Les militaires soutiendront-ils une déclaration de la loi martiale ?

par
Daryl Jackson https://flic.kr/p/2k2qEoG
Bill Resnick : Récemment, les Vétérans pour la Paix ont publié une déclaration condamnant le déploiement de troupes aux États-Unis :

C'est une déclaration lourde de sens, Garett, pourquoi les Vétérans pour la Paix l'ont-ils faite ? 

" Les Vétérans pour la Paix condamnent les déclarations incendiaires de Donald Trump. Sa déclaration appelant à la présence de troupes militaires sur le sol américain pour réprimer les personnes exerçant leur droit découlant du Premier Amendement à la Constitution est incendiaire et incroyablement dangereuse. Nous sommes sans équivoque aux côtés des manifestants qui sont dans les rues et qui demandent la fin des meurtres insensés par des policiers et de la suprématie blanche.

" En plus des 200 000 soldats déjà déployés à travers le monde, les villes américaines seraient ainsi occupées par la force militaire. Des milliers de soldats lourdement armés, de militaires et de policiers ont déjà été déployés dans les villes du pays, alors que Trump demande à l'armée de "dominer les rues" et de passer outre tout contrôle local si les gouverneurs refusent de déployer la Garde nationale. Les menaces et l'intimidation sont des tactiques de terreur utilisées par cette administration. Cette déclaration de Trump ainsi que ses déclarations précédentes sont incendiaires et déclarent effectivement la guerre à nos communautés…

" Les Vétérans pour la Paix appellent tous les chefs militaires et le personnel en service actif à refuser le déploiement de l'armée. En tant que vétérans, nous connaissons les terribles conséquences de la participation à des actions moralement répréhensibles contre des communautés dans d'autres pays. Le moment est venu de refuser de participer à des ordres injustes. »

Synthèse Etats-Unis

Garett Reppenhagen : Nous ne voulons pas que l'armée américaine soit utilisée contre des manifestants pacifiques qui demandent l'arrêt de la violence des policiers dans leurs communautés, qui exigent l'égalité et qui contestent la suprématie blanche. Il n'y a pas de paix sans justice. Avec le déploiement de troupes par le gouvernement fédéral, nous allons voir des innocents tués - des manifestants qui ont tout à fait le droit d'exercer leurs droits constitutionnels. Et nous l'avons déjà vu. Dans le Kentucky, un homme a été tué par un garde. Je ne pense pas que nous ayons vu une violence militaire dans nos rues depuis ce qui s'est passé à l'université d'État de Kent (1).

En tant qu'anciens combattants, nous savons comment les soldats opèrent dans une zone de combat militaire et nous savons que nos gardes nationaux et nos troupes fédérales, s'ils sont déployés, agiront de la même manière, c'est-à-dire qu'ils écarteront toute menace à leur égard par une violence massive.

Cela va être moralement dommageable pour les soldats qui se déploient. Comme nous le voyons dans les pays occupés par l'armée américaine, cela conduit à des situations où on tue des passants, des femmes et des enfants innocents. Ici, cela conduira à tuer des concitoyens, cela placera les militaires du mauvais côté du mouvement des droits civiques dans ce pays.

Je ne crois pas que la plupart des militaires aient signé leur engagement pour faire cela. Les atrocités commises par les militaires à l'étranger sont horribles. Il n'en sera pas autrement ici, dans notre propre pays, si nous tuons nos propres citoyens.

Bill Resnick : Trump pourrait bien réfléchir (à sa manière criminelle) à ses options s'il perd les élections. Il pourrait invoquer la fraude électorale, déclarer la loi martiale et ordonner à l'armée de la faire respecter. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles des militaires retraités très respectés, comme le général Mattis, se sont prononcés contre l'utilisation de troupes par Trump dans les rues de Washington, D.C.

Garett Reppenhagen : Eh bien, tout est possible et je ne pense pas que le président Trump écarterait quelque option que ce soit, comme on dit. Je suis sûr qu'il essayait de voir si les militaires seraient prêts à accepter son commandement et feraient quelque chose comme ça. Il a testé son contrôle sur les militaires. Je ne sais pas ce que pensaient ces généraux à la retraite et les hauts responsables lorsqu'ils ont défié le président sur ces questions, mais c'est bien qu'ils se soient prononcés contre lui.  

Cependant, je tiens à vous mettre en garde. Premièrement, cette action de militaires à la retraite donne un faux sentiment de l'intégrité du commandement militaire américain, alors qu'à bien des égards cette intégrité est toujours intéressée. Je pense qu'il y a des inquiétudes au sein du haut commandement, qui craint que l'armée américaine ne perde le soutien et l'image positive qu'elle a dans la population si l'on insiste beaucoup sur ce point, comme cela a été le cas vers la fin de la guerre du Vietnam, lorsque l'opinion publique soutenait de moins en moins l'armée américaine. Je ne pense pas qu'ils souhaitent que cela se reproduise.

Parce que ces militaires de haut niveau contestent Trump ou du moins ont quelques dissensions avec lui, les gens pourraient penser que sur un champ de bataille ils ont également leur morale et leur éthique. Nous savons que ce n'est pas toujours le cas. Nous l'avons vu en Afghanistan. Nous l'avons vu en Irak. Nous l'avons vu partout dans le monde depuis longtemps. Et je veux juste rappeler que les atrocités qui se produisent, comme à Abu Ghraib, ne sont pas perpétrées par le haut commandement ; le soldat du plus haut rang parmi les responsables des atrocités à Abu Ghraib était un E5, bien en dessous du grade d'officier. Ce n'est donc pas une institution éthique et morale, alors ne pensez pas qu'ils vont obéir à une morale, ne faire que des bonnes choses ou suivre leur conscience quand on va leur donner des ordres. Préparez-vous à cela. Et - si c'est possible et si cela sert les intérêts des militaires - je pense qu'ils occuperont les rues américaines si l'occasion se présente.

Bill Resnick : Étant donné les nombreuses crises sociales, économiques et environnementales auxquelles ce pays sera confronté, je peux imaginer de vastes manifestations populaires dans les rues qu'une droite armée affronte. Alors un futur président pourrait bien ordonner aux militaires de se joindre à la police pour maintenir l'ordre. Qu'est ce qui peut être fait pour s'assurer que cela n'arrive pas ? Et qu'est ce qui peut être fait pour que les chefs de l'armée disent au Président que leurs troupes n'obéissent pas à ce genre d'ordre ? Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour garantir qu'au moins de larges secteurs des troupes se rangent du côté des forces démocratiques ?

Garett Reppenhagen : Eh bien, je pense qu'il est vraiment important de faire pression sur les gouverneurs et les autres fonctionnaires au plus haut niveau. Donald Trump a menacé les gouverneurs en disant que s'ils ne mobilisaient pas la Garde nationale, il enverrait des troupes fédérales. Vous savez, il a un peu reculé. Mais la menace demeure et je pense que les gouverneurs ont besoin du soutien politique de leurs communautés pour dire " non » à Donald Trump. Nous pouvons faire comprendre très clairement aux gouverneurs que leur future réélection pourrait dépendre de la décision qu'ils prendront. Et si les gouverneurs refusent et que Trump envoie des troupes fédérales, alors au moins ce n'est pas la Garde nationale de l'État local qui est dans les rues de la ville et Trump aura beaucoup moins de légitimité.

Et si vous connaissez quelqu'un qui est dans l'armée ou dans la Garde nationale, tendez-lui la main, parlez-lui, discutez de cela avec lui. C'est bien beau que ces hauts responsables militaires s'expriment, mais en fin de compte, ce sont les soldats de base qui seront sur le terrain et qui devront prendre la décision d'appuyer ou non sur la gâchette. Je préfère qu'ils ne soient pas dans une situation où ils ont peur pour leur vie ou qu'ils ont peur de leur commandement militaire qui leur donne des ordres. Alors, parlons-leur. Il existe des moyens : GI Rights Hotline (téléphone d'assistance concernant les droits des militaires), the Military Law Task Force (le groupe de travail sur le droit militaire), Courage To Resist, About Face, Veterans Against War (Vétérans contre la guerre), et Veterans For Peace (Vétérans pour la paix)… Tous sont prêts à recevoir des appels et des courriels pour vous aider à trouver les moyens dont vous avez besoin si vous êtes engagé et que vous voulez rompre l'engagement ou refuser des ordres. 

Bill Resnick : Je me demande quel rôle l'organisation civile peut jouer pour décourager les troupes d'exécuter les ordres si elles sont chargées de faire respecter la loi martiale. Je pense que nous devons menacer d'une grève générale ou d'une autre façon de faire en sorte que le peuple refuse d'accepter l'occupation militaire. Il me semble que ce refus crée une certaine réticence parmi les militaires et l'élite politique qui, autrement, pourrait soutenir Trump. Qu'en pensez-vous ? 

Garett Reppenhagen : La grève générale est toujours importante. Je ne sais pas si nous avons la masse critique en matière d'organisation syndicale à ce stade pour pouvoir réaliser quelque chose qui sera efficace, mais nous devrions continuer à travailler dans ce sens. Je pense que la grève est un outil de changement incroyable, mais vous voyez aussi que les manifestations dans les rues deviennent très efficaces. Vous voyez les communautés locales changer, parler de la réduction des dépenses militaires et policières. À Denver, dans le Colorado, qui est pour moi la grande ville la plus proche, le budget de la police représente environ un tiers de l'argent des impôts dépensé dans la ville. Et les gens exigent de réduire ce pourcentage. Si nous restons dans les rues, nous continuons à soutenir les vies noires, à contacter des organisations nationales comme le Mouvement pour les vies noires et d'autres coalitions locales pour voir ce que nous pouvons faire - je pense que c'est une véritable puissance.

J'aimerais y voir plus d'anciens combattants. Je pense que l'opposition de la communauté des vétérans à ces déploiements et mobilisations des troupes est vraiment essentielle en ce moment. Nous soutenons Veterans for Black Lives (Anciens combattants pour les vies noires) et Stand Down for Black Lives (Désengagez-vous pour les vies noires) comme moyen de s'organiser contre les forces militaires dans nos rues et pour la démilitarisation de nos forces de police. Je pense que cela commence vraiment à faire une différence.  

Je suis curieux de voir s'il y aura un changement significatif dans les résultats des élections locales au Congrès et des élections dans les États, parce que la culture populaire s'éloigne du statu quo, des formes de colonisation que nous avons l'habitude de voir, de la suprématie blanche. Pas lors de l'élection présidentielle, car je ne fais pas beaucoup confiance à Joe Biden. Mais je pense que nous allons avoir beaucoup plus de leaders progressistes qui vont remporter des sièges au niveau local et je pense que cela peut vraiment changer beaucoup de choses. 

Bill Resnick : Oui, quand un important contingent de vétérans s'est rendu à Standing Rock pour participer à l'organisation contre le pipeline Keystone, cela a donné un énorme coup de fouet au mouvement. Un dernier point : dans la déclaration des Vétérans pour la paix, vous dites que " les vétérans connaissent les terribles conséquences de leur participation à des actions qui sont moralement condamnables contre des communautés d'autres pays ». Pouvez-vous nous donner une idée des conséquences des guerres injustes et des tueries ?

Garett Reppenhagen : Bon, en premier lieu il faut avoir à l'esprit le sort des populations de ces pays, généralement occupés unilatéralement par une force militaire américaine écrasante. Et puis il y a les anciens combattants qui y ont servi. Je veux juste dire que là-bas il n'y a pas d'égalité. Les militaires ne sont pas ceux dont le pays est occupé ; ils ne sont pas réprimés et terrorisés par une force armée ; leurs proches ne sont pas tués ; leur mode de vie est rarement bouleversé au point de bouleverser leur monde. Dans ce nouveau scénario, ces populations occupées seront des citoyens américains. Et je ne veux pas dire par là que la vie des Américains par rapport à celle des autres aurait une quelconque valeur ajoutée.

Cela étant dit, il y a aussi les conséquences pour les anciens combattants. Beaucoup s'engagent dans l'armée pour des raisons économiques, pour accéder à une profession, à l'éducation, etc. Il y a aussi ceux pour qui l'engagement dans l'armée est une tradition familiale, et ceux qui le font par devoir patriotique.

Mais, lorsque vous êtes sur le champ de bataille et que vous privez les gens de la vie, c'est un poids pour lequel vous n'avez pas été préparé. L'armée est très douée pour vous entraîner à tuer. J'étais très bon dans mon travail de tireur d'élite en Irak. Ce qu'ils ne vous apprennent pas, c'est ce qui vous arrive psychologiquement, émotionnellement et moralement après avoir pris la vie de quelqu'un. Et l'ambiguïté du conflit dans lequel vous vous trouvez, le manque de clarté sur la raison de votre présence là-bas, affecte également ce poids sur votre âme. Je me bats avec ces blessures morales tous les jours. La honte que j'éprouve d'avoir participé à la violence contre le peuple irakien est intense. Certains jours, je ne peux pas sortir du lit et je me punis pour tenir. Et je me punis parce que ma société me traite comme un héros. J'ai saboté ainsi mes relations d'amour, de famille, d'amitié… J'ai saboté des opportunités d'emploi, juste parce que j'ai ressenti le besoin de me punir et de retourner dans les ténèbres.

Alors vous pouvez imaginer le préjudice moral qu'un soldat va ressentir lorsqu'il braquera son arme sur une personne de sa propre communauté et la tuera alors qu'elle ne fait qu'essayer de plaider pour mettre fin à la violence policière dans sa communauté, souligner qu'il n'y a toujours pas d'égalité dans ce pays, que la fracture économique est si profonde. Ce sera un fardeau énorme et s'ils envahissent les rues de l'Amérique, les engagés en paieront un lourd tribut. À l'heure actuelle, nous perdons environ 22 vétérans par jour à cause du suicide. Vingt-deux par jour, ce n'est rien en comparaison des remords que les militaires éprouveront s'ils occupent les rues des États-Unis. 

Portland, le 27 août 2020

Garett Reppenhagen est le directeur exécutif de Veterans For Peace (Vétérans pour la paix). Il vient d'une famille de militaires : son père est vétéran du Vietnam, ses deux grands-pères ont servi pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était tireur d'élite dans la première division d'infanterie de l'armée. Après les combats à Baquaba, en Irak, il a été désillusionné par la guerre, a obtenu une libération honorable en 2005 et a immédiatement commencé à travailler comme défenseur des vétérans et militant. Bill Resnick, journaliste, est co-fondateur de l'émission Old Mole Variety Hour (Heure des variétés de la vieille taupe) à la radio KBOO de Portland, Oregon, où il réalise des entretiens. Il écrit également des articles politiques pour divers journaux, dont Portland Alliance, Socialist Review, Against the Current. Nous avons traduit cet entretien du site web de l'organisation socialiste Solidarity (organisation sympathisante de la IVe Internationale aux États-Unis) et de sa revue Against the Current. (Traduit de l'anglais par JM).

notes
1. Le 4 mai 1970, sur le campus de l'université d'État de Kent, dans l'Ohio, la Garde nationale de l'Ohio a tiré à 67 reprises en 13 secondes sur des étudiants et étudiantes qui manifestaient de manière pacifique ; quatre d'entre eux furent tués et neuf blessés (dont un paralysé à vie). Ces étudiants manifestaient contre l'intervention américaine au Cambodge, annoncée par le président Richard Nixon le 30 avril. En réponse à cette fusillade, il y a eu une grève et des manifestations impliquant quatre millions d'étudiants à travers tous les États-Unis. Ceci retourna en partie l'opinion publique déjà sensible à la présence militaire des États-Unis au Vietnam.