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Argentine : la mort de Perón et le péronisme

par S. Lopez

Le 1er juillet 1974, on annonça la mort du général Perón. Quelques jours de maladie grave avaient préparé l’opinion publique à cette fin inévitable. Dans notre article intitulé « Cinq ans après le Cordobazo, un an après le retour au pouvoir du péronisme » (voir n° 1 d’INPRECOR), nous avions évoqué cette éventualité. Nous ne le faisions pas comme simple spéculation sans fondement. Nous signalions que la bourgeoisie n’était pas préparée à une disparition de Perón, disparition pourtant possible du fait de la santé déclinante du général.

Depuis l’échec de la dictature militaire (1966-1973) et de l’usure des forces armées qui en résulta, après la perte de contrôle et la faiblesse évidentes du gouvernement de Cámpora, Perón apparut comme la meilleure solution possible pour la bourgeoisie argentine, en vue de chercher à dépasser la crise économique et le chaos politique. Même si les événements des deux derniers mois révèlent les difficultés que Perón rencontra pour réaliser son projet politique — avec des dates significatives comme le 1er mai et le 12 juin, et les ruptures qui se sont produites par rapport au « pacte social » —, ils ont aussi démontré que la bourgeoisie ne dispose pour le moment d’aucune solution de rechange.

Le 1er mai 1974, l’absence de la classe ouvrière convoquée pourtant à participer en masse au meeting devant la Casa Rosada (le palais présidentiel à Buenos Aires - INPRECOR) fournit à sa manière un bilan implicite d’une année de gouvernement péroniste. Les espoirs initiaux ont conduit au scepticisme, au mécontentement et à un processus de rupture des secteurs jeunes et combatifs. Quand Perón commença à insulter ceux-ci du haut du balcon du palais présidentiel, les colonnes de jeunes lui tournèrent le dos dans un geste largement spontané, abandonnant la Place de Mai semi-vide et criant : « Les gorilles sont d’accord, nous continuons le combat ».

Le 12 juin, menaçant de démissionner, Perón mentionna dans un discours télévisé l’obstruction de l’impérialisme et de l’oligarchie à son gouvernement. La C.G.T. proclama la grève et mobilisa pour un meeting à la Place de Mai. Malgré le fait qu’il avait jeté dans la balance la possibilité de sa démission, Perón n’obtint cette fois-ci qu’un nombre de participants au meeting qui ne dépassa pas la moitié de ceux qui avaient participé au meeting du Premier Mai.

L’évocation des ennemis traditionnels du peuple argentin ne fut accompagnée d’aucune mesure ou proposition concrète de lutte, apte à susciter des mobilisations de masse. Au contraire, Perón plaida une fois de plus en faveur du Pacte Social et appuya la bureaucratie syndicale si répudiée par la classe ouvrière. Quelques jours plus tard, il avança d’une demi-année une augmentation de salaires due pour la fin de l’an, ce qui revint à augmenter les salaires de 8 % pendant le 2e semestre 1974, simple aumône devant des revendications d’augmentations des salaires allant jusqu’à 60 %. Cette aumône fut d’ailleurs accompagnée de nouvelles mesures d’intimidation ; tous les arrêts de travail et grèves pour revendications salariales furent déclarés illégaux.

Les difficultés de ravitaillement provoquées par la bourgeoisie terrienne et par les secteurs monopolistes de l’industrie et du commerce, ne faisaient pas partie d’une préparation d’un coup d’État militaire pour renverser Perón, ainsi que se précipitèrent à le proclamer tous les réformistes et centristes d’Argentine. Dans le cadre d’un affaissement du Pacte Social, remis en question par les luttes ouvrières, divers secteurs des classes dominantes passèrent à l’offensive afin d’exercer une pression pour défendre leurs intérêts particuliers de groupe. Chaque secteur bourgeois chercha à obtenir une part accrue des profits que la situation critique du capitalisme argentin avait réduits de manière drastique dans leur ensemble.

Mais malgré ces tiraillements et malgré ces pressions et tensions entre divers fractions des classes dominantes, personne n’envisagea sérieusement qu’il pouvait y avoir une solution meilleure pour la bourgeoisie dans son ensemble que la présence de Perón au gouvernement. Perón le savait, lui aussi. C’est pourquoi il chercha à récupérer une liberté de manœuvre par son discours du 12 juin, en s’appuyant sur les secteurs qui lui étaient les plus dévoués ; la Confédération Générale Économique (dirigée par son ministre de l’Économie Gelbard) et la bureaucratie syndicale. Mais ces tensions ont incontestablement contribué à accentuer l’instabilité politique du pays.

Avec la disparition de Perón, le seul dirigeant politique bourgeois avec une capacité de manœuvrer entre les secteurs dominants et avec une certaine autorité dans des secteurs du mouvement de masse, la bourgeoisie argentine voit sa crise de direction aggravée. Cette crise dure de fait depuis 20 ans. Les classes dominantes ne disposent pas, à présent, d’une solution de rechange réelle par rapport au péronisme pour maintenir le système d’exploitation et de dépendance capitaliste. Les forces armées n’ont pas encore politiquement dépassé leurs derniers désastres face aux Cordobazos et à la guérilla. Il n’existe pas d’autre parti ou mouvement bourgeois avec suffisamment de racines au sein des masses pour pouvoir faire front à une situation dans laquelle les mesures de la bourgeoisie pour dépasser la crise structurelle du capitalisme argentin aboutissent inévitablement à une aggravation des contradictions sociales et à une polarisation explosive des classes antagonistes.

La disparition de Perón n’aggravera pas seulement la crise politique de la bourgeoisie. Elle ouvrira aussi une nouvelle étape décisive de la crise du mouvement péroniste. Le retour au pouvoir du péronisme avait déjà déclenché, après à peine une année, une crise au sein de ce mouvement nationaliste bourgeois qui n’avait pas perdu sa base de masse lors des premiers gouvernements Perón (1945-1955). La conjoncture dans laquelle le péronisme retourna au gouvernement en 1973 a mis en évidence les profondes contradictions entre, d’une part, les aspirations de sa base ouvrière et jeune, dont la combativité et l’expérience s’étaient accrues à travers la lutte contre la dictature, et d’autre part les projets de sa direction bourgeoise et bureaucratique, la « puissance argentine » du Pacte Social.

Perón remplit un rôle bonapartiste, de pendule, à la direction de son mouvement et à la tête de l’État au cours de chacun de ses gouvernements. Dans des mouvements comme le péronisme, ce rôle bonapartiste du chef est irremplaçable. Sa disparition ouvre dès lors une crise de succession inévitable au niveau de la direction de son propre mouvement politique.

Perón et la bourgeoisie en étaient parfaitement conscients. Dans la dernière période, Perón s’est efforcé d’épurer son mouvement de son aile gauche radicalisée et de l’institutionnaliser comme parti politique, pour qu’il puisse lui survivre. Il n’a pas réussi à réaliser cette tâche avant de disparaître. Le péronisme ne s’est pas transformé en un véritable parti politique bourgeois, avec suffisamment d’homogénéité d’objectifs, de critères, de méthodes, etc. pour pouvoir agir en tant que tel.

Au sein du péronisme d’importantes contradictions et tensions continuent à se manifester entre des secteurs dont l’alliance avait comme racine l’adhésion et la soumission à Perón, et l’empoignade pour jouir d’une parcelle du pouvoir. La mort de Perón provoque la disparition de l’élément de cohésion, d’unification entre des secteurs qui luttent pour des intérêts propres et souvent hétérogènes et parmi lesquels abondent les arrivistes et les profiteurs qui ne valent guère mieux que les délinquants de droit commun de la pire espèce. Le processus de rupture des secteurs jeunes et combatifs s’accélérera de même inévitablement dans les faits, malgré l’opportunisme de la majorité de leurs dirigeants et malgré le fait qu’ils continueront à se revendiquer de l’idéologie péroniste.

L’accession à la présidence d’Isabel Perón, complètement soumise au groupe de collaborateurs les plus proches de Perón, illustre le vide politique qui s’ouvre de manière dramatique pour la bourgeoisie. Pour le moment, c’est un moyen de garantir la continuité du péronisme à la tête de l’État, et celle de l’équipe de gouvernement actuellement en fonction. Les forces armées qui se maintiennent comme facteur de pouvoir décisif, et qui garantissent en dernière instance la survie du système, furent les premières à appuyer « la voie constitutionnelle de la succession », ce que firent aussi tous les partis politiques. Mais cette unanimité dans l’appui à Isabel Perón ne peut cacher l’affaiblissement profond des projets des classes dominantes, provoqué par la mort de Perón. Une demi-heure après l’annonce de son décès, de longues queues se formèrent devant tous les magasins de la capitale, exprimant le sentiment d’insécurité de secteurs populaires par rapport à l’avenir immédiat.

En l’espace d’un peu plus d’un an, l’Argentine a connu cinq présidents, allant du général Lanusse à Isabel Perón, en passant par Cámpora, Lastiri et le général Perón lui-même. Loin de garantir une nouvelle normalisation politique, le remplacement de la dictature militaire a ouvert une période d’instabilité croissante et de crise politique de la bourgeoisie, comme l’avait prévu le 10e Congrès Mondial de la IVe Internationale.

Perón fut, incontestablement, un des dirigeants bourgeois les plus lucides et les plus habiles des pays dits du « tiers-monde », un leader de la taille de Nehru ou de Nasser. Mais les conditions spécifiques dans lesquelles sa politique bonapartiste put s’appliquer avec une certaine efficacité, dans la période d’après-guerre, se sont depuis lors profondément modifiées. Revenant au pouvoir après 18 années de proscription de la vie politique, le péronisme actuel apparut comme une caricature de son propre passé. Ses traits répressifs, son affrontement avec les aspirations des masses, ses propres contradictions internes, parurent au grand jour en moins d’un an de gestion de l’État.

La maladie du régime, c’est la maladie d’une bourgeoisie qui a vu, depuis le Cordobazo, tous ses plans mis en question par une classe ouvrière disposée à récupérer ses conquêtes et commençant la lutte pour en finir avec l’exploitation et la dépendance. Les contradictions du système ne peuvent être surmontées par la bourgeoisie dans le cadre d’un capitalisme frappé de distorsions, du fait de son insertion dans la chaîne impérialiste mondiale comme secteur dépendant. Ces contradictions ne peuvent être résolues que par la prise du pouvoir par la classe ouvrière, rompant avec l’impérialisme et initiant un processus de révolution permanente.

Après la mort de Perón, les traits répressifs du régime s’accentueront probablement du fait d’un relâchement du contrôle sur les secteurs droitiers, les bandes de la police parallèle et la bureaucratie syndicale.

Dans de telles circonstances, les travailleurs devront non seulement lutter pour rompre le Pacte Social anti-ouvrier et pour la défense de leurs intérêts, mais aussi pour la défense de leurs organisations et de leurs libertés démocratiques passablement compromises (droit de grève, d’organisation, de manifestation, liberté de presse etc.). Mais cette lutte ne pourra pas se mener valablement sur la base de manœuvres et d’alliances opportunistes. Ce n’est pas avec la bourgeoisie que nous défendrons les libertés démocratiques, mais en forgeant l’unité d’action de tous les secteurs ouvriers et populaires, dans des mobilisations, des luttes et l’organisation de l’auto-défense.

Plus que jamais, une confrontation de classe paraît aujourd’hui inévitable en Argentine. Ses échéances et ses résultats dépendront des progrès des luttes ouvrières et populaires et de l’attitude de son avant-garde, des progrès réalisés dans la construction du parti révolutionnaire du prolétariat.

Le 1er juillet 1974

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