La France, amie de la famille  ?

par Penelope Duggan
Manifestation pour les droits de femmes. Photographie de Martin Noda / Hans Lucas Dossier: 2024/03/08 Manifestation du 8 mars pour les droits des femmes
numéro

Le 16 janvier, Emmanuel Macron a prononcé une adresse à la nation dans lequel il a insisté sur la nécessité d’un réarmement : réarmement civique, académique, scientifique, technologique, agricole industriel, et réarmement démographique.

D’où vient cette déclaration guerrière sur la question de la population  ? En 2023, 678 000 bébés seulement sont né·es en France, soit une baisse de 6,6 % par rapport à 2022. 

La France est depuis bien longtemps un pays réputé pour sa politique nataliste et son taux de natalité élevé, le plus important de l’Union européenne. C’est cependant un perpétuel sujet d’inquiétude. En 1990, le Monde écrivait : « Nulle part ailleurs qu’en France (à moins qu’en Chine, dans un contexte politique et social bien différent  ?) le sujet ne ferait la « une» d’un quotidien populaire. Pourtant dans la plupart des pays d’Europe occidentale, la fécondité est inférieure à celle de la France ». En 2006, le Washington Post a rapporté que « cet été, le gouvernement – préoccupé par le fait que les femmes françaises ne produisaient toujours pas assez d’enfants pour garantir un remplacement complet des générations – a très publiquement exhorté les femmes françaises à avoir encore plus de bébés ».

La « France favorable à la famille »

Avant et après la Seconde Guerre mondiale, différentes préoccupations – le manque de jeunes hommes prêts à combattre et de meilleures conditions de travail – se sont combinées pour introduire des politiques favorables à la famille dans un « Code de la famille ». Ce Code et ses modifications ultérieures comportent :

• des allocations et des congés maternité importants, qui augmentent à partir du troisième enfant,

• la mise à disposition de crèches, de garderies, d’assistantes maternelles et d’écoles à partir de deux ans et demi,

• les mères qui allaitent sont encouragées à travailler à temps partiel ou à prendre un jour de congé hebdomadaire,

• des prestations pour les familles de trois enfants ou plus sous forme d’allocations familiales, de transports subventionnés, d’attribution de logements,

• des avantages fiscaux pour les parents jusqu’à ce que le plus jeune enfant atteigne l’âge de 18 ans.

• des aides financières pour les vacances par le biais de colonies de vacances municipales pour les enfants et de chèques-vacances pour les travailleurs salariés.

Il y a eu un changement important : le Code de la famille initial, en 1939, interdisait la vente de contraceptifs – disposition partiellement abrogée en 1967 – et introduisait des lois plus sévères contre l’avortement – finalement légalisé en 1975. Aujourd’hui, en 2024, l’avortement a été introduit dans la Constitution, disposition promue même par Macron, bien qu’il s’agisse d’une « liberté garantie » plutôt que du droit fondamental pour lequel le mouvement féministe fait campagne.

Les politiques natalistes de l’époque n’étaient pas motivées, comme c’est le cas aujourd’hui, par une position raciste anti-migrants. Elles reflétaient la notion de droite selon laquelle un pays doit être fort et produire des enfants pour pouvoir se défendre, ce qui confère aux femmes, en tant que productrices d’enfants, un rôle particulier. Pétain, le Président français qui a organisé la collaboration de la France sous l’Occupation nazie, a renforcé le rôle de la Fête des mères. Officialisée en France en 1926, elle pousse à repeupler un pays décimé par la Première Guerre mondiale en favorisant la natalité, relativement faible en France depuis la fin du 19e siècle. Le régime de Vichy y associe les enfants, en demandant aux écoles de préparer la fête des mères avec leurs élèves par des affiches, des discours, la mobilisation de la presse. 

Militarisation

Il y a aujourd’hui en France un nouvel air de militarisation avec l’introduction du Service national universel (SNU) – même s’il n’est pas militaire – et la proposition d’introduire l’uniforme à l’école.

Isabelle Cambourakis, directrice éditoriale de la collection féministe Sorcières a déclaré à Reporterre : « Le corps des femmes n’est pas une arme de guerre. Associer cette terminologie martiale à la politique nataliste me glace le sang. Cela donne l’impression que le gouvernement veut produire de la chair à canon. Ce n’est pas simplement un discours nataliste comme il y en a eu tant d’autres dans l’histoire. S’y ajoute en plus cette connotation guerrière insupportable, alors même que les conflits se multiplient dans le monde. On se demande quel est l’objectif visé concrètement par le gouvernement. Quelle politique le réarmement démographique va-t-il entraîner  ? […]

[Cette rhétorique militariste provient] des pays autoritaires et conservateurs. C’est exactement la même rhétorique que celle du gouvernement d’Orbán en Hongrie. C’est un imaginaire fascisant qui défend la famille, la patrie et le modèle hétéropatriarcal. Le pire, c’est que ces discours ne sont même pas efficaces. Cela n’a pas d’influence sur les pratiques de procréation. Ce n’est pas parce que Macron appelle à un réarmement démographique que les gens vont tout d’un coup décider de faire des enfants ! Ces discours n’ont aucun effet, c’est une simple adresse envoyée aux conservateurs. »

Quelles familles françaises  ?

Dans le même temps, Macron joue sur un autre thème de droite – sur lequel il a récemment fait une alliance ouverte avec l’extrême droite au Parlement français pour faire adopter une nouvelle loi restrictive sur l’immigration : la méfiance et le rejet des migrant·es qui permettraient à la fois de renforcer la population jeune en âge de travailler en France et probablement d’augmenter le taux de natalité.

Si la vraie préoccupation était la natalité, le gouvernement devrait s’appuyer sur l’immigration et intégrer dans « l’effort » les lesbiennes, les couples gays, les trans et les autres personnes qui se situent en dehors du modèle hétérosexuel, en autorisant la procréation médicalement assistée et l’adoption pour tou·tes. En réalité, le gouvernement défend avant tout une approche identitaire. Son projet est que les femmes « blanches » aient des enfants.

Cela résonne avec les craintes suscitées par la théorie du « grand remplacement », selon laquelle les « Français·es de souche » et les Européen·nes « blancs » seraient démographiquement et culturellement remplacé·es par des populations « non blanches », notamment issues des pays à majorité musulmane, du fait des migrations massives, de la croissance démographique et de la baisse de la natalité des Européen·nes « blancs ». Le réarmement dont nous parlons se fait donc contre un ennemi intérieur, les immigré·es, les jeunes des quartiers populaires, les musulman·es. Mais où s’arrêtera-t-il  ? Qu’arrivera-t-il à celles et ceux qui refusent de passer les tests de fertilité à 25 ans (pour relancer la natalité, il a été proposé de rendre obligatoire l’examen gynécologique pour les femmes et le spermogramme 1  pour les hommes !) et à celles et ceux qui refusent d’avoir des enfants  ?

Au même moment, à Mayotte, département d’outre-mer de la France dans l’océan Indien où le taux de natalité est le plus élevé de France, le gouvernement envisage de proposer la stérilisation à toutes les jeunes mères, et de supprimer le droit automatique à la nationalité française pour les enfants né·es sur cette portion du territoire français. Une idée rapidement reprise par la droite et l’extrême droite pour le reste de la France – pour les enfants né·es de parents « non français·es » bien sûr.

Une réponse féministe

Le refus d’être enrôlé dans un état d’esprit militariste est ancien dans le mouvement féministe. Son histoire commence avec la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, née dans les affres de la Première Guerre mondiale, jusqu’aux mouvements des mères pour la paix, en passant par les initiatives conjointes de femmes des deux camps en conflit – y compris aujourd’hui en Palestine-Israël –, les camps de femmes pour la paix contre les armes nucléaires dans les années 1980… La dénonciation de la porosité entre le complexe militaro-industriel et le monde politique masculin a été résumée dans le célèbre slogan « take the toys from the boys », « retirez les jouets aux garçons ».

Que l’on abuse ainsi de la capacité des femmes à avoir des enfants, en en faisant un outil au service de la « nation », et en des termes aussi militaristes, cela peut nous glacer le sang, mais cela doit aussi surtout attiser notre colère. 

Détruire la famille  ?

Le mouvement des femmes des années 1970 – du moins dans les pays où elles ne luttaient pas encore pour des droits fondamentaux tels que le divorce ou le droit de propriété des femmes mariées – a mis en avant le slogan « briser la famille ». Le courant féministe socialiste avait notamment lu la Révolution trahie de Trotsky et son chapitre « Thermidor dans la famille » et avait compris à quel point la famille était un terrain de jeu pour la société autoritaire, patriarcale et capitaliste dans laquelle les enfants naissaient. Nous avons également appris, en tant que féministes confrontées aux questions difficiles de la violence sexuelle, que la famille est le principal lieu de violence pour les femmes et les enfants.

En même temps, nous étions et sommes toujours solidaires des migrant·es et des travailleurs/ses déplacé·es qui luttent pour le droit à une vie de famille, pour le droit à l’aide et aux services de l’État afin que les mères et les parents puissent élever leurs enfants avec un niveau de vie décent.

Nous pourrions adapter les mots de Marx sur la religion « l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu » à ce que la famille représente pour beaucoup aujourd’hui, malgré son caractère capitaliste, patriarcal et hétérosexiste.

Le défi pour le nouveau monde que les socialistes s’efforcent de construire est de garantir à chacun·e les relations sociales, intergénérationnelles, émotionnelles, sexuelles qu’elle ou il souhaite pour être heureux/se et émancipé·e, sans restreindre le droit d’autrui à jouir de la même chose. 


 

Le 13 mars 2024

* Penelope Duggan est membre de la direction de la IVe Internationale et du Nouveau Parti anticapitaliste, ainsi que de leurs commission féministes respectives. Elle est éditrice de la revue en anglais International Viewpoint.

Cet article, écrit initialement pour Rupture, a été traduit par A.L. et revu par l’autrice.

  • 1Un spermogramme est un examen médical au cours duquel sont analysées les différentes caractéristiques du sperme, généralement dans le cadre d’un bilan d’infertilité d’un couple et dans le suivi de la contraception masculine thermique.