Occuper le monde : vers le plus grand mouvement international jamais connu ?

par David Lhotellier
Université populaire de Bruxelles © Gauche anticapitaliste, CC BY-NC-SA 4.0.

Des occupations partout. En quelque deux semaines, le mouvement étudiant lancé aux États-Unis s’est répandu dans le monde, prenant une ampleur encore inédite. Au point que la liste des universités mobilisées semble impossible à tenir : il y a eu, à l’heure où nous écrivons ces lignes, des occupations ou tentatives d’occupations dans des dizaines de pays, sur tous les continents1. Et en Belgique, bien sûr, dorénavant dans toutes les grandes universités du pays : ULB et VUB, Gand, Anvers, Leuven, Liège, Louvain-la-Neuve.

Dans certains pays, les autorités tentent la méthode douce ; dans d’autres, elles répriment frontalement. Mais quelle que soit le degré de violence, les recettes sont les mêmes : faire passer les étudiant∙es pour une minorité radicalisée, et les accuser d’antisémitisme, voire de soutien au terrorisme.

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Le propre des mouvements de solidarité internationale, c’est qu’ils sont durs à lancer, étant donné la difficulté de s’intéresser à ce qui se passe à l’autre bout du globe (on aurait bien sûr aimé voir des mobilisations semblables pour soutenir les peuples ukrainien, iranien, syrien, yéménite, soudanais, congolais ou encore mapuches) ; mais qu’une fois démarrés, rien ne les arrête, et certainement pas les frontières. Jamais encore un mouvement ne s’était propagé aussi vite dans autant de pays : si l’on veut chercher une comparaison sensée, la seule qui vienne en tête concerne sans doute mai 1968, dont on oublie souvent qu’il a en réalité commencé le 22 mars, par une occupation en soutien à des étudiants arrêtés lors d’une manifestation contre la guerre au Viêtnam. Rares mais puissantes, ces déflagrations rappellent aux militant∙es révolutionnaires une vérité dont on pourrait, le reste du temps, douter : frapper et s’organiser ensemble, à l’échelle internationale, est tout à fait possible, et c’est certainement le seul moyen de faire vaciller une classe capitaliste qui, elle, n’a aucun mal à se jouer des frontières quand ça l’arrange.

Frapper et s’organiser ensemble, à l’échelle internationale, est tout à fait possible, et c’est certainement le seul moyen de faire vaciller une classe capitaliste qui, elle, n’a aucun mal à se jouer des frontières quand ça l’arrange.

Les étudiant∙es, généralement bien connecté∙es et souvent mobiles, ont toujours eu une longueur d’avance dans ce domaine. Mais pour créer des rapports de force plus puissants, il faut bien sûr des mobilisations plus larges : en 1968, ce sont effectivement les étudiant∙es qui ont lancé les premières étincelles, mais les victoires n’ont été arrachées que quand dix millions de travailleur∙ses se sont mis∙es en grève. Toutes proportions gardées, le mouvement aujourd’hui en cours présente des signes d’un tel effet d’entraînement : depuis octobre, les manifestations ont atteint des proportions gigantesques dans de nombreux pays, et les quartiers populaires sont fortement mobilisés contre un impérialisme qu’ils perçoivent (à raison) comme l’autre visage du racisme d’État auquel ils font face à domicile. Et dans le reste de la société, la colère qui couve comme des braises depuis sept mois se matérialise de plus en plus par des actions spontanées et inattendues, comme la grève de la VRT durant la prestation de la candidate israélienne à l’Eurovision. À quand une grève générale contre l’impérialisme ?

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En attendant, les étudiant∙es occupent leurs universités. Et c’est déjà pas mal.

Certes, par rapport à une grève, la capacité d’une telle mobilisation à bloquer des flux financiers, et à faire pression sur telle ou telle entité en l’attaquant par le portefeuille, est assez limitée. Mais ce sont des mobilisations visibles, symboliquement fortes, et ce n’est pas rien, vu la dépendance d’Israël à son softpower et à ses soutiens diplomatiques. Et surtout, elles donnent aux occupant∙es un espace pour s’organiser – et du temps, là où le rapport de forces permet le blocage des cours et l’annulation des examens.

La question clef est alors de savoir si elles seront utilisées comme telles, si elles pourront être le point de chute d’un mouvement tourné vers l’extérieur, ou bien si elles se refermeront sur elles-mêmes, pensées comme une fin en soi et plus comme un outil de lutte. C’est ce qui a tué, entre autres, la mobilisation étudiante de 2018 en France, qui avait pris une forme comparable : alors que la moitié des universités du pays étaient bloquées, les manifestations se sont vidées et, progressivement, plus personne n’a vu d’intérêt à se joindre aux occupations en-dehors des personnes qui les habitaient de manière permanente. Et le gouvernement a finalement pu cueillir les dernier∙es d’entre elleux après avoir joué l’usure. Rester tourné∙es vers l’extérieur, ne pas voir l’occupation comme une fin en soi : voilà le mot d’ordre à garder en tête. Car il faut dire que la tentation est forte.

Il faut se figurer l’ambiance : ces lignes sont écrites dans la salle où ont lieu d’ordinaire les conseils d’administration de l’ULB, sur une immense table ovale. Le design, sobre et chic, est à des années-lumière de nos auditoires délabrés. Mais le lieu, désormais tapissé de drapeaux palestiniens et d’affiches reprenant des slogans décoloniaux, féministes ou révolutionnaires, a été converti en une salle d’étude silencieuse, où les étudiant∙es mobilisé∙es qui en ont besoin révisent leurs examens. Et, la nuit, elle sert de grand dortoir – les JAC ont installé leurs matelas au milieu, dans la découpe centrale de la table. Ailleurs dans le bâtiment, on trouve une chambre non-mixte, un garde-manger, une salle de prière pour les pratiquant∙es de diverses religions… et bien sûr l’auditoire dans lequel, tous les jours, se tiennent les assemblées générales, où se discutent aussi bien l’orientation stratégique du mouvement que l’organisation de la vie en communauté sur place.

Le double sens du mot « occupation » amène régulièrement à des situations étranges. Alors qu’il était jusque-là utilisé, dans de nombreux slogans, en référence à l’occupation des territoires palestiniens par l’État d’Israël, il est devenu en même un mot porteur d’émancipation, lorsqu’il fait référence à la forme prise par la lutte. À travers « l’occup’ », les étudiant∙es se réapproprient un lieu qui a bien souvent été, pour elleux, un lieu de violence et de domination. La notion de propriété privée s’efface sans même qu’on le remarque : chacun∙e garde évidemment son téléphone, son sac de couchage et sa brosse à dents (autant de biens pour lesquels il y a une évidente notion de propriété d’usage), mais il ne viendrait à personne l’idée que le stock de pommes apporté par le voisin devrait appartenir à quelqu’un, ou que telle personne pourrait priver telle autre du droit de s’y servir, autre que la communauté des occupant∙es toute entière, réunie en assemblée générale, ou l’une de ses émanations. En nous obligeant à nous organiser nous-mêmes, l’occupation ouvre une parenthèse dans le capitalisme, et une fenêtre sur un possible après.

Il ne s’agit pas de faire croire que c’est un petit paradis. La pratique de la démocratie directe nécessite un long apprentissage, qui nous manque à tou∙tes cruellement : cela peut rendre les assemblées générales longues, les processus décisionnels peu efficaces, même si nous progressons un peu chaque jour. L’occupation constitue aussi un formidable lieu de libération de la parole, ce qui est salvateur, mais jette en même temps une lumière crue sur la souffrance et les oppressions qui traversent notre société – et qui ne s’arrêtent pas à nos murs, même si elles y sont activement combattues.

Ce mouvement a le potentiel d’obtenir une réelle victoire face à l’État d’Israël, en l’isolant grâce au boycott académique, culturel, diplomatique et économique

Pas facile tous les jours, mais indubitablement émancipatrice : l’occupation est une petite révolution. Et comme toutes les révolutions, elle se propage ou elle meurt. Ce mouvement a le potentiel d’obtenir une réelle victoire face à l’État d’Israël, en l’isolant grâce au boycott académique, culturel, diplomatique et économique ; et en même temps, de redessiner considérablement les rapports de forces et le savoir-faire militant dans tous les pays où il se déploie, en donnant un nouveau souffle aux organisations et aux perspectives révolutionnaires. De là à aboutir à une révolution mondiale, nous n’y sommes peut-être pas encore. Mais nous aurons au moins fait un petit pas de plus sur ce chemin vers un monde nouveau, où les frontières, l’impérialisme, le colonialisme, l’extrême droite et le génocide auront été renvoyés à leur place : dans les poubelles de l’Histoire.

Le 20 mai 2024, publié par la Gauche anticapitaliste.

  • 1Une carte interactive des mobilisations est donnée dans cet article (en castillan) www.elsaltodiario.com/palestina/universidades-salamanca-rioja-se-suman-300-acampadas-genocidio