
Les prises de Goma et Bukavu, capitales régionales respectivement du Nord et du Sud Kivu à l’est de la République démocratique du Congo (RDC) par le Mouvement du 23 mars (M23) fortement soutenu par les Forces rwandaises de défense (FRD), constituent certainement un tournant pour la RDC.
Les raisons du conflit sont multiples et ne peuvent se résumer au dessein d’une mainmise sur les nombreuses mines d’or, de coltan, de l’étain et du tungstène de la RDC. Ce conflit qui dure maintenant depuis trois décennies est toujours animé par les mêmes acteurs, indépendamment des changements de noms des groupes armés. Une autre constante, effroyable, est la souffrance infligée aux populations civiles dont la grande majorité va de camps de réfugiés en refuges humanitaires pour échapper aux guerres, aux pillages et aux massacres. Cette belligérance de trente ans est la cause du décès de plusieurs millions de personnes, décès liés directement aux multiples batailles ou aux maladies et à la malnutrition.
Ces guerres incessantes s’expliquent à l’aune de deux compétitions. La première est régionale et mêle intérêts économiques et enjeux géostratégiques. La seconde, moins évoquée, est locale et est en relation avec l’accession à la terre. Une question centrale qui doit être abordée à partir de la politique coloniale de la Belgique qui a régné sur le Congo, le Rwanda et le Burundi.
Compétition régionale
Félix Tshisekedi, président de la RDC en 2019 à l’issue d’un scrutin contesté avec raison, a mené une politique d’alliance diplomatique avec le Rwanda et l’Ouganda. Ces deux pays frontaliers de la région Est de la RDC ont soutenu par le passé des interventions armées contre Kinshasa. Bien que Tshisekedi ait promis au Rwanda une relation économique forte, il a privilégié l’Ouganda. Ce pays investit alors dans les infrastructures de transports avec la construction de routes sur deux axes Kasindi-Beni-Butembo et Bunagana-Goma l’autorisant à tirer profit de l’activité économique du Nord et Sud Kivu. Ce choix va être vivement contesté par Paul Kagamé, président du Rwanda. Il n’accepte pas la marginalisation de son pays au profit de l’Ouganda avec lequel il entretient des relations difficiles.
La faiblesse de la RDC
Quelques mois plus tard, le groupe armé M23, qui avait déjà servi en 2012, va être réactivé et doté d’une aile politique, l’Alliance du Fleuve Congo (AFC). Epaulé par les éléments des FRD, le M23/AFC, au cours des deux années de guerre, va conquérir une grande majorité du Nord et Sud Kivu avec une relative facilité. Les forces armées de la RDC (FARDC) sont dans l’incapacité de contenir l’offensive. C’est la conséquence de nombreuses défaillances de la chaine de commandement et de la corruption des officiers. À cela s’ajoute le manque d’homogénéité des bataillons, dû aux difficultés d’intégration des groupes armés, contrepartie aux différents accords de paix signés au cours des années. Les soldats congolais, mal équipés, peu payés, avec une logistique défaillante sont totalement démotivés. En réalité, Les FARDC sous-traitent en grande partie la guerre à différentes milices qui se sont regroupées sous le nom de Wazalendo (signifiant patriotes en kiswahili).
La célèbre citation de Marx « l’histoire se répète en deux temps, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » convient parfaitement à la tentative de Tshisekedi de rééditer l’opération qui eut lieu en 2013 où les troupes conjointes d’Afrique du Sud, de Tanzanie et du Malawi, sous les couleurs de la mission onusienne de la MONUSCO, avaient réussi à mettre en déroute le M23. En parallèle, les pays occidentaux avaient exercé des pressions financières sur le Rwanda. Mais, depuis, les conditions politiques ont changé et les différentes démarches restent vaines.
La montée en puissance du Rwanda
Tshisekedi avait requis à maintes reprises le départ de la MONUSCO, considérée comme inefficace. Se ravisant, il demandera à sursoir à son départ espérant une aide de la mission onusienne contre le M23/AFC.
Le Rwanda a su tisser des liens avec les principales capitales européennes. Acceptant d’être le pays d’accueil pour les demandeurs d’asiles pour le compte de la Grande-Bretagne, même si ce projet n’a pu se réaliser, il est l’un des principaux contributeurs aux forces de maintien de la paix onusiennes et participe à la sécurisation des installations pétrolières dans le Nord du Mozambique, à Cabo Delgado. Il représente une place stable pour la vente des minerais, vitaux pour la transition énergétique et, cerise sur le gâteau, il est le seul dirigeant africain à approuver la fermeture de l’USAID par Trump.
La recherche désespérée d’un soutien militaire de la RDC
Félix Tshisekedi va s’échiner à trouver des pays acceptant de prêter main-forte aux FARDC. Il s’oriente vers le Kenya, profitant des bons rapports entretenus avec Kenyatta, qui participera d’ailleurs au financement de sa candidature en 2018. Il obtient l’intervention militaire de ce pays d’Afrique de l’Est. Une intervention qui n’est pas désintéressée car Kenyatta est très présent dans le secteur bancaire et voit là une occasion pour s’implanter dans un bassin économique où seulement 10 % de la population possède un compte bancaire. Mais, alors que des troupes de l’armée kenyane commencent à débarquer en RDC, le Kenya change de président. Le nouvel élu William Ruto est réticent à cette opération et utilisera tous les moyens dilatoires pour éviter une confrontation militaire avec le M23/AFC et le Rwanda.
Le président congolais se tourne alors vers les pays de l’Afrique australe. L’Afrique du Sud répond positivement en envoyant près de 3 000 hommes. Une occasion pour elle de participer à l’exploitation minière et d’affirmer son rôle de leadership du Continent. Cet envoi de troupes n’aura que peu d’impact sur le déroulement de la guerre. Par contre, en Afrique du Sud, la mort de 14 soldats a suscité débat et opposition à l’intérieur du pays. Ceci vaudra aussi une brouille diplomatique entre Kagamé et le président sud-africain Cyril Ramaphosa.
La Tanzanie préfère jouer un rôle de médiateur en organisant à Dar es Salam le dernier sommet regroupant l’ensemble des protagonistes. Pour ce pays, les enjeux économiques sont importants car à l’intérieur de la Communauté d’Afrique de l’Est, la RDC est devenue son premier marché d’exportation.
L’Ouganda joue un double jeu. Il défend publiquement la souveraineté de la RDC mais assure dans le même temps une neutralité bienveillante au M23/AFC, voire même un soutien en accordant au groupe armé l’utilisation de son territoire pour des opérations de logistique.
Seul le Burundi se tient au côté de la RDC en y mettant les moyens, près de dix mille hommes, mais cela reste faible face aux hommes aguerris du M23/AFC et aux forces spéciales sur équipées de l’armée rwandaise. Le Burundi est avant tout préoccupé par ces forces stationnant à quelques centaines de mètres sur la partie ouest de sa frontière avec la conquête du Sud Kivu et de sa capitale Bukavu.
Le gouvernement burundais dirigé par des Hutu est issu d’une sorte de coup d’État qui a mis à mal l’architecture gouvernementale prévoyant une collégialité entre Tutsi et Hutu dans la gestion du pouvoir, suite aux Accords d’Arusha en 2000. Évariste Ndayishimiye, président du Burundi, a obtenu des autorités congolaises la possibilité de combattre son opposition armée, notamment la Résistance pour un État de droit au Burundi (RED-Tabara) qui opère à l’intérieur de la RDC et qui fut un temps soutenue par le Rwanda. La prise du Sud Kivu par le M23/AFC se proclamant les défenseurs des Tutsi représente un danger potentiel pour la dictature burundaise.
Les desseins du Rwanda
Il y a donc une vraie compétition géostratégique et économique entre les pays pour se placer en position de leader dans le processus d’intégration du marché régional de l’Est de la RDC. Ce processus implique l’exploitation des minerais, leur transport et surtout le traitement et la vente. Le Rwanda a l’ambition d’être la plaque tournante de cette économie mais d’autres pays comme l’Ouganda ou même la Tanzanie restent des concurrents sérieux.
À l’aspect économique s’ajoute pour le Rwanda une spécificité liée au génocide des Tutsi en 1994. Paul Kagamé motive son soutien au M23/AFC par sa volonté d’éradiquer les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé hutu formé d’anciens génocidaires qui a pu se constituer à l’ombre de l’opération Turquoise de l’armée française, présentée comme une intervention humanitaire. Ces FDLR ont mené des incursions armées au Rwanda et pouvaient représenter un danger dans la période immédiate du génocide. Aujourd’hui et depuis bien longtemps, ce n’est plus le cas. Avec moins d’un millier d’hommes, ils survivent dans l’Est de la RDC et servent le plus souvent de supplétifs aux forces armées de RDC. Une situation dénoncée par Kagamé. Elle lui permet en même temps de diffuser en interne une idéologie de citadelle assiégée favorisant la dictature qu’il a établie. Depuis trente ans au pouvoir, il a remporté les dernières élections avec un score de 99,15 %. Les opposants sont soit traités de génocidaires, soit exécutés y compris dans leur exil. Pour le Rwanda, l’est de la RDC ne représente pas seulement des opportunités économiques réelles mais aussi une nécessité d’instaurer une profondeur stratégique pour le pays.
Compétition locale
Les facteurs internes de la crise de la RDC sont souvent ignorés et pourtant restent essentiels pour comprendre la continuité des groupes armés, tous soutenus par le Rwanda, qui ont égrené les années depuis maintenant trois décennies. L’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) en 1996 puis le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) en 1998, le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) en 2006, le M23 en 2012 et maintenant le M23/AFC ont tous eu dès le départ comme principal souci l’accès à la terre.
Manipulations coloniales
C’est une problématique qui prend ses racines dans la politique coloniale de la Belgique. Cette dernière a régulièrement modifié la périphérie de l’administration des chefferies en Afrique centrale. Soit elle les a regroupées, soit elle en a créé de nouvelles selon les nécessités de sa politique. Ces chefferies ont un rôle important car ce sont elles qui octroient les parcelles de terre.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les autorités coloniales ont pallié le manque de main-d’œuvre pour le travail dans les plantations en faisant venir près de 100 000 Rwandais, essentiellement des Hutu, au Congo. Pour un meilleur contrôle de cette population, une chefferie a été instituée par les colons avec à sa tête un Tutsi. Cette chefferie installée en plein milieu du territoire Buhunde n’a eu de cesse de provoquer des tensions. Elle a été abolie par les Belges en 1957, arrêtant du même coup la possibilité pour les populations issues du Rwanda d’accéder à la terre.
L’accès à la terre
Une seconde vague d’immigration a eu lieu, composée par des Tutsi qui fuyaient les persécutions des nouveaux dirigeants Hutu lors du processus d’indépendance du Rwanda. Ils arrivent dans une RDC en proie à des soubresauts lors de son indépendance en 1960. Ce contexte favorisera en 1963 la guerre de Kanyarwanda qui dura trois ans. Elle opposera les communautés Hunde et Nande, qui se considèrent comme les autochtones, aux Hutu et Tutsi. Avec l’arrivée de Mobutu au pouvoir et sa politique de zaïrianisation, la terre appartient désormais à l’État. Ce changement ouvre des opportunités pour les Tutsi. Une population souvent bien formée lui permettant d’occuper des postes importants dans l’administration et ainsi de par leur fonction acquérir des grands domaines fonciers en s’exonérant du pouvoir des chefferies traditionnelles. Depuis, il existe une contestation permanente sur la légitimité des titres fonciers d’autant qu’actuellement coexistent deux types de législation, celle de l’État et la coutumière.
Bien que les contextes en RDC aient varié, la permanence demeure dans la politique des différents groupes soutenus par le Rwanda, le souci et la volonté de la sécurisation de la propriété foncière controversée des Tutsi.
Si indéniablement la question de l’exploitation des minerais devient centrale aujourd’hui dans le conflit armé entre Rwanda et RDC, ce ne fut pas toujours le cas. Lors de leur conquête territoriale, les dirigeants du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) ont institué une administration dans la région du Kivu qui a permis à ces dirigeants et leurs proches d’acquérir des biens fonciers par des achats, même si parfois les vendeurs n’étaient pas forcément volontaires pour vendre leur terre.
Risque d’extension du conflit
C’est exactement ce qu’est en train de faire le M23/AFC. Il remplace les autorités régionales du Kivu par ses hommes, indiquant que son projet s’inscrit dans la durée. Ignorant les appels au cessez-le-feu du sommet de Dar es Salam, les troupes rwandaises et du M23/AFC ont pris Bukavu, la capitale du Sud Kivu.
Dans les territoires conquis, les nouveaux dirigeants mènent une politique de normalisation brutale donnant 72 heures aux réfugié·es des camps situés autour de Goma pour qu’ils regagnent leurs villages, indépendamment de la situation sécuritaire. De nouveau, des centaines de milliers de personnes affaiblies, parfois malades vont se retrouver sur les routes.
Renverser le pouvoir
Est-ce que le Rwanda se contentera d’une forte présence dans l’est de la RDC, profitant des richesses minières du pays, ou l’objectif final sera-t-il le renversement de Tshisekedi en s’alliant à l’opposition ? Un élément de réponse réside peut-être dans la création de l’AFC, une structure qui a l’ambition de fédérer au moins une partie des opposants de Tshisekedi.
Ainsi l’AFC a mené ce travail. Elle a réussi par exemple à intégrer la Coalition des patriotes résistants congolais (PARECO) présente dans le Nord Kivu, les Twiraneho au Sud Kivu qui est un groupe d’auto-défense des Banyamulenge, des Tutsi qui sont en RDC bien avant la période coloniale, les Forces de résistance patriotique de l’Ituri (FRPI) dont les anciens chefs ont été condamnés par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité, et bien d’autres de moindre importance. Des personnalités politiques comme Adam Chalwe, ancien dirigeant du parti de Joseph Kabila, ex-président congolais, ou l’ancien porte-parole du mouvement de Jean-Pierre Bemba, ont rejoint aussi l’AFC.
Félix Tshisekedi est très affaibli, pas seulement à cause des conquêtes territoriales du M23/AFC, mais aussi par sa volonté de modifier la Constitution, ouvrant la possibilité qu’il puisse concourir à un troisième mandat présidentiel, ce qui rencontre une large désapprobation dans le pays.
Corneille Nangaa, le dirigeant de l’AFC, a de nouveau exprimé son objectif de « libérer tout le Congo ». Une volonté de réitérer la prise du pouvoir en 1997 par l’AFDL, soutenue par le Rwanda et l’Ouganda, qui avait renversé Mobutu, engendrant rapidement un conflit régional sur le sol congolais.
Une situation qui n’est pas à exclure avec la possibilité d’affrontements directs entre le Burundi et le Rwanda et un risque d’extension de la guerre entraînant de nouveau des centaines de milliers de victimes parmi les populations civiles. n
Le 15 février 2025