
Aleksandar Vucic, au pouvoir depuis onze ans à Belgrade, est plus contesté que jamais par une vaste partie de la population. Mais le président serbe, soutenu par Moscou et par l’extrême droite européenne, et peu critiqué par les principaux pays de l’Union, entend bien rester à son poste.
Novi Sad, région de Voïvodine, nord de la Serbie, 1er novembre 2024 : le nouvel auvent de la gare s’écroule, faisant 15 morts. Cet accident tragique, dont il apparaît rapidement qu’il est, fondamentalement, dû à la corruption endémique qui affecte le pays depuis des années, est le point de départ d’un vaste mouvement de contestation à l’encontre du pouvoir, porté avant tout par les étudiants, traditionnellement en pointe dans les mouvements de contestation.
Réunis le 2 mars, à Nis, la troisième ville la plus peuplée du pays, ils prononcent un « édit » détaillant leurs revendications en huit chapitres : liberté, justice, dignité, État, jeunesse, solidarité, savoir et avenir. Leurs déclarations et slogans s’en prennent ouvertement au pouvoir en place. Pour la première fois depuis son arrivée à la tête de la Serbie, il y a onze ans, Aleksandar Vucic (premier ministre de 2014 à 2017, puis président) semble en position de faiblesse.
Un gouvernement vacillant à l’intérieur
Le mouvement étudiant se met en route immédiatement après l’annonce de l’accident de la gare et ne cesse de prendre de l’ampleur. La quasi-totalité de la société civile s’y agglomère rapidement.
Bien que les mouvements de contestation contre le gouvernement soient fréquents ces dernières années pour s’opposer au basculement vers une démocratie toujours plus illibérale, au sein de laquelle Vucic et ses proches s’arrogent toujours plus de prérogatives, c’est la première fois, depuis la mobilisation du tournant des années 1990 qui avait fait tomber Slobodan Milosevic, que la rue fait trembler le pouvoir.
Seule l’Église orthodoxe hésite encore à se mobiliser. Sa prise de position pourrait être décisive pour la suite du mouvement. Il faut se rappeler que, dans les années 1990, son ralliement à l’opposition avait été déterminant dans la chute de Milosevic. Un schisme se produit entre un sommet de l’Église proche du pouvoir et une base qui soutient les manifestants.
Tous les rassemblements se déroulent autour d’événements de grande ampleur, festifs et pacifiques. Ainsi, les étudiants entreprennent de pérégriner entre les grandes villes de Serbie pour sensibiliser les citoyens à leurs revendications.
De grands cortèges défilent dans les rues, encouragés par le son des casseroles de ceux restés à leurs fenêtres, les instruments de cuisine ayant été le symbole des mobilisations contre Milosevic. Cet appel à la non-violence n’est pas étonnant. Déjà, à la fin des années 1990, c’était la stratégie du mouvement Otpor !, théorisée par Srdja Popovic.
Si le pouvoir répond par la violence, alors il renforce le mouvement de contestation. Les autorités semblent en avoir conscience. Certes, la police a arrêté de nombreux leaders étudiants et des journalistes indépendants ont été agressés en marge de certains cortèges, mais Vucic n’ordonne pas une répression plus forte. Il minore l’importance des nouveaux rassemblements et menace de recourir à ses plus fidèles supporters réunis dans une sorte de milice paramilitaire. C’est finalement au Parlement que des scènes de violence ont lieu, lors de la séance du 4 mars 2025.
L’opposition démocratique, minoritaire depuis les élections controversées de décembre 2023, se range rapidement aux côtés des étudiants. Elle veut porter leurs voix au sein du Parlement. Mais agissant souvent en ordre dispersé et/ou incapable de faire vivre une grande coalition, elle échoue à mettre véritablement en difficulté Vucic et ses alliés.
Vucic est bien conscient de la force d’un mouvement mené par des étudiants, lui, l’ancien ministre de Milosevic. Il semble comprendre que cette fois-ci, il risque de tomber. Des preuves accablantes de corruption sont rassemblées par la presse indépendante.
Les liens entre le pouvoir et une entreprise de BTP chinoise, qui exigeait une opacité totale sur les termes des contrats signés avec les collectivités publiques, ne sont plus un secret.
En outre, à chaque scrutin, de nombreux Serbes se mobilisent pour contester le trucage des élections. Même son recours à la stratégie des trains bulgares – par laquelle le SNS, le parti de Vucic, influe sur les élections en mobilisant de force les électeurs en les convoyant par bus vers les bureaux de vote et en leur donnant avant leur passage dans l’isoloir des consignes de vote – a fait long feu. Des fonctionnaires révèlent régulièrement des tentatives de corruption dont ils font l’objet et les pressions qu’ils subissent pour assister à un meeting pro-Vucic ou pour voter pour le SNS.
Alors, le président fait feu de tout bois pour briser ce qu’il qualifie de « révolution de couleur » en référence aux manifestations prétendument téléguidées par Washington dans les anciennes Républiques communistes d’Europe, telle que celle qui a fait chuter Milosevic.
Une enquête a été ouverte pour incriminer les responsables de Novi Sad. Plusieurs personnes ont été arrêtées, mais toutes ont été relâchées, sauf les leaders étudiants. Vucic clame que le mouvement étudiant est financé depuis l’étranger et qu’il a pour but de détacher la Voïvodine de la Serbie. Pour calmer le jeu, le premier ministre Milos Vucevic, qui était en place depuis mai 2024, a présenté sa démission ainsi que celle de son gouvernement.
Rien n’y fait : le mouvement semble s’installer dans la durée, et les manifestants réclament plus que jamais le départ de Vucic.
Un gouvernement soutenu par l’extérieur
Si Vucic paraît en difficulté en Serbie, il n’en va pas de même sur la scène internationale. Fin stratège politique, il a toujours su jouer les équilibristes entre l’Occident et la Russie.
Devenu subitement pro-européen en accédant au pouvoir (rappelons que la Serbie a obtenu le statut de pays candidat à l’UE en 2012, mais les négociations sont largement freinées par les crispations du pouvoir autour de la question du Kosovo), il n’a jamais été bousculé par les États membres de l’UE pour ses dérives autoritaires.
Au contraire, au nom de la vieille amitié franco-serbe, il est en contact régulier avec Emmanuel Macron. En 2024, ce dernier a d’ailleurs œuvré pour la vente de 12 avions Rafale à Belgrade. Beaucoup d’États européens ont des intérêts commerciaux en Serbie.
Une grande partie de l’UE reste donc muette sur les événements actuels, comme sur toutes les violations de l’État de droit dans le pays. D’ailleurs, dans les cortèges, peu de drapeaux bleus étoilés sont brandis : les Serbes ne croient plus que leur salut passe par l’intégration européenne. La Serbie est coincée dans l’antichambre de l’UE depuis trop longtemps ; elle doit trouver son propre chemin pour s’en sortir.
A contrario, c’est l’extrême droite européenne qui se fait entendre, pour soutenir Vucic. L’AfD et le RN ont condamné les étudiants au sein même du Parlement européen, ironie de l’histoire. En Autriche, l’ÖVP et le FPÖ n’ont jamais caché leur proximité avec Vucic.
Du côté de Moscou, il n’est pas question de laisser tomber un « peuple frère ». Le ministre des Affaires étrangères et le secrétaire au Conseil de sécurité ont accueilli leurs homologues serbes en reprenant la rhétorique de Vucic sur les ingérences d’agents de l’Occident. La Russie, aussi, a de nombreux intérêts en Serbie, et les présidents des deux pays ont une conception du pouvoir assez proche.
Il est à noter qu’aussi bien la Russie que l’UE voient en Vucic un garant de la stabilité dans la région, ne serait-ce que parce qu’on ne sait pas qui est en mesure de la remplacer aujourd’hui. Or, il n’est pas certain que sa stratégie d’équilibriste soit reprise par son successeur ; la Serbie comme la région des Balkans est une zone tampon entre les deux camps, elle pourrait être déstabilisée si un dirigeant se range dans l’un des deux camps.
Par son double jeu diplomatique, la Serbie est devenue ce que Florian Bieber nomme une « stabilocratie ».
Vucic bafoue les principes et valeurs de la démocratie, il n’est pas clair dans ses allégeances internationales… mais peu importe, il est à la tête d’un système propice aux investissements de toutes sortes. Tirant les leçons de l’époque Milosevic, Vucic a su s’imposer comme une figure incontournable de la région sans la mettre à feu et à sang.
Quelle issue ?
Les manifestations que connaît la Serbie depuis novembre seront sûrement importantes dans son histoire. Soit elles marqueront la fin du pouvoir de Vucic et la poursuite de la transition démocratique entreprise dans les années 2000, soit elles seront le prétexte à un durcissement du pouvoir.
Dans ce cas, l’UE aura une part de responsabilité non négligeable pour avoir fermé les yeux durant les onze années (déjà) de Vucic et en laissant une zone d’influence primordiale à la Russie.
Toutefois, quelle que soit l’issue de ce mouvement de contestation, les étudiants serbes, en se rebellant contre le régime de Vucic, font souffler un vent d’espoir sur un continent européen de plus en plus tenté par l’illibéralisme soutenu par Moscou.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.