À Porto Rico, le pouvoir, complètement lié aux États-Unis, empêche les candidats de gauche, anti-impérialiste et indépendantistes de se présenter à l’élections de de 2024.
Je suis membre du mouvement Victoria Ciudadana, un des principaux partis politiques de Porto Rico, et suis actuellement sénateur. À Porto Rico, le pouvoir législatif est composé de deux chambres, le Sénat et la Chambre des représentants. Notre parti compte 4 législateurs. Lors des dernières élections en 2020, notre candidate au poste de gouverneur a obtenu 14 % des voix. C’est le troisième parti qui a obtenu le plus de voix lors des dernières élections. C’est un parti de gauche, résolument progressiste, anti-néolibéral, défenseur des droits des femmes, des droits des travailleurs/ses, de l’environnement…
La voix des États-Unis
À Porto Rico, deux partis politiques contrôlent la politique électorale portoricaine depuis les années 1960. L’un s’appelle le Partido Democracia Popular, l’autre s’appelle le Partido Nuevo Progresista, des partis qui se définissent comme défenseurs de différentes options quant au statut de Porto Rico. Porto Rico est une colonie des États-Unis et les partis se définissent traditionnellement en fonction de la relation qu’ils veulent construire avec les États-Unis. Le Nouveau Parti progressiste veut que Porto Rico devienne un État des Etats-Unis. Le Parti démocratique populaire défend le statut existant, qui est un statut colonial, mais qui a la structure officielle d’un partenariat avec les États-Unis. Et il y a, bien sûr, un parti indépendantiste.
Les deux grands partis, le PNP et le Partido Popular, même s’ils ont des positions différentes sur la question du statut, défendent des politiques très similaires sur le reste : les politiques de privatisation, d’austérité, contre la classe ouvrière, la politique de réduction des droits du travail ou des droits sociaux, l’agenda néolibéral que nous connaissons tous dans de nombreux pays.
Une alternative devient crédible
Depuis 2005 environ, Porto Rico traverse une crise économique très grave. L’une de ses conséquences a été une baisse du soutien de l’électorat à ces partis, qui sont profondément discrédités. Historiquement, ces deux partis combinés obtenaient 97 ou 98 % des voix, le reste revenant au parti indépendantiste qui recueillait 2 ou 3 %.
Mais depuis 2010, ce soutien aux partis traditionnels dominants est en chute libre.
En 2016, par exemple, le candidat qui a remporté le poste de gouverneur n’a obtenu que 42 % des voix. Et il n’a pas pu terminer son mandat, car il y a eu une énorme rébellion dans les rues en 2019 et il a été contraint de démissionner.
Lors de l’élection de 2020, la plus récente, le vainqueur du Nouveau Parti progressiste n’a obtenu que 32 % des voix. Alors que le mouvement Victoria Ciudadana, auquel j’appartiens, a obtenu 14 %. Le parti indépendantiste, qui est également un parti progressiste de gauche, a lui aussi obtenu 14 %. En d’autres termes, la gauche et les forces progressistes réunies ont obtenu environ 28 % des voix, dans une élection où le vainqueur a obtenu 32 % des suffrages. Les rapports de forces électoraux sont donc très intéressants pour la gauche, qui a bénéficié d’un soutien croissant.
Face à cette situation, les deux partis traditionnels ont utilisé toutes les manœuvres possibles pour tenter d’arrêter la progression des secteurs de gauche.
Cela a commencé avant même 2016. À Porto Rico, comme dans d’autres pays, il était habituel et légal que des partis parviennent à un accord électoral et se présentent ensemble aux élections. En 2011, cela a été interdit, précisément pour tenter d’empêcher de nouvelles forces de s’allier et de gagner en puissance.
En 2020, lors de l’élection du maire de San Juan, la capitale de Porto Rico, qui est aussi la plus grande ville du pays, le vainqueur était notre candidat, Manuel Natal, du mouvement Victoria Ciudadana. Mais par toute une série d’arguties électorales, ils nous ont volé cette élection.
Plus récemment, bien que ce soit interdit, nous avons formé une alliance entre le parti indépendantiste et Victoria Ciudadana et, lors des élections qui auront lieu en novembre 2024, nous allons former une alliance. C’est une alliance de facto, parce qu’elle ne peut pas être « officielle ». L’alliance consiste à ce que nous ne proposions pas de candidat dans une partie des circonscriptions et que nous appelions à voter pour le candidat de l’autre parti, et réciproquement.
Des candidats des partis traditionnels ont donc saisi la justice en nous accusant d’avoir violé la loi dans le processus de sélection de nos propres candidats, ceux de Victoria Ciudadana.
Notre réponse démocratique
Nos deux angles de réponses, ce sont les suivants. Premièrement, c’est faux : nous n’avons enfreint aucune « loi ». Et deuxièmement, la façon dont nous choisissons nos candidats n’affecte en rien les autres partis. Mais eux ont saisi la justice pour affirmer leur version, selon laquelle nous n’avons pas respecté certaines dispositions de la loi électorale. Le juge de première instance leur a donné raison. De cette façon, il a disqualifié cinq candidats nationaux importants du mouvement Victoria Ciudadana aux postes de représentant·es de Porto Rico au Congrès des États-Unis, sans droit de vote, mais avec une voix pour nous représenter. Une figure majeure de la politique portoricaine, une candidate, a été « retirée » du scrutin. Et deux de nos candidats au Sénat, dont moi, et deux autres à la Chambre des représentants, ont été « retirés ».
Nous avons formulé un appel de cette décision devant les tribunaux, et construit une large mobilisation ici à Porto Rico et un appel international afin de faire respecter les règles de base de la démocratie, que chaque parti puisse choisir ses candidats et que l’électorat décide – dans les urnes – qui doit occuper les postes électifs.
La raison évidente de porter cette affaire en justice et de tenter d’exclure ces candidats, ce n’est pas que ces personnalités des partis dominants s’inquiètent de la loi électorale ou du respect des règles de la Commission électorale. C’est qu’ils considèrent Victoria Ciudadana et l’alliance de la gauche comme une menace réelle et veulent mettre un terme à cette menace.
L’an dernier, pour la première fois, les secteurs patronaux de Porto Rico ont été organisés, les secteurs industriels, la chambre de commerce, l’association de la construction, toutes les grandes associations des secteurs des grandes entreprises, qui ont traditionnellement fait confiance au Parti Populaire et au Nouveau Parti Progressiste pour représenter leurs intérêts, les défendre au sein du gouvernement. Ils ont créé un comité d’action politique, pour faire campagne contre l’alliance, c’est-à-dire qu’ils perçoivent également l’alliance comme une menace pour leurs privilèges et ils se mobilisent.
Au cours des trois années où j’ai siégé au Parlement, nous avons présenté des projets de loi visant à augmenter le salaire minimum à Porto Rico, à protéger l’environnement, à défendre le droit des femmes à choisir, à défendre le droit à l’avortement. Toute une série de mesures progressistes que ces secteurs conservateurs ou privilégiés veulent stopper. Ils craignent qu’une victoire de l’alliance ouvre la voie à l’approbation de telles mesures et veulent l’éviter à tout prix.
Ce que nous vivons à Porto Rico est une modalité que nous connaissons internationalement sous le nom de law fare, l’utilisation abusive du système judiciaire comme arme politique, dans le processus électoral. Comme on le dit dans la pétition de soutien que nous avons diffusée, « ce qu’ils ne peuvent obtenir par les urnes, ils cherchent à l’obtenir au tribunal », en disqualifiant les candidats, en les discréditant, en portant des accusations fausses mais qui nécessitent ensuite beaucoup de ressources pour y répondre. C’est arrivé à l’une de nos législatrices, il s’agit donc d’une modalité supplémentaire de ce phénomène observé dans de nombreux pays, également présent à Porto Rico.
Propos recueillis par Lauriane Misandro le 4 avril 2024