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Le dilemme de la gauche alors que l’ordre mondial s’effondre : Se préparer à se battre ou laisser les autres déterminer l’issue du combat ?

par Oleksandr Kyselov
Katia Gritseva

Avec un fou à la Maison Blanche, plus aucun prétexte ne tient et le pouvoir brutal règne à nouveau en maître. Guerres commerciales, réductions massives de l’aide, demandes explicites d’annexion du Groenland et de dépeuplement de Gaza – chaque jour apporte une nouvelle crise qui remet en question les droits collectifs et individuels internationalement reconnus et sape les institutions mondiales censées être là pour les défendre. Est-ce vraiment le monde que nous espérions lorsque nous critiquions l’hypocrisie de l’Occident ? La gauche internationaliste va-t-elle simplement accepter ce nouvel état de fait ?

Les négociations pour mettre fin à la guerre en Ukraine, tant souhaitées par de nombreux commentateurs, semblent aujourd’hui plus proches que jamais - même si l’Ukraine n’a pour l’instant pas grand-chose à dire à ce sujet. Quel genre d’accord les grandes puissances nous préparent-elles ? Un gentleman’s agreement accordant au président russe Vladimir Poutine une partie de notre territoire et un droit de veto sur notre avenir, en échange de quoi le président américain Donald Trump recevra 50 % de nos richesses naturelles ? Bien sûr, il n’y a pas de place dans de tels pourparlers pour les plaidoyers de l’opposition russe anti-guerre. Mais qui se soucie des nuances lorsque la « paix » est sur la table ?

Un armistice pourrait bien être nécessaire – pour que l’Ukraine reprenne son souffle. Une guerre prolongée ne nous a pas rendus plus forts, et c’est encore plus vrai pour la gauche qui a à peine survécu. Cependant, pour ne pas perdre de temps avant une éventuelle reprise des combats – que ce soit en Ukraine ou à plus grande échelle – nous devons évaluer sobrement le nouvel environnement et identifier ses points de tension. Les appels moraux ne fonctionnent que lorsque l’on peut faire honte à quelqu’un, ce qui n’est manifestement plus le cas aujourd’hui. Une réponse crédible de la gauche doit être ancrée dans la réalité, répondre aux conditions matérielles et tirer parti des ouvertures politiques, plutôt que de s’accrocher à des vérités éternelles.

L’instabilité s’accroît et, par conséquent, les petites nations sont de plus en plus vulnérables, en particulier lorsque des emplacements stratégiques, des ressources ou des couloirs commerciaux sont en jeu. Par conséquent, en matière de défense, l’approche de la gauche ne devrait pas se concentrer sur l’exploitation et la propagation de la peur, mais plutôt sur la manière d’éviter de devenir une proie facile pour les prédateurs impérialistes. Dans ce contexte, plusieurs points clés méritent d’être gardés à l’esprit lorsqu’il s’agit de sécurité.

Tout d’abord, insister sur la nécessité de disposer des moyens de se défendre n’est pas du bellicisme. Sans ces moyens, la diplomatie se résume à un appel à la pitié. Plutôt que de se réfugier dans une bulle, la gauche doit jouer un rôle actif dans les décisions relatives à l’acquisition, à la production, à la distribution et à l’utilisation des armes. Cela ne peut être laissé aux lobbyistes, aux oligarques, aux marchands d’armes et aux puissances étrangères.

Deuxièmement, la préparation aux crises est un élément important. En cas de guerre, de catastrophe naturelle ou même de révolution, ceux qui sont les mieux organisés et qui savent quoi faire déterminent l’issue de la crise. D’après notre expérience amère, la gauche, qui a été largement confinée dans des espaces sûrs dans les universités, les ONG ou les médias sociaux, a été mise à l’écart. Dans les situations de crise, les compétences pratiques, la détermination, l’accès à des réseaux sociaux utiles et la capacité à mobiliser des ressources sont indispensables. En Ukraine, trop souvent, c’est la droite qui pouvait les fournir.

Troisièmement, l’infrastructure sociale est essentielle à la résilience. Comme l’a montré l’Ukraine, un pays en guerre a besoin de chemins de fer, d’hôpitaux et de systèmes énergétiques en état de marche, ainsi que d’un parc immobilier adéquat et d’un personnel qualifié pour gérer tout cela. Tout ce qui n’est pas fiable en temps de paix ne manquera pas d’échouer lorsqu’une crise éclatera. L’affaiblissement des investissements sociaux sous prétexte de défense ou d’austérité fiscale, ainsi que le relâchement des contrôles et de la coordination de l’État au nom de la liberté de concurrence, sont des actes de sabotage et doivent être dénoncés comme tels. Plus vite les voix individuelles se consolideront en une seule voix forte, plus grandes seront les chances de mettre ces questions à l’ordre du jour et de livrer une bonne bataille

Quatrièmement, quelles que soient les munitions dont nous disposons, les guerres sont en fin de compte menées par des personnes. Une défense militaire solide dépend de la participation et de la volonté populaires, qui ne sont ni l’une ni l’autre permanentes. Aucune forme de coercition ne peut remplacer complètement le consentement. Il suffit de se rappeler l’histoire de la brigade Anne de Kiev, formée par les Français [qui a été dissoute en raison de désertions massives]. Une armée fondée sur la conscription et dotée d’une importante force de réserve n’est pas le seul moyen abordable et réaliste de garantir l’autodétermination. Mais il est important de comprendre que cela crée une dépendance structurelle, qui nécessite de garantir la légitimité des actions et de gagner la confiance de la population.

Enfin, personne ne peut survivre seul. La mise en commun des ressources, le partage des connaissances, l’exploitation des économies d’échelle et même la conclusion d’un accord de défense commune peuvent tous contribuer à la sécurité mutuelle et à la réduction des coûts. Si la coopération est cruciale pour les pays, elle l’est encore plus au niveau local, où la solidarité et les efforts conjoints sont essentiels pour s’organiser efficacement à l’échelle mondiale et obtenir des résultats. Le simple fait de s’écouter et de s’entendre les uns les autres constituerait un premier pas essentiel.

On pourrait bien sûr dire qu’au lieu de chercher à influencer la prise de décision, la gauche devrait identifier les frustrations croissantes, les amplifier et les canaliser vers la subversion systémique. Cependant, même si nous estimons que les chances de la gauche de gagner dans ce chaos sont bonnes, à moins que la situation mondiale ne change radicalement, des questions similaires concernant la garantie de la sécurité et de la paix continueront à se poser.

Les élites dirigeantes sont confrontées à une crise de légitimité imminente en raison de leur incapacité à répondre à un nombre croissant de menaces extérieures et à la montée des forces d’extrême droite à l’intérieur du pays - deux phénomènes qui sont les fruits du tournant néolibéral orchestré par ces mêmes élites. Cette vulnérabilité offre une ouverture que la gauche peut saisir pour remodeler le débat et gagner, au moins, certaines de nos principales revendications.

Agir de manière rapide et déterminée maintenant peut aider à donner une chance à la paix. Même lorsque l’effondrement est imminent, la gauche peut se positionner au mieux en rejoignant la bataille pour renforcer les ressources de pouvoir de la classe ouvrière aujourd’hui, plutôt que d’attendre que la seule option restante soit la résistance souterraine à une dictature fasciste, qu’elle soit d’origine nationale ou imposée de l’extérieur.

Publié le 3 mars 2025 par Links.