
Le soulèvement du 5 août 2024 n’a pas seulement été un moment de protestation étudiante, il a déclenché un processus politique dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. Ce qui a commencé par une indignation face à la réforme de l’éducation et à la répression policière s’est rapidement transformé en un mouvement de résistance de masse qui a fait voler en éclats le vernis de stabilité autoritaire. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, des slogans un temps considérés comme dépassés – socialisme, révolution, la terre à ceux qui la travaillent – ont recommencé à résonner dans les campus, les bidonvilles et les quartiers ouvriers. Pour la première fois depuis des années, la gauche radicale – tant légale que clandestine – est repassée de la marge au centre de la scène politique bangladaise.
Durant des décennies, la gauche a été fragmentée et poussée dans la clandestinité ou dans l’insignifiance.
La gauche parlementaire – des partis comme le Parti communiste du Bangladesh (CPB), le Parti socialiste (BASAD) et le Parti révolutionnaire des travailleurs – a enduré des défaites électorales, une absence de dynamique et de renouvellement parmi ses dirigeant·es. Les jeunes générations étaient largement démobilisées et sa base parmi les ouvriers et les paysans s’était érodée sous l’effet des réformes néolibérales et de l’invasion des ONG.
D’autre part, la gauche clandestine et semi-clandestine – formations maoïstes et marxistes-léninistes telles que le Parti communiste du Bangladesh (ML), le Purbo Banglar Communist Party (PBCP), le Sarbohara Party-Bangladesh, les Communistes du Bangladesh (Drapeau rouge) et le Nouveau Parti communiste – était pourchassée par les forces de sécurité, affaiblie par des luttes intestines et déconnectée des mouvements sociaux émergents.
Le soulèvement d’août a commencé à inverser cette tendance. La répression brutale de l’État, en particulier le recours à la loi sur la sécurité numérique et les agressions physiques contre les étudiant.e.s, ont délégitimé le régime au pouvoir aux yeux d’une nouvelle génération.
Malgré leur faiblesse, les partis de gauche légaux ont été parmi les premiers à réagir, sur une orientation politique claire. Ils ont mis en œuvre un soutien juridique, formé des comités de mobilisation et appelé à une alliance au niveau national entre étudiants et travailleurs. Ce qui les distinguait, ce n’était pas seulement leur histoire, mais aussi la charge idéologique des mots qu’ils utilisaient. Ils ont appelé le système par son nom : capitalisme, autoritarisme, impérialisme, alors que d’autres réclamaient encore des « réformes ». Pour beaucoup d’étudiant·es, c’était leur première rencontre avec une pensée marxiste structurée.
Dans le même temps, la gauche clandestine constatait que les conditions d’une reprise de l’activité étaient en train de se mettre en place. Beaucoup s’étaient préparés discrètement dans les villages et les districts frontaliers, en particulier à Meherpur, Chuadanga, Jhenaidah et dans certaines parties de Mymensingh. Ces groupes, inspirés depuis longtemps par les mouvements maoïste et naxalite, ont vu dans le soulèvement un signal pour amplifier le recrutement de cadres et rétablir le contact avec cette jeunesse désenchantée. Leurs actions ont été prudentes et bien organisées : distribution de tracts la nuit, formation des nouveaux membres à l’étude des grands textes marxistes et soutien aux paysans sans terre qui résistent aux expulsions. Ce qui s’est déroulé au cours des mois suivants n’était pas un mouvement unique et unifié, mais une série d’insurrections qui se chevauchaient, sur le plan des idées, de la politique et parfois aussi matériel. À Dhaka, Chattogram et Rajshahi, des fronts étudiants marxistes ont commencé à former de nouveaux cercles de lecture et à lancer des initiatives d’édition.
De petites maisons d’édition marxistes ont commencé à diffuser des éditions en bengali de Lénine, Rosa Luxemburg et Charu Mazumdar. À Gazipur et Narayanganj, des syndicalistes radicaux soutenus par des réseaux clandestins ont organisé des grèves sauvages et résisté aux fermetures d’usines. Des agitateurs ruraux en rapport avec des groupes maoïstes clandestins ont commencé à soutenir la résistance paysanne contre l’accaparement des terres par les entreprises agroalimentaires et l’armée.
Pendant ce temps, au sein de la gauche légale, le débat s’intensifiait. Fallait-il continuer à lutter pour une représentation parlementaire dans un système que de plus en plus de gens perçoivent comme vide et autoritaire ? Ou fallait-il s’orienter vers la construction d’un front révolutionnaire en dehors des échéances électorales, en coordination avec les forces militantes ouvrières et jeunes ? Cette tension a atteint son paroxysme en décembre 2024, lorsque la formation d’une nouvelle coalition de gauche, la Gonotantrik Bam Jote (Alliance démocratique de gauche), a été annoncée. Même si elle était composée du CPB, du BASAD et du Parti révolutionnaire des travailleurs, entre autres, cette coalition a été accueillie avec scepticisme par les jeunes les plus militants qui y voyaient une tentative de ramener le mouvement dans le cadre parlementaire.
Cette coalition a néanmoins organisé d’importantes manifestations, notamment lors de la Journée internationale des travailleurs en 2025 et à l’occasion de l’anniversaire du soulèvement. Elle a diffusé des déclarations qui abordaient non seulement les revendications économiques, mais appelaient également à une changement en profondeur : contrôle démocratique de la terre et des usines, décentralisation du pouvoir, abolition de l’appareil répressif de l’État et fin de la dépendance à l’égard de la dette extérieure. Cependant, l’absence d’une stratégie révolutionnaire cohérente a continué à les poursuivre. Alors qu’ils formulaient des critiques pertinentes, il leur manquait une conception claire de la façon d’avancer vers la prise du pouvoir ou la construction de structures de double pouvoir.
C’est précisément ce vide que la gauche clandestine a tenté de combler. Des groupes tels que le PBCP et le CPB(ML) se mirent à militer pour la création de « comités populaires » au niveau des villages et des quartiers. Dans certaines régions, en particulier dans le sud-ouest, ces comités ont commencé à fonctionner de manière informelle et à régler des conflits fonciers, à organiser des patrouilles d’autodéfense et à fournir des services de première nécessité. Leur approche, tout en restant marginale, a commencé à trouver un écho auprès des communautés abandonnées par l’État.
Un changement notable s’est également produit dans la manière dont les groupes clandestins ont utilisé les nouvelles technologies. La jeune génération au sein de ces formations a commencé à recourir à des plateformes de messagerie sécurisées et au cryptage numérique pour échapper à la surveillance. Elle a publié des communiqués et des textes politiques de manière anonyme sur des forums clandestins, dont certains ont été diffusés via Telegram et même sur des pages cachées des réseaux sociaux. Grâce à ces méthodes, elle a pu établir des liens avec des activistes des zones urbaines, des expert·es de technologie et même certains groupes de la diaspora.
Mais les défis restent immenses. La répression s’est intensifiée : des dizaines de militant.e.s ont été emprisonné.e.s, torturé.e.s ou ont disparu. Les ONG et les programmes soutenus par des donateurs d’origine diverse poursuivent leur entreprise d’édulcoration des projets radicaux en intégrant les leaders locaux dans des initiatives axées sur les services. Le sectarisme continue de gangrener de nombreuses formations de gauche, tant légales que clandestines. Et malgré les progrès réalisés depuis août 2024, la grande masse reste dans l’expectative par crainte de la violence, peu convaincue par les perspectives proposées par les révolutionnaires et souvent prise entre la survie et le scepticisme.
Néanmoins, le terrain politique a changé. Ce qui semblait impossible autrefois – le retour de la politique marxiste, la réorganisation des partis clandestins, la convergence des luttes étudiantes et ouvrières – est désormais un processus vivant. La gauche au Bangladesh, tant visible que clandestine, n’est plus passive. Elle réfléchit, s’organise, se prépare. Que cet élan renouvelé mûrisse en un projet révolutionnaire dépend non seulement de la force des convictions idéologiques, mais aussi d’une vision stratégique, de l’unité dans la diversité et de la capacité à ancrer la politique dans la vie quotidienne. Le soulèvement n’a pas pris fin en 2024. Il a marqué l’émergence de quelque chose de plus profond : un courant historique qui continue de gonfler sous la surface, rassemblant ses forces pour ce qui pourrait encore venir.
Remarque : au Bangladesh, à la différence de nombreux autres pays, « ML » signifie « non maoïste », ces derniers sont les « MLMTT » (Marxist-Leninist-Mao Tsétoung Thought - marxistes-léninistes-pensée Mao Tse toung).
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro.