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«L’armée israélienne est confrontée à la plus grande crise de refus depuis des décennies»

par Meron Rapoport
Soldats israéliens à la frontière avec le Liban, nord d’Israël, 3 décembre 2024. (Ayal Margolin/Flash90)

Personne ne peut donner de chiffres précis. Aucun parti politique ni aucun dirigeant ne l’appellent explicitement de ses vœux. Mais quiconque, ces dernières semaines, a passé du temps à des manifestations antigouvernementales ou sur les réseaux sociaux en hébreu le sait : il devient de plus en plus légitime de refuser de se présenter au service militaire en Israël – et pas uniquement parmi ceux ou celles se réclamant de la gauche radicale.

Dans la période précédant la guerre, les discussions sur le refus – ou plus précisément sur « l’abandon du volontariat » pour les réservistes – étaient devenues une caractéristique importante des manifestations de masse contre la réforme judiciaire du gouvernement israélien. Au plus fort de ces manifestations, en juillet 2023, plus de 1000 pilotes et membres de l’armée de l’air ont déclaré qu’ils cesseraient de se présenter au service si la législation n’était pas suspendue, ce qui a conduit les hauts responsables militaires et le chef du Shin Bet à déclarer que la réforme judiciaire mettait en danger la sécurité nationale.

Aujourd’hui encore, la droite israélienne continue d’affirmer que ces menaces de désobéissance ont non seulement encouragé le Hamas à attaquer Israël, mais aussi affaibli l’armée. Mais en réalité, toutes les menaces se sont évanouies dans l’air le 7 octobre, lorsque les manifestants se sont portés volontaires en masse et avec enthousiasme pour s’enrôler.

Pendant 18 mois, la grande majorité de la population juive d’Israël s’est ralliée au drapeau pour soutenir l’assaut sur Gaza. Mais des fissures ont commencé à apparaître, en particulier après que le gouvernement a décidé de rompre le cessez-le-feu le mois dernier (18 mars).

Ces dernières semaines, les médias ont fait état d’une baisse significative du nombre de soldats se présentant pour effectuer leur période de réserviste. Bien que les chiffres exacts soient un secret bien gardé, l’armée a informé le ministre de la Défense, Israel Katz, à la mi-mars que le taux de présence s’élevait à 80%, contre environ 120% immédiatement après le 7 octobre. Selon Kan 11, la chaîne de télévision nationale israélienne, ce chiffre était un leurre : le taux réel est plus proche de 60%. D’autres rapports font état de taux de mobilisation de 50% ou moins, certaines unités de réserve ayant même essayé de recruter des soldats via les réseaux sociaux.

« Les refus se succèdent, et c’est la plus grande vague depuis la première guerre du Liban en 1982 », a déclaré à +972 Ishai Menuchin, l’un des dirigeants du mouvement des refus Yesh Gvul (« Il y a une limite »), fondé pendant cette guerre.

Comme la conscription est fixée à 18 ans dans les forces régulières [durée du service 2 ans et 8 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes], les Israéliens sont obligés de servir dans les réserves lorsqu’ils sont appelés jusqu’à l’âge de 40 ans (bien que cela puisse varier en fonction du grade et de l’unité). En temps de guerre, l’armée dépend fortement de ces forces.

Au début de la guerre, l’armée a déclaré avoir recruté environ 295 000 réservistes en plus des quelque 100 000 soldats en service régulier. Si sont exacts les rapports faisant état d’un taux de participation de 50 à 60% dans les forces de réserve, cela signifie que plus de 100 000 personnes ont cessé de se présenter pour le Service de réserve. « C’est un nombre énorme », a noté Menuchin. « Cela signifie que le gouvernement aura du mal à poursuivre la guerre ».

« Le 7 octobre a d’abord créé un sentiment de “Ensemble, nous vaincrons”, mais cela s’est maintenant érodé », a déclaré Tom Mehager, un activiste qui a refusé de servir pendant la deuxième Intifada [de septembre 2000 à février 2005] et qui gère maintenant une page de médias sociaux qui publie des vidéos d’anciens refuseniks expliquant leur décision. « Pour attaquer Gaza, trois avions suffisent, mais la désobéissance (refus) trace toujours des lignes rouges. Il oblige le système à comprendre les limites de son pouvoir ».

« Jour après jour, je vois des déclarations de refus »

La majorité de ceux qui défient les ordres d’enrôlement semblent être ce que l’on appelle des « réfractaires gris » – des personnes qui n’ont pas d’objection idéologique réelle à la guerre, mais qui sont plutôt démoralisées, fatiguées ou lassées que la guerre se prolonge depuis si longtemps. À leurs côtés se trouve une minorité, petite mais en augmentation, de réservistes qui refusent pour des raisons éthiques.

Selon Ishai Menuchin, Yesh Gvul a été en contact avec plus de 150 objecteurs de conscience depuis octobre 2023, tandis que New Profile, une autre organisation soutenant les refuseniks, a traité plusieurs centaines de cas similaires. Mais alors que les adolescents qui refusent la conscription obligatoire pour des raisons idéologiques sont passibles de peines de prison de plusieurs mois, Ishai Menuchin n’a connaissance que d’un seul réserviste qui a été puni pour son récent refus – il a été condamné à deux semaines de mise à l’épreuve (probation).

« Ils ont peur de mettre les objecteurs en prison, car s’ils le font, cela pourrait enterrer le modèle de l’“armée du peuple” », explique-t-il. « Le gouvernement le comprend, et c’est pourquoi il ne met pas trop la pression. Il suffit que l’armée renvoie quelques réservistes, comme si cela allait résoudre le problème ».

En conséquence, Ishai Menuchin a du mal à estimer l’ampleur réelle de ce phénomène. « Pendant la guerre du Liban, nous avons estimé que pour chaque objecteur qui allait en prison, il y avait huit à dix autres objecteurs idéologiques. Donc, si 150 ou 160 personnes ont déclaré qu’elles ne se présenteraient pas à l’armée pour des raisons idéologiques, on peut raisonnablement estimer qu’il y a au moins 1500 objecteurs idéologiques. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg [étant donné le nombre bien plus important de refus non idéologiques] ».

Cependant, selon Yuval Green, qui a refusé de continuer à servir à Gaza après avoir désobéi à un ordre d’incendier une maison palestinienne, et qui dirige aujourd’hui un mouvement anti-guerre appelé « Soldats pour les otages », avec 220 réservistes ayant signé sa déclaration de refus, cette classification en deux groupes ne dit que partiellement la réalité.

« Il y a de plus en plus de gens qui ne se sentent pas forcément concernés par les Palestiniens, mais qui ne sont plus en accord avec les objectifs de la guerre », a-t-il expliqué. « J’appelle cela le “refus idéologique gris”. Je n’ai aucun moyen de savoir combien ils sont, mais je suis sûr qu’ils sont nombreux. Dans le passé, les gens que je connaissais étaient vraiment en colère contre moi [pour avoir appelé au refus]. Maintenant, je me sens beaucoup plus compris. Nous sommes devenus plus pertinents. Les médias nous font de la place; nous avons été invités sur Channel 13 et Channel 11. Jour après jour, je vois des déclarations de refus ».

Les exemples récents abondent. La semaine dernière, Haaretz a publié une tribune libre (1er avril) de la mère d’un soldat qui déclarait : « Nos enfants ne combattront pas dans une guerre messianique voulue [par les forces gouvernementales] ». Un autre éditorial publié (30 mars) dans le même journal par un soldat anonyme déclarait : « La guerre actuelle à Gaza vise à acheter la stabilité politique avec du sang. Je n’y participerai pas ».

D’autres sont moins explicites, mais l’effet est similaire. Dans une récente interview, l’ancienne juge de la Cour suprême Ayala Procaccia s’est abstenue d’approuver le refus, mais a appelé à la « désobéissance civile ». Le 10 avril, près de 1000 réservistes de l’armée de l’air ont publié une lettre ouverte demandant un accord sur les otages qui mettrait fin à la guerre. Ils ont rapidement été rejoints par des centaines de réservistes de la Marine et de l’Unité (d’élite) 8200 du renseignement. Le Premier ministre Netanyahou a répondu : « Le refus est un refus, même s’il est exprimé implicitement et dans un langage détourné ».

La légitimité du régime est en danger

Yael Berda, sociologue à l’université hébraïque et militante de gauche, a expliqué que la réticence croissante à se présenter pour le Service de réserve est avant tout due à des préoccupations économiques. Elle a fait référence à une récente enquête menée par le service israélien de l’emploi, qui a révélé que 48% des réservistes ont déclaré avoir subi une perte de revenus importante depuis le 7 octobre, et que 41% ont déclaré avoir été licenciés ou contraints de quitter leur emploi en raison de périodes prolongées dans le Service de réserve.

Ishai Menuchin accorde également une grande importance aux facteurs économiques, mais propose une explication supplémentaire : « Les Israéliens ne veulent pas avoir l’impression d’être des imbéciles, et ils en arrivent maintenant à se sentir abusé. Ils voient que d’autres bénéficient d’exemptions, et ils parient que s’il leur arrive quelque chose, personne ne les soutiendra, eux ou leur famille. Ils ont un sentiment d’abandon : ils voient les familles des otages faire appel à des dons pour survivre. En fin de compte, l’État n’est pas vraiment là, et cela devient évident pour de plus en plus d’Israéliens. »

« Il y a beaucoup de désespoir », poursuit Ishai Menuchin. « Les gens ne savent pas où cela va mener. On voit la ruée vers les passeports étrangers, même avant le 7 octobre, et la recherche de “meilleurs” endroits où émigrer. On assiste à un repli croissant sur son propre groupe d’intérêt. Et surtout, les otages ne sont pas rapatriés ».

En ce qui concerne le refus idéologique, Yael Berda identifie plusieurs catégories. « Un type de refus découle de ce que j’ai vu à Gaza, mais c’est une minorité », a-t-elle expliqué. « Un autre concerne la perte de confiance dans les dirigeants, en particulier lorsque le gouvernement n’a pas fait tout ce qu’il pouvait pour ramener les otages. Il existe un écart intenable entre ce que le gouvernement a dit qu’il faisait et ce qu’il a réellement fait. Et cet écart fait perdre confiance aux gens ».

Une autre catégorie, a poursuivi Yael Berda, est le « dégoût du discours du sacrifice » promu par l’extrême droite religieuse, menée par des personnalités telles qu’Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich. « C’est une sorte de réaction contre le discours des colons qui dit qu’il est bon de sacrifier sa vie pour quelque chose de plus grand. Les gens réagissent à l’idée que le collectif est plus important que l’individu en disant : “Les objectifs de l’État sont importants, mais j’ai ma propre vie” ».

Tout en notant que les menaces de refus constituaient un élément important des manifestations antigouvernementales de 2023, Ayel Berda a affirmé que « maintenant, après l’effondrement du cessez-le-feu, on peut dire que l’ensemble du mouvement de protestation s’oppose à la poursuite de la guerre au motif qu’il s’agit de la guerre de Netanyahou. C’est vraiment nouveau : il n’y a jamais eu une telle rupture, où la légitimité du régime est en danger ». Yaël Berda ajoute : « En 1973, ils disaient que Golda [Meir] était incompétente, qu’elle avait commis des erreurs, mais personne ne doutait de sa loyauté. Pendant la première guerre du Liban, il y avait des doutes sur la loyauté d'[Ariel] Sharon et de [Menahem] Begin, mais c’était marginal. Aujourd’hui, surtout à la lumière de l’“affaire Qatargate”1, les gens sont convaincus que Netanyahou est prêt à détruire l’État pour son profit personnel ».

Néanmoins, la vague de refus et d’absentéisme n’a pas encore mis l’armée à genoux. « Les gens disent : “Il y a le gouvernement, et il y a l’État” », explique Yael Berda. « Ces personnes continuent à servir parce qu’elles s’accrochent à l’État et à ses institutions de sécurité, car si elles n’y croient pas, il ne leur reste plus rien. Le public comprend que dès que la confiance dans l’armée est rompue, l’histoire est terminée, et c’est effrayant. Ils ont peur d’être impliqués dans la chute de l’armée, car cela les rendrait complices. Bibi oblige les Israéliens à faire un choix terrible. Quoi que vous fassiez, vous serez complices d’un crime : soit le crime de génocide, soit le crime de démantèlement de l’État ».

Article publié par le site israélien +972 le 11 avril 2025, traduction rédaction A l’Encontre.

 


 

  • 1  Le Monde du 4 avril 2025 résume, en entrée d’un article, le «Qatargate» ainsi: «Deux proches conseillers du premier ministre de l’Etat hébreu sont soupçonnés d’avoir mené des opérations d’influence au profit de l’émirat du Golfe, un pays considéré par les Israéliens comme hostile.» De plus, comme l’indique Le Monde du 12 avril, Netanyahou demandait la tête du chef du Shin Bet, Ronen Bar. Or, «des requérants ont noté un conflit d’intérêts pour Benyamin Netanyahou, qui renvoie son directeur des services de renseignement au moment où ceux-ci enquêtent sur les liens entre les conseillers du Premier ministre et le Qatar.» (Réd. A l’Encontre)