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Grande-Bretagne: «Construire le parti»

par James Schneider
James Schneider. DR

Au cours des derniers mois, plusieurs groupes de la gauche organisée britannique ont discuté de la formation d’un nouveau vecteur national : soit un parti politique, soit une alliance électorale. Les arguments en faveur d’une telle institution ne pourraient être plus clairs. Le gouvernement travailliste au pouvoir se caractérise par sa soumission envers les intérêts des entreprises, sa complicité dans le génocide à Gaza et la répression de la dissidence. Alors que l’opposition conservatrice reste obsédée par les guerres culturelles et entachée par son long passé de mauvaise gestion, le parti d’extrême droite Reform UK [Nigel Farage] semble en passe de remporter la majorité des suffrages populaires, présentant sa vision powelliste [référence à Enoch Powell (1912-1998) qui disposa d’une grande influence dans le débat politique et qui avait les caractéristiques conservatrices et libertariennes] comme la seule alternative viable.

Les sondages suggèrent qu’un parti de gauche pourrait remporter autant de voix que le parti au pouvoir, avec 15% chacun. Ce chiffre pourrait encore augmenter s’il s’enracinait dans des circonscriptions clés et lançait une attaque énergique contre le consensus de Westminster : un événement qui marquerait une avancée majeure pour un bloc socialiste historiquement lié par les contraintes du travaillisme. Si les politiciens et les acteurs impliqués dans cette nouvelle organisation n’ont pas encore défini de ligne directrice claire, la députée socialiste de premier plan Zarah Sultana et l’ancien leader travailliste Jeremy Corbyn ont annoncé la tenue d’une conférence inaugurale cet automne, au cours de laquelle les politiques et les modèles de direction pourront être décidés démocratiquement. En moins de 24 heures, 200 000 personnes se sont inscrites, un chiffre stupéfiant.

James Schneider est l’un des organisateurs qui travaille sur ce projet. Né en 1987, il s’est radicalisé à la suite de la guerre en Irak et de la crise financière mondiale. Il a cofondé le groupe de campagne Momentum afin de rallier le soutien populaire à la direction de Corbyn en 2015, avant d’être recruté un an plus tard comme directeur de la communication stratégique du parti. À ce poste, il a défendu une forme de «populisme de gauche» sans concession, tentant – en vain – de résister à la pression exercée par l’aile droite du Parti travailliste pour qu’il capitule sur des questions clés telles que le Brexit. Depuis, il a publié Our Bloc (2022), son projet pour l’avenir de la gauche britannique, et travaille aujourd’hui comme directeur de la communication pour l’Alliance progressiste qui réunit la IIe Internationale, des syndicats et des ONG.

James Schneider s’est entretenu avec Oliver Eagleton sur certaines des questions cruciales qui se posent dans le processus de construction d’un parti : comment celui-ci peut servir de médiateur entre le pouvoir populaire et le pouvoir électoral, les structures organisationnelles qu’il doit mettre en place, les facteurs qui ont précédemment empêché son lancement et les exemples internationaux dont il peut s’inspirer. Cet entretien est le premier d’une série de réflexions sur les perspectives de la gauche post-Corbyn qui seront publiées sur Sidecar [site en lien avec la New Left Review].

 

Oliver Eagleton: Commençons par votre description générale de ce qu’un hypothétique parti de gauche devrait espérer accomplir dans le paysage politique des années 2020, en particulier dans des pays comme la Grande-Bretagne, où il serait confronté à un certain nombre d’obstacles majeurs, de l’emprise des médias traditionnels au système antidémocratique de Westminster, en passant par la division des forces à gauche du Parti travailliste.

La tâche de ce parti devrait être d’entreprendre différentes formes de «construction politique». Il y a tout d’abord la construction de l’unité populaire : prendre les circonscriptions qui constituent actuellement une majorité sociologique et les traduire en une majorité politique. En Grande-Bretagne, il s’agit de la classe ouvrière pauvre, des diplômés en déclin social et des communautés racialisées. La plupart des gens envisagent les circonscriptions en termes purement électoraux : « Comment pouvons-nous gagner quelques sièges supplémentaires ? », etc. Mais peu importe que vous ayez cinquante, cent ou deux cents députés si votre stratégie électorale n’est pas liée à ce projet social plus large.

Vient ensuite la construction du pouvoir populaire : il s’agit de mettre en place des organisations structurées que les gens peuvent utiliser pour contrôler démocratiquement différents aspects de leur vie, soit en obtenant des concessions du capital et de l’État, soit en les transcendant partiellement – en décommodifiant [suppression du statut de marchandise] certaines ressources ou en créant des espaces autonomes. Cela permet aux gens de légiférer collectivement depuis la base tout en créant les conditions pour que leur parti légifère depuis le sommet. Le mouvement ouvrier et les coopératives britanniques ont traditionnellement servi cet objectif. D’autres pays ont des traditions plus variées en matière de création de pouvoir populaire, à travers des groupes de locataires, des collectifs agricoles, des syndicats d’endettés, des occupations de terres, pour n’en citer que quelques-unes.

Cela nous amène à la forme finale de la construction politique : celle d’une alternative populaire. L’unité populaire et le pouvoir populaire démontrent qu’il existe d’autres moyens d’organiser la société dans son ensemble, tout en élaborant un programme majoritaire pour le gouvernement capable de répondre aux besoins de la population à court et moyen terme. Si nous poursuivons cette stratégie tripartite, nous commencerons à voir émerger de nouvelles formes de protagonisme populaire qui diffuseront la lutte et le contrôle dans toute la société.

Permettez-moi de vous donner deux exemples tirés de la Colombie. Ce pays a été historiquement l’un des principaux avant-postes de l’impérialisme sur le continent, dominé par une élite compradore conservatrice. Pourtant, depuis plus de soixante-dix ans, le pétrole du pays est propriété publique, car les travailleurs du pétrole ont lancé une grève illimitée en 1948 qui a contraint l’État à créer une entreprise nationalisée, et la pression massive et persistante de la population a empêché tous les gouvernements qui se sont succédé depuis lors de revenir sur cette décision. Plus récemment, en 2010, une institution appelée le Congrès populaire a été créée pour rassembler divers mouvements sociaux et luttes territoriales : urbains, paysans, autochtones. L’une de leurs initiatives a été de mettre en place des territoires de production alimentaire contrôlés par les paysans, qui relient les petits agriculteurs aux pauvres des villes, et ils ont finalement contraint le gouvernement à reconnaître et à soutenir ces territoires en expansion, que le mouvement considère comme des « tranchées du pouvoir populaire ». Cette stratégie de légiférer par le bas a contribué à l’élection du tout premier gouvernement de gauche de Colombie en 2022, dirigé par Gustavo Petro.

En résumé, notre parti doit être un vecteur d’unité, un catalyseur de l’organisation populaire et un levier de mobilisation populaire vers une alternative sociale. Notre objectif à long terme, bien au-delà de ce qui peut être réalisé dans les années 2020, doit être d’établir une société qui reconnaît la dignité fondamentale de chaque personne. Si ce principe est évident pour beaucoup, les macrostructures de notre système mondial s’y opposent fermement. L’ordre actuel repose sur une triade composée du capital, de la nation et de l’État. Notre objectif doit être de le remplacer par un autre : le social, l’international et le démocratique – trois logiques interdépendantes qui ouvrent la voie à de nouvelles formes de vie au-delà de l’exploitation, de l’empire et du contrôle hiérarchique. Cela signifie socialiser l’économie, transformer notre position dans la chaîne des relations impériales et la division mondiale du travail, et démocratiser l’État. Il n’y a pas de voie vers un avenir écologique durable sans ces transformations. Dans ce pays, nous n’avons jamais eu de vecteur qui ait tenté d’opérer ce type de changement par le biais d’une politique de masse. Aucun des petits groupes de gauche ne l’a fait. Même sous la direction de Corbyn au sein du Parti travailliste, nous n’avons pas conçu notre objectif en ces termes. Ce qu’il faut, c’est un parti populaire, entouré d’un ensemble d’organisations, capable de conquérir le pouvoir dans tous les domaines : social, culturel, politique, industriel.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont cette stratégie s’attaquerait aux réalités pratiques de la politique britannique actuelle ?

Les groupes sociaux que j’ai décrits plus haut – les travailleurs pauvres, les diplômés en déclin social et les personnes victimes de racisme – seraient les principaux bénéficiaires d’un mouvement visant à abolir l’état actuel des choses. Bien sûr, un parti de gauche doit également chercher à gagner le soutien d’autres groupes : il existe des éléments progressistes en dehors de ces groupes, tout comme il existe des éléments réactionnaires en leur sein, ce n’est donc pas un processus rigide ou mécanique. Mais ce sont les trois principaux acteurs à travers lesquels l’unité populaire peut être forgée. Certaines des raisons pour lesquelles ils constituent une majorité numérique sont liées à la position mondiale de la Grande-Bretagne en tant qu’économie avancée au cœur du capitalisme, mais d’autres sont plus spécifiques: par exemple, les politiques mises en œuvre par le New Labour [slogan utilisé dans la campagne électorale de 1996 et qui sera associée à Tony Blair] dans l’enseignement supérieur, le logement et l’industrie, qui ont créé la catégorie des diplômés en déclin social (ironiquement, puisque le New Labour était en partie le projet d’une classe de diplômés en ascension sociale). De plus en plus, les actions de l’establishment – en particulier du gouvernement travailliste actuel – renforcent un intérêt commun parmi ces groupes. Les partis de Westminster ont appauvri les personnes sans patrimoine ainsi que les jeunes diplômés, et ils ont tenté de rejeter la faute sur les personnes racialisées, y compris celles qui n’entrent pas dans ces deux autres catégories sociales, ce qui leur donne une base commune pour renverser le statu quo.

Le potentiel est donc là. Ce qui manque, c’est la capacité. En matière de pouvoir populaire, nous partons d’un niveau très bas. La vie civique en Grande-Bretagne, comme dans une grande partie du Nord global, a été réduite à néant. La vie associative de la classe ouvrière a été détruite, pas seulement les syndicats et les coopératives, mais aussi les bibliothèques, les pubs, les clubs, les groupes de musique, les équipes sportives. De moins en moins de gens se souviennent même de cette culture politique d’autrefois. Notre expression la plus forte du pouvoir populaire est le mouvement syndical, qui a surtout connu la défaite au cours des cinquante dernières années, ce qui a naturellement créé une posture défensive. Comment surmonter cela ? Eh bien, le pouvoir populaire repose toujours sur la concentration. Ce n’est pas un hasard si l’usine crée des ouvertures politiques à la gauche ; il en va de même pour les quartiers populaires, qui sont des lieux où les gens se rassemblent naturellement. En Grande-Bretagne, cela a des implications claires pour la stratégie électorale en raison du système électoral majoritaire à un tour. Je ne suis pas un défenseur de ce système, mais il existe et nous devons travailler avec pour l’instant. Il nous oblige notamment à poursuivre une stratégie de concentration : ancrer notre projet dans des zones spécifiques où ces trois groupes sociaux sont majoritaires.

Prenons l’exemple des élections de l’année dernière, où les cinq candidats indépendants de gauche ont remporté des sièges au Parlement : un gain relativement modeste, mais historique, car il n’y avait eu que trois indépendants de gauche depuis la Seconde Guerre mondiale. La situation à Islington North, où Corbyn a battu son adversaire travailliste avec une marge écrasante, était quelque peu sui generis dans la mesure où il était un candidat de renommée nationale et dont la notoriété était de 100 %. Elle a toutefois des implications plus larges, dans la mesure où tous les derniers éléments de pouvoir social ont été mobilisés pour soutenir la campagne, précisément parce que les gens y voyaient l’expression de leur propre vie civique. Tous les groupes de jardinage, toutes les églises, toutes les mosquées, toutes les sections syndicales de la région ont reconnu en Corbyn leur incarnation politique, et c’est pourquoi ils se sont mobilisés pour lui, presque indépendamment de leur opinion sur des politiques spécifiques.

Les quatre autres candidats indépendants ont également remporté une large victoire grâce au pouvoir social réel dont ils jouissent dans leurs communautés, qui repose en grande partie sur les mosquées – même si, bien sûr, de nombreux non-musulmans et musulmans non pratiquants ont également fait campagne et voté pour eux. Les gens vont à la mosquée chaque semaine. C’est un lieu de socialisation, un lieu de bien-être, un lieu d’orientation morale. Ainsi, même si ces candidats indépendants seraient les premiers à admettre qu’ils étaient inexpérimentés en politique, qu’ils n’avaient pas mené de campagne brillante, ni mis en place une communication innovante ou un programme politique complet, ils ont néanmoins été portés à la victoire grâce à cette identification avec le centre du pouvoir communautaire, qui a contribué à canaliser leur répulsion commune face au génocide à Gaza et à toute une série d’autres questions. C’est exactement la raison pour laquelle l’establishment a réagi avec une telle horreur. Il ne s’agissait pas seulement d’islamophobie, mais aussi de la prise de conscience paniquée que le pouvoir populaire peut contourner les structures censées le neutraliser.

 

Si votre ambition est de créer une sorte de lien contraignant entre un parti politique et des formes plus larges de vie associative, il y a peut-être une distinction à faire entre les mouvements et les institutions. Les premiers peuvent être éphémères et informels, incapables de créer des formes durables de pouvoir populaire en l’absence des seconds. On pourrait dire que, lorsqu’il s’agit de questions telles que le génocide à Gaza, c’est le mouvement qui mobilise les gens en tant que sujets politiques, l’institution qui traduit cette politisation en pouvoir populaire, et le parti qui exploite ce pouvoir pour influencer ou s’emparer de l’État. Ce qui m’amène à poser la question suivante : si la culture institutionnelle de la classe laborieuse britannique a été largement détruite au cours des cinquante dernières années, ne laissant derrière elle que des enclaves isolées, ne manque-t-il pas alors un maillon essentiel dans cette chaîne ? Comment un nouveau parti de gauche devrait-il aborder ce problème ?

Nous devons construire davantage d’institutions. C’est pour moi la tâche stratégique la plus importante pour le parti, mais aussi celle qui risque le plus d’être négligée. Tout en renforçant les manifestations du pouvoir populaire qui ont survécu aux ruines du néolibéralisme, nous devons en créer de nouvelles. Le nombre de ménages qui sont locataires au Royaume-Uni est de 8,6 millions. Le nombre de personnes syndiquées dans le secteur locatif est d’environ 20 000. Seuls 38% des locataires ont voté lors des dernières élections. Si, sous le Labour de Corbyn, nous avions décidé d’aller frapper aux portes et d’organiser les locataires, combien de dirigeants de ce secteur social aurions-nous aujourd’hui ? Comment aurions-nous pu faire évoluer la conscience de la gauche travailliste, afin qu’elle cesse de soutenir un parti parlementaire sur Twitter et qu’elle se concentre plutôt sur la construction de ses propres institutions solides ? On pourrait poser les mêmes questions sur toute une série d’autres thèmes. Avec alors 600 000 membres du Parti travailliste, dont 450 000 étaient de gauche, nous aurions pu décider que notre priorité politique était de nous organiser autour de la question X ou Y. Si nous avions mobilisé ne serait-ce que 10% de ces membres de gauche, nous aurions pu créer de nouvelles organisations populaires : coopératives alimentaires, syndicats de personnes endettées, groupes de soutien à la santé mentale. Nous aurions pu mener des campagnes pour organiser une grève pour le climat ou tenter de nationaliser les services publics par le biais de boycotts massifs. Les possibilités ne manquent pas, et ce n’est pas à moi de dire lesquelles nous devrions privilégier dans les années à venir. Ces choix doivent être faits démocratiquement par un parti politique national.

Si le nouveau parti passe tout son temps à élaborer la politique sociale parfaite pour notre futur techno-gouvernement de gauche imaginaire lorsque nous dirigerons l’État, il n’ira nulle part. S’il se considère comme un Parti travailliste 2.0, avec une meilleure politique que l’actuel mais sans moyen de participation populaire réelle, il sera détruit par les forces contraires. Pendant la période Corbyn, nous étions pris au piège dans une situation où les membres du Parti travailliste étaient souvent réduits à attendre que quelques personnes au sommet prennent des décisions, au lieu de devenir eux-mêmes des acteurs et des leaders. Nous ne pouvons pas répéter cette erreur. Je pense qu’il est important de se rappeler qu’en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, les réunions politiques ne sont pas ennuyeuses. Elles sont animées, participatives et ancrées dans la culture populaire, avec de la musique, de la nourriture et même de la danse. Les gens normaux y participent parce qu’ils s’y sentent chez eux. Il existe différentes façons de participer. Et c’est parce que leur objectif est de renforcer les liens de solidarité et d’unité afin que les gens puissent s’engager dans la construction du pouvoir populaire.

 

Comment le nouveau parti que vous envisagez devrait-il s’y prendre pour créer ce type de culture politique non traditionnelle en Grande-Bretagne ?

Dans la Grande-Bretagne contemporaine, l’establishment n’a rien à raconter : il dit que tout va bien et qu’il faut se taire sur ses problèmes. Le bloc réactionnaire, quant à lui, affirme que tout va mal : impossible d’obtenir un rendez-vous à l’hôpital, les prix des logements sont inabordables, les salaires ont baissé, et tout cela est la faute des musulmans, des migrants et des minorités. Lorsque ce sont les deux seuls discours proposés, c’est généralement le second qui l’emporte, car il répond au moins à certaines revendications réelles. Mais la vérité, c’est qu’attaquer les minorités est en soi une position minoritaire. Il existe peut-être une certaine forme de racisme omniprésent en Grande-Bretagne, mais la plupart des gens ne passent pas leur temps à penser à leur haine des étrangers, ce qui laisse clairement la place à un autre discours. Ce que nous devrions proposer à la place, c’est une « guerre des classes avec le sourire ». Nous devrions rejeter toutes les pieuses déclarations de la classe politico-médiatique, car elles sont détestées par le public, à juste titre. Nous devrions créer des controverses plutôt que de nous en éloigner. Ce style de communication est souvent appelé « populisme de gauche ». Il consiste à tracer une ligne d’antagonisme large et audacieuse, avec d’un côté l’unité et de l’autre la division. Cette ligne d’antagonisme est extrêmement simple : la cause de nos problèmes, ce sont les banquiers et les milliardaires. Ils sont en guerre contre nous, alors nous allons leur faire la guerre. Nous devons chercher à dérouter et à scandaliser les médias traditionnels avec un style politique combatif mais aussi joyeux. Nous devons organiser des réunions comme celles que je viens de décrire, avec de la musique, de la nourriture et des groupes de discussion, où les gens peuvent repartir avec des actions claires à mener. Cela signifie naturellement que le parti doit être basé principalement en dehors de Westminster ; il ne doit pas être associé à des types en costume qui passent leur temps à marmonner hypocritement devant les caméras.

Mon rêve est un parti qui ait le même impact que « Turn the Page », le premier titre de l’album Original Pirate Material, premier album du groupe The Streets. Quelque chose que vous n’avez jamais entendu auparavant, mais que vous reconnaissez instantanément ; indéniablement britannique et ancré dans la vie quotidienne, des pubs aux trottoirs. Un son – ou dans notre cas, une politique – qui mélange sans effort les cultures et les traditions, ancré dans la classe et la communauté, mais qui va de l’avant avec confiance et style. Nous devons nous approprier ce registre national-populaire. Pour le dire de manière plus théorique, l’efficacité de ce type de politique réside dans la libération du potentiel progressiste de la dimension « nationale » de la triade capital-nation-État. Sur Sidecar, vous avez publié la semaine dernière un court article stimulant de Dylan Riley intitulé « Lénine en Amérique », qui, suivant Gramsci, affirmait que Lénine poursuivrait aujourd’hui une « relation productive et créative avec la culture politique révolutionnaire nationale et démocratique spécifique dans laquelle on opère ». La gauche britannique doit réfléchir dans ce sens.

 

Vous avez mentionné la Colombie comme modèle, mais réfléchissons un instant aux différences historiques et contextuelles. Dans ce pays, vous aviez un État dominé par deux grands partis, les libéraux et les conservateurs, qui ont passé des décennies à collaborer avec les États-Unis pour maintenir le pays dans un état de dépendance périphérique tout en excluant les secteurs populaires du pouvoir. Beaucoup de ces secteurs étaient donc largement exclus des processus d’accumulation économique et de participation politique, ce qui a contribué à forger certaines traditions autonomes de lutte : mouvements de guérilla contrôlant de vastes zones rurales, campagnes contre l’extractivisme, groupes défendant les territoires autochtones. Petro a réussi à unifier bon nombre de ces forces dans son projet électoral, amenant les marginaux – les « nobodies », comme on les appelait affectueusement – au cœur du gouvernement. En Grande-Bretagne, en revanche, le problème de longue date est moins celui de l’exclusion populaire que celui de l’assimilation populaire. Le Parti travailliste a traditionnellement été un outil permettant d’intégrer la classe ouvrière dans l’État et de la réconcilier avec l’impérialisme, avec pour résultat que notre culture de lutte populaire est moins active, que nos réunions de gauche sont plus ennuyeuses et que la base organique de ce type de politique de masse est beaucoup plus faible.

La direction de Corbyn a fait une évaluation lucide de ces conditions. Votre objectif n’était pas nécessairement de donner du pouvoir à « la base » et d’espérer qu’elle vous mènerait à la victoire. Il s’agissait plutôt d’exploiter une situation de crise politique, de s’emparer du pouvoir étatique et de mettre en œuvre un programme de réformes non réformistes qui, à son tour, galvaniserait de larges couches de la population, en renforçant les travailleurs et travailleuses, les locataires, les migrant·es, etc. Cette approche, dans laquelle la politique d’en haut précède la politique d’en bas, n’était pas simplement une erreur stratégique. Elle reflétait notre situation historique particulière et les possibilités politiques qu’elle offrait. On pourrait soutenir que ces mêmes conditions ont également façonné la manière dont le projet d’un nouveau parti de gauche a été développé jusqu’à présent, les décisions étant prises par une couche relativement restreinte d’acteurs politiques qui espèrent – non sans raison – utiliser les victoires électorales pour stimuler des luttes plus larges.

L’explication que vous donnez est globalement correcte et aide à comprendre pourquoi la conscience dominante au sein de la gauche britannique est fortement électoraliste. Je ne suis pas contre le fait de gagner des élections ou d’entrer au gouvernement. Je pense que c’est essentiel. Mais il y a deux raisons pour lesquelles cela peut et doit être combiné dès le départ avec ces autres processus de construction politique. Premièrement, l’assimilation de la classe ouvrière britannique – non seulement par le Parti travailliste, mais aussi par les syndicats pendant la période corporatiste – n’a jamais été totale : il y a toujours eu des révoltes populaires et des lieux de résistance. Il existe donc des traditions radicales sur lesquelles s’appuyer. Deuxièmement, nous approchons aujourd’hui de la fin d’une offensive capitaliste qui a duré plusieurs décennies et qui visait à détruire cette résistance. Cela s’est fait en partie par l’assimilation, mais surtout par la force brute : l’exclusion violente des masses tant dans le Nord que dans le Sud, avec des mineurs britanniques qui se faisaient fracasser le crâne et des militants de gauche argentins jetés d’hélicoptères. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que cette offensive commence à s’essouffler, non pas à cause d’une opposition extérieure, mais à cause de ses propres limites internes : l’incapacité des États-Unis à freiner le développement souverain de la Chine, en particulier après 2008, et la pression croissante sur les ressources à mesure que la crise écologique s’accélère. Cela crée une opportunité cruciale pour un parti de gauche.

Mais nous ne pouvons pas simplement reproduire le corbynisme dans ce contexte. Nous ne sommes pas à la tête d’un parti gouvernemental et nous n’avons aucune chance d’y parvenir dans un avenir proche. Ce pari purement électoraliste, qui a déjà été battu en brèche, est donc encore moins viable aujourd’hui. Le nombre de personnes qui avaient même conscience de la stratégie 2015-2019 telle que vous la décrivez était également extrêmement limité : seule une poignée de membres du cabinet fantôme et de conseillers de haut rang l’auraient formulée de cette manière. La logique du socialisme parlementaire est restée très intacte. Je pense que nous avons besoin d’un changement fondamental dans notre vision stratégique afin de créer un consensus au sein de la gauche qui reconnaisse l’importance du pouvoir populaire.

Si vous voulez un exemple négatif, vous pouvez vous tourner vers le Parti vert. Son approche consiste à faire élire ses candidats à des fonctions publiques afin qu’ils puissent utiliser leur notoriété pour défendre des politiques progressistes. Selon leurs propres termes, ils ont remporté un certain succès, élisant un député pour la période 2019-2024, puis quatre autres depuis, ainsi que de nombreux conseillers municipaux. Mais quel impact ont-ils eu sur la conscience publique ? Pratiquement aucun. Extinction Rebellion et Fridays for the Future ont eu un effet beaucoup plus tangible sur la politique environnementale de masse. L’approche arithmétique des Verts – plus il y a d’élus, mieux c’est – est vieille de deux cents ans et remonte à l’époque des révolutions libérales, lorsque le débat public se déroulait dans des parlements et des assemblées nouvellement formés où le nombre comptait vraiment. Elle est totalement inadaptée aux années 2020. Le porte-parole le plus en vue du parti n’est même pas député. On entend récemment des propos tels que « Avec les Verts, un parti de gauche pourrait détenir la clé du pouvoir à Westminster ». C’est le même genre d’absurdités illusoires que certains membres du Socialist Campaign Group colportent depuis des années : « Si nous restons au sein du Parti travailliste et faisons profil bas, nous pourrons peut-être détenir la clé du pouvoir ». Quel a été le résultat ?

 

C’est un modèle libéral de front populaire qui engage implicitement la gauche à soutenir un gouvernement travailliste, ce qui serait un suicide moral et politique. Mais restons-en un instant aux leçons du corbynisme : la plupart des gens ont reconnu que l’une des principales raisons de sa défaite était son manque de base sociale solide, qui a rendu plus difficile la riposte aux campagnes de diffamation et au sabotage politique dont le projet a été victime. Mais après 2019, beaucoup de ces personnes se sont mises à « construire la base » d’une manière déconnectée de toute infrastructure nationale plus large, donnant naissance à un ensemble d’initiatives disparates – un syndicat communautaire ici, un groupe d’action directe là – que le gouvernement en place a pour l’essentiel ignorées ou réprimées.

Il est désormais largement admis qu’une synthèse entre organisation électorale et organisation populaire est nécessaire, comme vous le dites, mais il n’y a toujours pas de consensus sur la forme que cela devrait prendre. La question de savoir si cette nouvelle organisation doit être un parti dès le départ ou si elle doit commencer par une alliance électorale a fait l’objet de nombreux débats. Les partisans de cette dernière option font valoir que la fragmentation de la gauche britannique, et de la vie civique britannique dans son ensemble, nécessite une coalition capable d’englober les luttes locales et de soutenir les leaders communautaires qui ne s’identifient pas explicitement à « la gauche », même s’ils partagent globalement notre vision politique. Cependant, une coalition lâche risque de pérenniser la fragmentation de la gauche plutôt que de la réparer. Quelle est votre position sur ces questions ?

Je ne suis favorable à aucune de ces deux positions, du moins pas dans leur version extrême. D’un côté, on risque d’aboutir à un travaillisme réchauffé, avec une meilleure politique mais une forme de parti similaire, dont la priorité première est de trouver des candidats pour les élections locales. De l’autre, le danger est de se retrouver avec une coalition informelle d’indépendants qui n’offre aucune perspective gouvernementale pour un véritable changement. Aucune de ces deux options ne permettra de construire un véritable pouvoir dans la société.

Dans le livre que j’ai écrit après la défaite de 2019, j’ai plaidé en faveur d’une fédération des mouvements, des organisations structurées et des forces existantes de gauche qui pourrait servir de base à un projet plus ambitieux. Aujourd’hui, il est encore tout à fait plausible qu’une organisation fédérée puisse jouer ce rôle : jeter les bases de ces différents types de constructions politiques dont j’ai parlé précédemment. Mais, de plus, il faudrait toujours une structure décisionnelle unifiée pour pouvoir mettre en place une structure plus large, qu’elle soit fédérale, confédérale ou centrale. Opter pour une coalition plutôt que pour un parti ne changerait rien au fait que les gens doivent d’abord se rassembler et s’accorder sur les grandes lignes, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent. Il n’y a pas non plus de raison pour qu’un parti ne puisse pas respecter des positions diverses, avec des tendances différentes et un pluralisme interne. Une marque politique locale existante devrait pouvoir continuer à fonctionner avec un haut degré d’autonomie, si tel est son souhait. Il s’agit là, franchement, de questions secondaires qui pourront être réglées lorsque nous aurons mis en place les canaux de délibération appropriés.

Mon modèle préféré serait une structure dans laquelle nous confierions la stratégie aux membres et la tactique à la direction. Les grandes questions stratégiques – quel type de construction du pouvoir social privilégier, comment répartir les ressources entre les militants à travers le pays, quel type d’éducation et de formation politiques fournir, quel devrait être le contenu du programme politique – seraient toutes décidées collectivement. Les tactiques, c’est-à-dire la manière dont ces objectifs stratégiques sont mis en œuvre, peuvent alors être déterminées en grande partie par les organisateurs ou les politiciens de premier plan. Pour que cela fonctionne, il faudrait un système de direction collective. Cela pourrait se passer comme suit. Une équipe de direction composée de douze ou quinze personnes se présenterait avec une proposition stratégique et peut-être aussi une proposition politique qu’elle soumettrait aux membres, qui voteraient par vote unique transférable pour leur stratégie préférée et les candidats associés. Cela donnerait lieu à la formation d’un comité national composé de dirigeant·es issus de différentes équipes, qui synthétiseraient ensuite les différentes propositions et les soumettraient à la conférence des membres, où elles pourraient être approuvées, modifiées ou rejetées. Le comité élirait également des personnes à différentes fonctions nationales : notre porte-parole principal, notre organisateur principal, notre chargé des relations avec les mouvements progressistes, notre directeur du parti, etc. De cette manière, vous auriez toujours des personnes occupant des postes de direction identifiables, mais cela ne serait pas simplement un concours de popularité. Cela créerait une couche de dirigeants capables de prendre des décisions rapides et tactiques, mais cela favoriserait également le protagonisme populaire en transformant la stratégie en une entreprise collective.

 

Si un vecteur de gauche avait été lancé plus tôt, il aurait pu saisir un certain nombre d’opportunités politiques. Au niveau de l’élite, il aurait pu exploiter la décision prise en juillet dernier par Starmer de suspendre sept députés, dont Sultana, du parti parlementaire, et peut-être convaincre davantage d’entre eux de quitter le navire.

Au niveau des masses, cela aurait pu permettre de monter une réponse unifiée de la gauche à la vague croissante de violence raciste incitée par Starmer et Farage. Pourquoi, selon vous, ce projet a-t-il mis si longtemps à être rendu public ?

Je travaille sur ce sujet depuis environ un an et je pense qu’il existe des facteurs structurels qui rendent difficile le lancement de quoi que ce soit : pas seulement le type spécifique de parti de gauche que je préconise, mais n’importe quel type de parti de gauche. Comme je l’ai déjà dit, il s’agit de la question de la prise de décision. Quelles sont les décisions légitimes ? Qui peut les prendre et qui peut les mettre en œuvre ? On se retrouve face au dilemme de la poule et de l’œuf : on ne peut pas prendre de décisions avant d’avoir une structure, mais pour avoir une structure, il faut prendre des décisions. Dans d’autres situations équivalentes, ce problème est contourné de l’une des trois manières suivantes.

La première est l’intervention d’un hyperleader. Jean-Luc Mélenchon dit : « Le Parti de Gauche ne fonctionne pas, je forme La France Insoumise », et c’est ce qui se passe. Les gens le suivent. En Grande-Bretagne, nous n’avons pas ce type de figure. Nous avons une sorte d’hyperleader en la personne de Jeremy Corbyn, une personne dont l’autorité morale et politique domine celle de tous les autres, mais il n’agit pas de cette manière. Ce n’est pas son style.

La deuxième solution est une organisation structurée préexistante, dotée d’une capacité de décision disciplinée. Il peut s’agir d’un syndicat ou d’une campagne politique. En Afrique du Sud, Abahlali baseMjondolo, un mouvement de personnes vivant dans des bidonvilles, compte 180 000 membres répartis dans 102 quartiers et mène des occupations de terres dans quatre provinces. Je me suis rendu à leur assemblée générale lorsque j’observais les élections en Afrique du Sud l’année dernière et j’ai assisté à leurs discussions sur la création de leur propre structure électorale. Ils peuvent utiliser leurs mécanismes démocratiques existants qui permettent de prendre des décisions, de les contester et de les renverser dans le cadre d’un processus ouvert où chacun connaît sa position. Cela aussi fait défaut en Grande-Bretagne.

La troisième solution consiste en un petit groupe de personnes politiquement avancées, étroitement liées, capables de prendre des décisions collectives. Au cours de l’histoire, de nombreux partis communistes ont été formés par une douzaine d’individus assis autour d’une table, qui sont rapidement devenus des mouvements de masse. Mais ici, les discussions ont lieu entre des personnes d’horizons et de priorités très différents, qui n’ont pas cette vision collective.

Ces trois facteurs structurels font apparaître un autre facteur contingent qui prend une importance considérable. Il s’agit en fait du facteur déterminant, même s’il se situe en amont des autres. Il s’agit de la question des personnalités. Dans des moments d’insuffisance collective comme celui-ci, les problèmes individuels passent au premier plan. Cela devient beaucoup plus décisif dans des conditions de paralysie objective. Mais aujourd’hui, heureusement, il semble que des progrès soient réalisés. Un nouveau parti est en train de se former malgré ces obstacles, car le besoin politique et la pression extérieure sont écrasants. On ne peut pas ne pas construire un nouveau parti lorsque votre parti, qui n’a pas encore de nom, est déjà à égalité avec le parti au pouvoir dans les sondages. Cela va se produire sous une forme ou une autre.

 

Quels sont vos projets pour le lancement officiel, maintenant que Corbyn et Sultana ont annoncé cette conférence ?

Malheureusement, le parti a déjà été lancé, même s’il n’existe pas encore. Nous avons été privés d’un lancement soigneusement planifié, mais nous pouvons nous en accommoder. Ce que nous devons faire maintenant, c’est minimiser l’importance du facteur humain contingent en créant un autre type d’autorité souveraine : un organe qui ait le pouvoir de faire avancer le processus. Concrètement, cela prend la forme de cette conférence démocratique. Elle pourrait être chargée de mettre en place un comité qui aurait alors une réelle légitimité dans ses décisions. Toute personne qui s’inscrit comme membre du parti devrait avoir le droit de participer pleinement. La conférence doit les réunir tous, avec des installations hybrides et un vote entièrement en ligne. Elle pourrait élire une équipe de direction collective qui serait chargée de développer l’organisation au cours de l’année suivante, et nous pourrions ensuite mettre en place des structures et une culture qui permettraient de prendre des décisions plus significatives. Rien de tout cela ne serait parfait. En fait, ce serait loin d’être optimal, car cela reviendrait à construire une voiture tout en conduisant. Toutes sortes d’erreurs pourraient être commises, qui pourraient avoir des répercussions plus tard. Mais cela permettrait au moins d’accélérer le processus. Cela offrirait un peu d’espoir à un moment politique où il fait cruellement défaut. Et cela serait très important.

Entretien publié sur le site Sidecar le 25 juillet 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre.