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Manifestations étudiantes en Serbie : « Le mouvement ne peut pas se permettre de s’arrêter maintenant »

par Vladimir Unkovski-Korica
Participants à la grève générale en Serbie, à Belgrade, le 24 janvier 2025. Sur la banderole on peut lire : "Seuls les étudiants sauvent les Serbes". SergioOren Wikimedia Commons.
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Le 28 janvier, le mouvement de protestation de masse en cours en Serbie a renversé le gouvernement, inaugurant ainsi le plus grand défi au régime autoritaire d’Aleksandar Vučić, en place depuis plus de dix ans. 

La chronologie des événements est désormais bien connue des lecteurs des médias occidentaux. Le 1er novembre, l’auvent de la gare ferroviaire s’est effondré à Novi Sad, tuant 15 personnes. Alors que le pays se remet encore d’une fusillade de masse dans une école en mai 2023, de nombreuses personnes sont entrées en état de choc et de deuil après cette dernière catastrophe. Mais quelque chose a changé, le 22 novembre, lorsque les sbires du régime ont attaqué un rassemblement d’étudiant·es et de membres du personnel de la Faculté d’art dramatique de l’Université de Belgrade en hommage aux victimes de l’effondrement de Novi Sad.

Vers un mouvement de masse

Dans les jours qui ont suivi, le blocus des facultés s’est étendu à d’autres établissements d’enseignement supérieur et technique. Les étudiant·es ont formulé plusieurs revendications, notamment la demande de publication de tous les documents relatifs à la reconstruction de la gare de Novi Sad, mais aussi l’abandon des poursuites contre les manifestant·es arrêté·es, la poursuite des fonctionnaires subalternes qui ont agressé physiquement les manifestant·es et une réduction de 20 % des frais de scolarité.

Un mois après l’attaque du 22 novembre, le mouvement avait pris de l’ampleur. Les trois quarts des établissements d’enseignement supérieur étaient occupés. De plus, l’esprit de révolte s’est emparé des élèves du primaire et du secondaire ainsi que de leurs enseignant·es. Déjà en conflit avec l’État, les enseignant·es ont défié les lois sur le service minimum et leurs directions syndicales compromises, en entrant, dans de nombreux cas, en grève illimitée.

Les grèves ont également touché d’autres secteurs, de manière inégale : les travailleur·ses des médias, les chauffeur·es de bus, les avocat·es et même des groupes de mineurs ont exprimé leur soutien aux revendications des étudiant·es. En outre, une campagne de désobéissance civile s’est répandue dans tout le pays. Le blocage des routes et des autoroutes est devenu la tactique favorite du mouvement, rejoint par les agriculteur·trices.

Le 22 décembre, 100 000 personnes ont manifesté à Belgrade pour la plus grande manifestation de masse depuis la chute de Slobodan Milošević en octobre 2000. Si le gouvernement espérait que le mouvement s’arrêterait après la période des fêtes, il s’est trompé. L’initiative « Stop, Serbie ! » – une réponse au groupe parlementaire au pouvoir « La Serbie ne doit pas s’arrêter ! » – a donné lieu à plus de 231 manifestations locales.

Le mouvement a culminé le 24 janvier avec ce qu’on a appelé une « grève générale », une journée de grèves et de protestations qui a coïncidé avec le boycott séparé, mais aussi massif, des chaînes de vente au détail, non seulement en Serbie, mais aussi dans les pays voisins, le Monténégro, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine du Nord, tous devenus des États indépendants de la Yougoslavie dans les années 1990.

Crise gouvernementale

Quelques jours plus tard, lors d’un blocage de 24 heures du carrefour routier le plus fréquenté de Belgrade, des partisans du régime ont sauvagement battu un étudiant à Novi Sad, ce qui a accru les tensions. Le gouvernement du Premier ministre serbe Miloš Vučević a démissionné le lendemain, tandis que le président Vučić s’adressait à la nation, annonçant la grâce des manifestant·es et un remaniement gouvernemental, en attendant de nouvelles élections.

Vučić a déclaré que les appels à la transparence avaient été satisfaits par la publication de milliers de pages de documents, une affirmation démentie par une étude réalisée par la Faculté de génie civil de l’Université de Belgrade. Vučić a rejeté les appels de l’opposition à la mise en place d’un gouvernement de transition composé d’experts en attendant de nouvelles élections, ce qui illustre le niveau de pression auquel il est soumis.

Plutôt que d’apaiser les tensions, la démission du gouvernement et la nervosité de l’homme fort du régime semblent avoir enhardi le mouvement étudiant, qui a organisé une marche massive sur les 80 kilomètres reliant Belgrade à Novi Sad, où des dizaines de milliers de manifestant·es ont bloqué les trois ponts sur le Danube, le 31 janvier.

Mais cette initiative a suscité un soutien plus profond. Les habitant·es des villes et des villages situés le long du parcours de la marche sont descendu·es dans la rue pour saluer les étudiant·es et ont organisé des barbecues en guise de soutien. Les associations de taxis ont également promis des dizaines de véhicules pour aider au transport des étudiant·es vers Belgrade après la manifestation de Novi Sad.

De son côté, Vučić a parcouru le pays, saluant des foules de moins en moins nombreuses, et dans lesquels des personnes, enouragées par situation, l’ont défié ouvertement. Assailli, Vučić affirme que l’État est menacé de l’extérieur et de l’intérieur. Il affirme que tout changement de gouvernement mettrait à mal le succès de son modèle économique basé sur les investissement directs à l’étranger (IDE). La Serbie a attiré un record de 5 milliards d’euros d’IDE l’année dernière, ce qui en fait un leader régional et l’une des économies européennes les plus dynamiques depuis la pandémie de Covid-19.

Soutien de l’étranger

Mais qui pourrait bien vouloir renverser un gouvernement qui rencontre autant de succès ? Les grandes puissances se sont empressées ces dernières semaines d’apporter leur soutien à Vučić. Le directeur général de la Commission européenne pour l’élargissement, Gert Jan Koopman, a déclaré que l’UE « n’acceptera ni ne soutiendra un changement de pouvoir violent en Serbie ». Kaja Kallas, la chef de la diplomatie européenne, a fait des déclarations similaires.

Pendant ce temps, l’envoyé présidentiel spécial de Donald Trump pour les négociations de paix en Serbie et au Kosovo entre 2019 et 2021, Richard Grenell, a fait remarquer que les États-Unis ne soutenaient pas « ceux qui sapent l’État de droit ou qui prennent le contrôle par la force des bâtiments gouvernementaux », tandis que Moscou a dénoncé une « révolution de couleur » et que Pékin a souligné la capacité de Belgrade à préserver la paix et la stabilité.

Tout cela reflète le succès relatif de la politique internationale équilibriste de Vučić. Tout en courtisant les investissements chinois faisant de la Serbie le partenaire clé de la Chine dans son initiative 14+1 visant à promouvoir les relations commerciales et d’investissement entre la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale, Vučić a promis les gisements de lithium serbes à la multinationale anglo-australienne Rio Tinto pour fournir l’Union européenne.

Ces dernières années, les Émirats arabes unis ont également investi dans le front de mer de Belgrade, tandis que Jared Kushner, le gendre de Trump, cherche à réaliser un projet d’hôtel de luxe à Belgrade sur le site de l’ancien siège de l’armée, bombardé par l’OTAN en 1999, et qui sert depuis lors de lieu de souvenir officieux.

Les grandes puissances se bousculent pour prendre position en Serbie, mais n’ont aucune raison de précipiter la chute de Vučić. Cependant, elles n’ont pas d’alliés permanents dans le pays, seulement des intérêts, et elles continueront à les défendre, que Vučić reste au pouvoir ou non. Étant donné l’ampleur des troubles géopolitiques autour de la mer Noire – avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la Géorgie, la Syrie, le Liban, la Roumanie, la Moldavie et la Bulgarie – qui menacent d’aggraver l’instabilité régionale, un changement de gouvernement chaotique en Serbie ne serait avantageux pour personne.

Opposition à domicile

Pourtant, la population serbe se révolte. Pour le comprendre, il faut souligner que, malgré une forte croissance du PIB serbe, proche de 4 % l’an dernier, le niveau de vie se dégrade. Le pays se classe 34e sur 41 pays européens dans un classement établi par la World Population Review en avril 2024.

Si les salaires moyens ont considérablement augmenté ces dernières années, le coût de la vie a lui aussi augmenté, en raison de l’inflation de la demande, de l’énergie et des monopoles. L’inflation alimentaire a fait que le prix des produits de première nécessité a presque doublé depuis 2021. Les disparités salariales régionales se creusent et un taux de chômage élevé de plus de 8 % persiste. Ce n’est pas un hasard si la Serbie a perdu 7 % de sa population entre 2011 et 2022, reflétant un exode massif vers l’étranger.

Ces statistiques ne suffisent pas à expliquer pourquoi le peuple serbe se révolte. En fait, tous les projets d’investissement mentionnés ci-dessus, liés à la Chine, à Rio Tinto, à l’UE, aux Émirats arabes unis et aux États-Unis, ont tous été confrontés à une opposition massive sous une forme ou une autre, en raison de leur impact destructeur sur les tissus sociaux, les conditions environnementales, la dynamique urbaine et les équilibres régionaux.

Depuis 2014, la colère grandissante des Serbes a donné lieu à d’importantes vagues de protestations, mais cette colère n’a guère été exprimée politiquement. Malheureusement, l’opposition politique serbe reste dominée par une variété de forces libérales ou nationalistes conservatrices qui n’offrent pas grand-chose en termes de programme de transformation. Ce n’est pas un hasard si le parti de Vučić continue de devancer tous les groupes d’opposition dans les sondages ou si sa méthode éprouvée pour surmonter le mécontentement populaire consiste à renvoyer aux urnes.

Son pouvoir y est plus solide que dans la rue, où le sentiment populaire n’est pas encadré par les canaux étroits de la démocratie représentative. Ma domination du parti au pouvoir sur les emplois du secteur public, les médias, le système judiciaire, le processus électoral et, en fin de compte, l’appareil répressif de l’État signifie que la stabilité du régime est assurée par le recours aux élections, alors que la sphère publique est le terrain favori de la contestation.

Et ensuite ?

Le mouvement étudiant, fer de lance du mouvement populaire de ces derniers mois, a montré une remarquable capacité à surmonter les manœuvres du régime. Sa détermination à maintenir ses revendications a déjà vaincu plusieurs tentatives gouvernementales de calmer le mouvement de protestation par la carotte et le bâton.

Mais le moment viendra bientôt où la question du pouvoir politique se posera. Le pays est de plus en plus ingouvernable et Vučić a montré qu’il comprenait que sa position est menacée, évoquant la possibilité d’un référendum sur son mandat, ou de nouvelles élections. Le mouvement ne peut pas se permettre de s’arrêter maintenant. Il doit se débarrasser de Vučić et se battre pour le pouvoir.

Pour y parvenir, le mouvement doit revendiquer son indépendance par rapport aux forces politiques existantes. Sans une vision alternative de la société, cela s’avérera difficile. Certains secteurs du mouvement ont déjà commencé à accepter l’appel de l’opposition à un gouvernement d’experts, en attendant de nouvelles élections. Une telle éventualité laisserait pourtant intacts de nombreux intérêts bien ancrés et ne remettrait pas en cause les inégalités de classe en Serbie, sans parler des tentacules profonds des grandes puissances dans la politique serbe.

Comme l’a montré Vincent Bevins dans son livre If We Burn: The Mass Protest Decade and the Missing Revolution, les mouvements de masse ont dominé la décennie 2010-2020, mais leurs aspirations ont rarement été satisfaites, dans le monde entier. L’une des principales raisons est la faiblesse de la gauche et de sa vision stratégique au sein des mouvements eux-mêmes. La Serbie ne fait pas exception à la règle, et sa gauche est faible et atomisée.

Mais le mouvement de masse en Serbie a permis d’obtenir des acquis qui méritent d’être défendus dans les semaines, les mois et les années à venir. Par leurs méthodes de décision populaires construites dans le feu de la lutte, comme les plénums ou les assemblées générales, les étudiant·es ont jeté les bases d’une démocratisation future des institutions universitaires. Les travailleur·ses en grève voient également de plus en plus la nécessité de démocratiser les syndicats, de remplacer les responsables compromis par des éléments plus combatifs et de mettre en place des réseaux militants de base capables d’agir indépendamment de leurs dirigeant·es.

En outre, la popularité de la revendication de grève générale et l’esprit combatif de certains secteurs de la classe ouvrière, qu’on n’avait pas vus depuis la chute du régime de Slobodan Milošević, représentent un saut dans la conscience populaire. La volonté de mener des actions dans les entreprises avec des objectifs politiques, en complément et en renforcement des formes de désobéissance civile de masse, suggère qu’une conscience de classe rudimentaire, mais réelle, est en train de prendre forme.

Alors que la Serbie entre dans une période d’instabilité politique plus longue, reflétant une plus grande incertitude internationale, la gauche du pays a une occasion sans précédent de s’enraciner plus profondément dans la classe ouvrière et de lutter pour une société plus démocratique et plus juste. En reliant les revendications les plus progressistes des précédentes vagues de protestations – en faveur des libertés démocratiques, de la protection de l’environnement et du bien commun – au cri collectif actuel pour la justice, la gauche peut montrer que le problème est bien plus large que la corruption et construire des organisations et des institutions capables d’offrir un véritable changement. n

Le 4 février 2025

Chronologie de la lutte

Extrait de « Student Revolt in Serbia: Vučić’s Nemesis? », Ivaylo Dinev, publié par LeftEast, avec l’autorisation du Center for East European an International Studies. Traduit par Catherine Samary. 

L’ampleur et l’intensité de ce mouvement sont sans précédent dans l’histoire récente de la Serbie – et dans toute l’histoire des mouvements étudiants en Europe. Les étudiant·es ont obtenu un large soutien dans le monde universitaire et au-delà. Environ 5 000 professeur·es d’université ont signé une lettre de solidarité en ligne et, à la fin du mois de décembre 2024, 85 universités – soit 74 % de celles du pays – s’étaient jointes aux manifestations. Des agriculteur·trices ont bloqué la principale autoroute de Serbie en décembre, et des artistes, des élèves du secondaire, des enseignant·es, des syndicats de l’éducation, des avocat·es et des associations de médias ont également exprimé leur soutien, 73 écoles ayant suspendu leurs cours en solidarité avec les étudiant·es.

Dans le cadre de la campagne « Zastani, Srbijo » (« Stop, Serbie »), des personnes sont descendues dans les rues de 58 villes du pays et ont observé 15 minutes de silence en mémoire des 15 victimes de la tragédie de Novi Sad. Le 22 décembre 2024, environ 100 000 personnes se sont rassemblées sur la place Slavija à Belgrade pour la plus grande manifestation organisée en Serbie depuis vingt ans. Les étudiant·es, rejoint·es par des agriculteur·trices, des syndicats et des groupes d’opposition, portaient des banderoles avec des messages tels que « vos mains sont ensanglantées », « Les étudiants ne se taisent pas » et « La corruption tue ».

Il n’y a aucun signe de reflux des protestations depuis le début de l’année. Aux dernières nouvelles, le nombre de villes où des manifestations ont eu lieu s’élevait à 151. Le 24 janvier, les étudiant·es ont appelé à une grève générale, ce qui a entraîné des manifestations dans tout le pays et la suspension des cours dans 68 % des lycées et 48 % des écoles primaires. La diaspora serbe et des célébrités ont également apporté leur soutien, notamment le joueur de tennis Novak Djokovic, qui a exprimé sa solidarité avec les manifestant·es lors de l’Open d’Australie.

Le mouvement étudiant a adopté une approche participative, évitant une direction centralisée et l’influence des partis politiques. Dans les universités occupées, les étudiant·es tiennent des assemblées générales où tou·tes les participant·es peuvent voter. Cette stratégie a conféré au mouvement crédibilité et authenticité, l’aidant à se répandre dans toute la Serbie.

Une enquête menée par le Centre pour la recherche, la responsabilité et la transparence (CRRT), fin décembre 2024, a montré l’ampleur du soutien public dont bénéficie le mouvement : 61 % des citoyen·nes soutiennent les manifestations et 58 % d’entre eux estiment que le désir des étudiant·es d’obtenir la transparence sur la tragédie de Novi Sad est sincère. Seuls 33 % considèrent que les manifestations font partie d’une conspiration menée par des « ennemis intérieurs et extérieurs » pour déstabiliser la Serbie. L’enquête a également révélé une désillusion généralisée à l’égard du dirigeant serbe : 52 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles voteraient contre le président Aleksandar Vučić lors d’un référendum, tandis que 34 % seulement ont exprimé leur confiance en lui.

 

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Auteur·es

Vladimir Unkovski-Korica

Vladimir Unkovski-Korica est membre du comité éditorial de LeftEast et de Marks21 en Serbie. Historien et chercheur, il est actuellement maître de conférences en études politiques et internationales à l’université de Glasgow. Il est l’auteur de The Economic Struggle for Power in Tito’s Yugoslavia : From World War II to Non-Alignment (2016). Texte traduit en français par Catherine Samary à partir de sa publication dans LeftEast. Intialement publié sur Counterfire. ©Photo Davor Konjikušić.