la poigne politique du nouveau chef de cabinet. Promesses de baisse de l'impôt national, transfert des travaux aux provinces, financement de ceux déjà en cours, nombreuses concessions dans le texte et quelques achats directs de voix, voilà la panoplie des mesures qu'il a autorisées pour obtenir un premier succès.
Le texte est maintenant renvoyé à la chambre basse pour être examiné la semaine prochaine. L'incertitude règne quant à l'intégration des changements et à l'acceptation du rejet du rétablissement de l'impôt sur le revenu de quatrième catégorie et de la réduction du patrimoine personnel. Ces deux points ouvrent une discussion sur l'interprétation de l'article 81 de la Constitution nationale.  Elle pourrait déboucher sur un procès.
Ces jours-ci également, le Sénat examinera la nouvelle formule de mobilité des pensions. Si elle est approuvée (le président a menacé d'y opposer son veto), elle ouvrirait la possibilité d'inclure d'autres projets qui nécessiteraient une aide budgétaire plus importante (universités, fonds d'incitation pour les enseignants, subventions pour les transports dans les provinces). Le gouvernement va donc se trouver face à un dilemme : soit il peut négocier un accord durable avec les secteurs radicaux et les partis provinciaux, soit il mise tout sur un changement de rapport de force lors des prochaines élections de mi-mandat.  

Un nouvel ordre productif

La loi fondamentale s'articule autour de trois points : la délégation de fonctions (limitée à un an et à quatre zones), la réforme du travail (favorisant la flexibilisation et l'informalité) et le régime d'investissement (applicable uniquement à des zones spécifiques et avec une composante d'achat national). Le RIGI, fortement axé sur l'extractivisme, est au cœur des réformes structurelles voulues par le président Milei.  Ce régime s'appuie sur la relative rareté mondiale des ressources énergétiques et des minerais critiques (lithium, cuivre, etc.), qui garantit la demande et de bons prix, et sur la réforme constitutionnelle de 1994, qui a déterminé que les provinces sont propriétaires des richesses du sous-sol. 
Il se présente comme un canal pour le flux d'investissements externes nécessaires à l'exploitation et à l'exportation des biens communs déposés dans le sous-sol provincial (y compris la dénationalisation), au mépris total du cadre productif local et sans aucune considération pour les dommages causés à l'environnement. Pour le rendre compétitif, il contient un ensemble d'avantages sans précédent (fiscaux, de change, douaniers et juridiques) qui faciliteront un taux de rentabilité rapide et attractif. 
Si le RIGI se développe comme prévu (il faut attendre la réglementation de la loi, voir comment elle est mise en œuvre et, le moment venu, comment elle fonctionne), il deviendrait un outil pour conduire le changement structurel de l'économie (avec ses conséquences sociales et politiques) qui est implicite dans le projet du Président Milei. Le premier impact serait régional, car l'accent mis sur les projets d'extraction déplacerait lentement le barycentre de l'économie de la zone centrale de la Pampa Húmeda (agriculture) vers les provinces du nord-ouest (mines) et du sud (hydrocarbures). Si cela se produit effectivement, la question de l'intégration de l'agro-industrie et de l'industrie dans le modèle reste ouverte. Des conflits inter-bourgeois ne sont pas à exclure à l'avenir.

Les bourgeoisies provinciales

C'est ce qui explique, au-delà de la distribution des avantages et du harcèlement des lobbies, qu'avec seulement sept sénateurs, le parti au pouvoir ait obtenu 38 voix. Ce sont les bourgeoisies provinciales qui ont fait pression pour que le régime approuve les grands investissements. Leur influence se manifeste également dans le fait qu'Aerolineas Argentinas, la télévision et les médias publics et la Poste argentine ont été retirés de la liste des privatisations (qui vont toutes vers des destinations qui n'intéressent pas le capital privé). La rumeur veut que l'agro-industrie et le complexe électronique du sud aient été exclus du régime d'investissement.  Apparemment pour les protéger de l'entrée de capitaux étrangers. On verra bien en temps voulu.

Long et court terme

La transformation de la matrice productive et son impact sur l'emploi est un objectif à moyen/long terme. Le RIGI est un point de départ et sera un facteur conditionnant dans le futur en fonction de la manière dont il est mis en œuvre. Mais la partie se joue à court terme (deuxième semestre ?). Le gouvernement doit franchir le rubicon de la conjoncture complexe. Avec l'approbation du Sénat, il a repris son élan et se trouve au milieu de la rivière - qui, comme on le sait, est généralement la partie la plus profonde du lit. Atteindre l'autre rive implique de résoudre les incohérences du plan Caputo qui ont mis l'économie au plus bas. Le régime de change (dévaluation ou non) peut décider de la suite de la crise. 
Si le gouvernement parvient à maintenir le régime de change actuel, l'économie stagnera au bas niveau actuel, la destruction d'emplois se poursuivra et la crise persistera. En revanche, si le gouvernement répond à la pression des producteurs et du Fonds, les dollars afflueront, les réserves se renforceront et les ressources fiscales augmenteront, l'économie rebondira, mais si aucune mesure n'est prise pour compenser l'impact de la dévaluation, l'inflation atteindra à nouveau les revenus fixes et une nouvelle série d'ajustements n'est pas à exclure.
Le FMI vient d'ailleurs de recalculer à la baisse ses estimations pour l'économie du pays. Il prévoit une baisse du PIB de 3,5 % et une stagnation durable.

Attentes et réalité

Par ailleurs, selon les sondages d'opinion, environ la moitié de la population conserve des attentes positives et optimistes à l'égard du gouvernement, tandis que l'autre moitié a une vision très critique. C'est la reprise économique qui permettrait de recomposer la relation entre les attentes et la réalité. Si la reprise ne se produit pas, le soutien au gouvernement pourrait commencer à vaciller. Une autre période s'ouvrirait alors. 
Dans le même temps, le ministre Bullrich a augmenté le niveau et l'intensité de la répression afin d'expulser la manifestation massive contre la Loi fondamentale. Tout cela a abouti à 33 arrestations arbitraires et à des accusations inhabituelles de terrorisme et de tentative de coup d'État. Il s'agit d'un usage abusif du droit pénal pour criminaliser la protestation sociale. Il s'agit d'une utilisation abusive du droit pénal pour criminaliser la protestation sociale, en construisant des accusations qui justifient l'emprisonnement préventif, sans aucune évaluation du risque procédural.
La réponse sociale à ce déferlement qui cherche à intimider les mobilisations ne s'est pas fait attendre. Au moment de la mise sous presse, 28 détenus avaient été libérés et les 5 autres faisaient l'objet de poursuites judiciaires. Les conditions sont créées pour construire, face à la dérive autoritaire du gouvernement, une large coalition pour la défense du libre exercice des libertés démocratiques. 
Signes des temps à venir.