Nous publions la postface de la nouvelle édition (2024) de l’ouvrage collectif dirigé par Karel Yon aux éditions La Dispute, Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical. Dans cette nouvelle postface, rédigée après les élections législatives de 2024 qui ont vu plusieurs syndicats se mobiliser explicitement pour faire barrage au RN, l’auteur analyse en détail la question du rôle que les syndicats ont joué ces dernières années vis-à-vis de l’extrême droite et examine les défis auxquels ils devront se confronter eu égard à la lutte antiraciste et antifasciste au sein de la nouvelle période.
Ce livre, initialement paru en septembre 2023, s’ouvre sur une hypothèse : le mouvement des retraites a créé la possibilité de clore un cycle de trente ans de dépolitisation du syndicalisme. Les événements du printemps 2024 semblent l’avoir confirmé. Alors que le Rassemblement national sortait triomphant des élections européennes, la décision du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections législatives au moment même où le rapport de force était le plus favorable à l’extrême droite faisait advenir la possibilité concrète de son accession à la tête de l’État.
Dans ce contexte, le contraste fut saisissant entre l’attitude observée pendant la séquence électorale de 2022, où les syndicats étaient globalement restés des spectateurs passifs de la compétition politique, et l’engagement en première ligne de la majeure partie d’entre eux, en 2024, dans une campagne visant non seulement à faire barrage à l’extrême droite mais aussi à promouvoir la coalition rassemblée sous la bannière du « Nouveau Front populaire ».
La désignation d’un gouvernement d’extrême droite aurait représenté une terrible défaite pour le monde du travail et le syndicalisme. Quand bien même Marine Le Pen n’hésite plus à reprendre à son compte les éloges lénifiants de la démocratie sociale1, les (rares) prises de position du parti d’extrême droite à propos du syndicalisme ont toujours consisté à dénoncer des syndicats corrompus, « gavés grâce à l’argent, parfois sale, de la formation professionnelle » et silencieux sur l’obsession du RN : « jamais on ne les entend sur la politique d’immigration massive qui tire les salaires vers le bas2 ».
Si l’extrême droite ne fait plus ouvertement campagne en faveur du corporatisme, et si elle a depuis longtemps abandonné la construction de ses propres syndicats pour investir les organisations existantes3, elle prône une réforme de la représentativité syndicale qui faciliterait la création de syndicats autonomes d’entreprise afin d’en finir avec un mouvement qu’elle juge trop politisé4. Sur ce plan, les vues de l’extrême droite et des néolibéraux convergent, qui n’envisagent le syndicalisme que comme un supplétif de l’employeur, chargé de relayer auprès des salariés la bonne parole patronale.
Le MEDEF ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui a, lors de la campagne des législatives, contribué à légitimer l’extrême droite en auditionnant son candidat au même titre que les autres5 et concentré ses feux sur la coalition de gauche. Comme le déclarait Patrick Martin, le président du MEDEF, au Figaro, si « le programme du RN est dangereux pour l’économie française, la croissance et l’emploi, celui du Nouveau Front populaire l’est tout autant, voire plus6 ».
La remobilisation politique du syndicalisme s’est manifestée au lendemain de la dissolution, quand la CGT, faisant écho à François Ruffin, a publié un communiqué appelant à l’unité des partis de gauche : « Face à l’extrême droite, le front populaire ! »7 Que la CGT s’investisse en première ligne dans ce combat pour une alliance des forces de gauche était loin d’aller de soi.
Depuis le milieu des années 1990, cette organisation avait pris ses distances vis-à-vis des questions de politique partisane. Sa commission exécutive avait même théorisé ce retrait, à l’épreuve des déconvenues de la gauche plurielle (1997-2002) et des déchirures internes de 2005 sur le traité constitutionnel européen, en excluant « toute attitude de soutien ou de co-élaboration d’un projet politique quel qu’il soit et toute participation, sous quelque forme que ce soit, à une coalition à vocation politique »8.
Cette reconnexion aux enjeux de politique partisane s’inscrivait cependant dans la suite logique d’une analyse de la conjoncture qui avait conduit la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet, quelques mois plus tôt, à sonner l’alarme face à la menace de l’extrême droite et à défendre la nécessité d’un travail commun entre syndicats, partis et mouvements sociaux pour refonder une alternative politique9.
Dans la foulée de la prise de position cégétiste, une réunion de l’intersyndicale née pendant le mouvement des retraites déboucha sur un communiqué signé par cinq des huit centrales : la CGT, la CFDT, l’UNSA, l’Union syndicale Solidaires et la FSU. Le texte en appelait à un « sursaut démocratique et social », il demandait au gouvernement d’abandonner les réformes en cours, à commencer par celle de l’assurance chômage, et appelait à de grandes manifestations contre l’extrême droite. Il listait de surcroît neuf thématiques devant permettre de « répondre à l’urgence sociale et environnementale et entendre les aspirations des travailleuses et des travailleurs ».
Sans prendre explicitement position en faveur du Nouveau Front populaire alors en gestation, l’intersyndicale se plaçait de la sorte dans une position de contribution programmatique et militante à l’unité de la gauche. Mieux, elle le faisait en inscrivant ce processus dans le sillage de la lutte contre la réforme des retraites et en posant l’unité intersyndicale comme un modèle pour le rassemblement des partis de gauche. Cet appel a ensuite connu des déclinaisons sectorielles avec par exemple les organisations syndicales de journalistes, les principales fédérations de cheminots ou encore l’intersyndicale de l’éducation appelant à se mobiliser dans la rue et dans les urnes contre l’extrême droite.
La semaine suivante, les deux regroupements jusqu’alors concurrents du Pacte du pouvoir de vivre et de l’Alliance écologique et sociale (AES)10 créaient ensemble la Coalition 202411. Même la CGT, qui avait quitté l’AES à l’issue de son congrès confédéral, devait rejoindre cette plateforme. Élargissant la démarche de l’intersyndicale à l’ensemble de la société civile, la coalition établissait une plateforme de seize mesures autour du pouvoir d’achat, du logement, des droits des femmes ou encore de la transition écologique pour « changer la vie des gens » et faire barrage à l’extrême droite. Elle se posait en interlocutrice et vigie d’une majorité qui prendrait en charge ces réformes.
Tous les syndicats n’ont pas eu la même attitude dans ce contexte. La CGT, la FSU et certains syndicats de Solidaires sont allés jusqu’à adopter des consignes de vote plus ou moins explicites en faveur du Nouveau Front populaire. Les débats ont fait rage au sein de Solidaires, entre certains exégètes de la Charte d’Amiens convaincus que le syndicat ne doit jamais s’immiscer sur le terrain électoral, et d’autres considérant que la lutte contre le fascisme devait se faire par tous les moyens nécessaires, y compris le vote. Alors même que l’accord de la CFDT, fidèle à son engagement sans faille contre l’extrême droite, avait été crucial dans la constitution du front syndical de juin, ses responsables sont apparus beaucoup plus en retrait pendant la campagne.
Quant aux trois centrales FO, CFTC et CFE-CGC, elles avaient clairement refusé de signer la déclaration intersyndicale, se contentant de dénoncer le racisme et l’antisémitisme en termes généraux et de rappeler que leur rôle d’organisations syndicales n’est pas de donner de consigne de vote. On pourrait s’étonner que ces syndicats aient continué de revendiquer leur distance à la politique dans ce contexte exceptionnel. Selon le politiste Michel Dobry, l’attachement aux routines dans les conjonctures de crise politique peut s’analyser comme une façon de vouloir faire tenir coûte que coûte une forme de normalité – c’est ce qu’il appelle la « régression vers les habitus »12. De façon plus pragmatique, on peut aussi interpréter cette prudence comme révélatrice d’une tolérance plus grande de ces organisations vis-à-vis de l’extrême droite13.
La question des positionnements syndicaux face à l’extrême droite s’offre ainsi comme un bon révélateur des contradictions qui traversent le mouvement syndical. Car derrière l’enjeu conjoncturel des consignes de vote et du rapport au RN, elle pose plus fondamentalement la question du périmètre légitime de l’action syndicale, et notamment de la pertinence d’une séparation entre le « social », qui serait le terrain légitime des syndicats, et ce que certains nomment le « sociétal », où l’action syndicale serait, sinon illégitime, du moins secondaire ou accessoire.
Dit autrement, l’antiracisme doit-il être considéré comme un supplément d’âme, ou bien comme une dimension consubstantielle au syndicalisme ? Répondre à cette question me permettra par la même occasion de dissiper quelques malentendus, constatés autour de la réception de ce livre, à propos de la politisation de l’action syndicale.
Le syndicalisme, meilleur remède contre l’extrême droite ?
Dans un entretien pour la revue Mouvements, Sophie Binet présente le syndicalisme comme « le meilleur antidote à l’extrême droite, parce que ça rassemble sur la base de revendications professionnelles. Je suis vraiment très frappée, quand on va sur le terrain, dans les luttes au travail, la couleur, la religion, on s’en fiche, on n’en parle même pas »14. Cette analyse pourrait laisser penser que le syndicalisme est spontanément antiraciste.
Les combats syndicaux exemplaires en défense des sans-papiers peuvent être mis au crédit de cette analyse. Depuis de nombreuses années, des luttes importantes ont été menées et des victoires significatives ont été remportées contre la surexploitation des immigré·es en situation irrégulière. Mais la cause des sans-papiers pourrait être l’arbre qui cache la forêt.
Loin d’être au cœur de l’action syndicale, elle est souvent prise en charge par des militant·es ultra-spécialisé·es au sein des syndicats, ayant souvent fait leurs armes ailleurs, dans le monde associatif ou à l’extrême gauche15. Surtout, la condition des travailleurs et travailleuses sans-papiers est révélatrice d’un phénomène plus large qui n’est pas toujours saisi par les syndicats : celui de l’inclusion différentielle de la force de travail dans le système capitaliste, qui touche en premier lieu le travail migrant16.
Au-delà des travailleuses et travailleurs immigré·es en situation irrégulière, il existe des statuts d’emploi dérogatoires au droit commun qui forment un continuum de positions plus ou moins stables sur le marché du travail. Avec pour conséquence, d’une part, de doter les travailleuses et travailleurs de moyens inégaux pour se défendre face à leur patron et, d’autre part, d’en placer certain·es dans des positions où ils sont perçus par leurs collègues de travail comme des instruments de l’employeur plutôt que comme des camarades de lutte.
Anton Perdoncin a bien montré comment la stratégie de fermeture des mines dans le nord de la France avait été engagée dans les années 1960 en recourant au travail contractuel de migrants recrutés au Maghreb, pour contourner une main-d’œuvre organisée syndicalement et protégée par le statut des mineurs17. Sur des terrains plus contemporains, l’observation de l’organisation du travail dans les chantiers de la construction navale ou du bâtiment, à l’heure du recours massif à la sous-traitance et à l’intérim, donne à voir une fragmentation des collectifs de travail selon des lignes qui renvoient à la fois aux statuts d’emploi et aux origines nationales, nourrissant la xénophobie et le racisme18.
Loin d’avoir systématiquement combattu ces différenciations, le syndicalisme a parfois pu en être partie prenante. L’inclusion différentielle de la force de travail repose fondamentalement sur un phénomène de « nationalisation des classes ouvrières »19. La consolidation des droits sociaux et politiques à l’échelle des États-nations, la domination coloniale et le recours à l’immigration économique dans le capitalisme des « Trente Glorieuses » ont donné forme à un « capitalisme racial »20 dans lequel la main-d’œuvre et les positions dans l’organisation du travail sont hiérarchisées selon les appartenances nationales et les assignations raciales.
Ces processus expliquent que certains syndicats aient parfois endossé la matrice nationaliste, considérant la main-d’œuvre venue de l’étranger comme une variable d’ajustement plutôt que comme un ensemble de personnes ayant un droit égal à la dignité du travail humain. Dans l’entre-deux-guerres, la CGT de Léon Jouhaux revendiquait par exemple la reconduite à la frontière des travailleurs étrangers italiens et polonais au nom de la défense de l’emploi français21.
Même après leur suppression, les dispositifs d’emploi discriminants à l’encontre des étrangers peuvent continuer d’avoir des effets : c’est par exemple le cas dans les entreprises à statut où des logiques de recrutement endogène ont reproduit, par effet d’inertie, des privilèges à l’embauche autrefois inscrits dans le droit sous la forme d’emplois réservés aux nationaux. Cette nationalisation de la classe ouvrière a aussi permis, au cours de l’histoire, de stigmatiser certaines luttes en déniant leur caractère social. Ce fut le cas des grèves des ouvriers spécialisés de l’automobile au début des années 1980, qui furent présentées par le Premier ministre socialiste de l’époque et par certains journalistes comme étant l’œuvre d’agents de l’islam politique22.
Du reste, ce phénomène d’inclusion différentielle ne s’appuie pas seulement sur la race23. Il se combine avec d’autres formes de segmentation des marchés et des organisations de travail fondées sur le genre et l’âge – la liste n’est pas exhaustive – qui produisent des inégalités. Laure Machu l’a montré à propos des femmes : l’essor des conventions collectives dans l’entre-deux-guerres a permis d’intégrer « officiellement » les femmes à la classe ouvrière en rendant visibles la variété et la qualification des tâches exécutées par elles, et par la même occasion de réduire l’écart avec les salaires masculins. Mais ce processus a dans le même temps légitimé les frontières sexuelles de la division du travail en assignant les femmes à des positions subalternes24.
De même, les travaux de Christian Papinot sur les intérimaires témoignent du recoupement des lignes statutaires et de génération – il parle de « segmentations naturalisantes » –, ce qui conduit les vieux ouvriers à percevoir l’arrivée de ces jeunes comme une menace, menace sur leur statut et leurs conditions de travail qui nourrit en retour une méfiance réciproque25. La prise en compte de la racialisation des relations de travail implique dès lors de porter un regard intersectionnel sur les expériences de classe pour comprendre comment celles-ci se configurent et, notamment, comment les travailleurs et les travailleuses racisé·es se distribuent différemment selon les statuts et les secteurs d’activité26.
Sans endosser des positions discriminatoires explicites, les syndicats ont pu contribuer à l’invisibilisation de ces enjeux en se contentant de faire écho aux intérêts majoritaires. On sait ce que la prise en compte des droits des femmes doit au combat de longue haleine des féministes à l’intérieur du mouvement ouvrier27. La cause des précaires, qui est avant tout celle des jeunes au travail, peine encore à s’imposer dans les syndicats28.
Il en est de même pour les travailleuses et travailleurs immigré·es. Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani l’ont par exemple bien documenté dans le cas des cheminots marocains recrutés « hors statut » par la SNCF dans les années 1970. Assignés à des postes de travail qui les isolaient du reste du personnel, privés des perspectives de carrière qu’offre l’inscription au cadre d’emploi de la SNCF, ces travail- leurs discriminés en raison de leur origine, double- ment délaissés par l’entreprise et par les syndicats, ont dû commencer par s’appuyer sur leurs propres cadres d’auto-organisation avant que les syndicats ne s’intéressent tardivement à leur sort29.
Plus récemment, la tentative de militant·es des mouvements de l’immigration postcoloniale rassemblés dans le collectif Rosa Parks d’organiser, sur le modèle de la grève féministe, une grève sociale antiraciste le 30 novembre 2018, a tourné court. Parmi les organisations syndicales, seuls Solidaires et un syndicat de la CGT avaient soutenu l’initiative, témoignant du fossé séparant alors le mouvement syndical de cet antiracisme pourtant soucieux d’articuler les différents fronts de lutte, des lieux de travail aux quartiers populaires30.
Cet ordre productif segmenté et hiérarchisé selon les lignes de la race, de l’âge ou du genre est parfois d’autant plus difficile à percevoir et à combattre qu’il ne s’appuie pas toujours sur des différences instituées. François Vourc’h et Véronique de Rudder relaient par exemple les témoignages de syndiqué·es racisé·es qui font l’expérience du racisme ordinaire au travail, depuis les mauvaises blagues et les remarques xénophobes jusqu’aux discriminations à l’embauche ou aux promotions, mais que les responsables syndicaux peinent à reconnaître31.
De même, tout comme existent des inégalités de salaires à travail égal entre hommes et femmes, une étude récente a montré qu’il existe des inégalités entre blancs et non-blancs qui desservent plus particulièrement les salarié·es originaires d’Afrique subsaharienne, des Outre-mer et du Maghreb32. Les moyens qui permettraient de corriger ces discriminations sont acceptés avec réticence. Par exemple, les dispositifs de préférence locale à l’embauche, qui ciblent les quartiers populaires où sont concentrées les populations racisées, sont suspects d’entretenir des logiques « communautaires » aux yeux des directions d’entreprise comme des hiérarchies syndicales33. Le phénomène de racialisation des relations de travail dépasse ainsi les discriminations formelles qui s’appuient sur les statuts d’emploi et les positions dans l’organisation du travail.
Ces différentes facettes du racisme au travail forment ce que les chercheur·es appellent un racisme systémique. À distance des représentations du sens commun qui réduisent le racisme à des attitudes individuelles de rejet ou d’intolérance, cette notion invite à penser le racisme comme une production sociale : elle souligne le fait que l’ordre social est structuré comme un ordre racial, tout comme il est aussi un ordre patriarcal. On comprend de la sorte que le racisme n’ait pas besoin d’être conscient ou revendiqué par les individus pour produire des effets.
Mais c’est en même temps au regard de cet ordre social que les manifestations individuelles de racisme prennent sens : elles apparaissent comme des tentatives de rationaliser une position menacée, de réaffirmer cet ordre quand il est déstabilisé. Qu’il s’agisse de préserver la valeur d’un bien sur le marché locatif, la stabilité relative d’un statut d’emploi sur le marché du travail ou bien une forme de dignité quand le reste est perdu, l’expression du racisme revêt une fonction dans un système d’économies morales où les intérêts matériels et symboliques sont inextricablement mêlés34.
Cette articulation des dimensions sociale et morale du racisme fait système, et c’est cette systématicité du racisme qui est déniée quand le combat antiraciste s’en tient à la défense de valeurs abstraites de tolérance et à la condamnation morale du racisme. C’est d’ailleurs pour se distinguer de cette posture que les militant·es de l’antiracisme attentifs à ces dimensions structurelles et sociales ont adopté le qualificatif d’antiracisme politique.
Le syndicalisme, terrain décisif de la lutte antiraciste
L’ancrage du vote RN dans le monde du travail se nourrit de ces dynamiques de racialisation des relations de travail autant qu’il les conforte. Car si les attitudes racistes sont loin de se limiter aux salarié·es qui votent pour le RN, la normalisation du vote pour l’extrême droite contribue à les légitimer. Un ouvrage paru il y a plus d’un quart de siècle en faisait déjà le constat : on se laisse aller d’autant plus facilement au racisme sur son lieu de travail que l’on se sent autorisé à le faire par ses collègues ou par ses chefs, cette communauté d’opinion se cristallisant notamment dans l’expression d’une préférence politique pour l’extrême droite35.
Dans son livre faisant état d’une recherche commanditée par la CFDT, Philippe Bataille attirait l’attention sur la lourde responsabilité des syndicats : ceux-ci peuvent contribuer à la perpétuation du racisme au travail, qu’ils soient directement pris dans les logiques de racialisation ou qu’ils renoncent à mener la bataille sur ce terrain. Il décrivait ainsi des syndicats investis par des militants ou des sympathisants du Front national, des sections qui se construisent en opposition à d’autres accusées de ne « défendre que les Arabes »… Et face à cela, des militants qui hésitent à mener le débat par crainte de diviser leurs rangs ou d’être accusés de « faire de la politique ». Cette forte tendance à l’évitement du problème, qui permet au racisme de prospérer à bas bruit, s’était notamment manifestée dans les difficultés que le chercheur avait éprouvées pour conduire l’enquête.
Si l’on peut comprendre l’intérêt militant des propos de Sophie Binet cités plus haut, leur fonction performative, la réalité empirique appelle donc à les nuancer. Loin d’être, en soi, une réponse au racisme, le syndicalisme est pour commencer un terrain décisif de la lutte antiraciste. De même que les rapports de genre traversent les syndicats et avec eux les violences sexistes et sexuelles, comme Pauline Delage et Fanny Gallot l’ont rappelé dans leur contribution, la « race », entendue comme construction sociale, et le racisme qu’elle engendre façonnent le syndicalisme.
On le voit dans la pénétration croissante du vote RN parmi les syndiqué·es. Certes, les études d’opinion montrent que la proximité syndicale semble réduire les chances de voter pour le RN. Selon une enquête réalisée par l’institut Harris interactive à l’occasion des européennes pour AEF Info, les salarié·es se disant proches d’un syndicat ont voté à 23 % pour le RN, contre 31,5 % pour l’ensemble des électeurs36. On constate néanmoins que le vote RN est significatif parmi les sympathisant·es des syndicats. Il dépasse même le vote moyen dans certains cas, avec par exemple un score de 34 % parmi les sympathisant·es de FO.
En mobilisant les données d’une vaste enquête menée à l’occasion des élections européennes et législatives de 2024, Tristan Haute présente des résultats qui invitent à être encore plus prudent37. Il montre que les syndiqué·es et sympathisant·es des syndicats ont presque autant de chances de voter pour le RN que des salarié·es plus éloigné·es du syndicalisme, preuve de la normalisation du vote d’extrême droite dans le monde du travail.
Selon lui, la syndicalisation (et divers autres indicateurs d’engagement au travail tels que le fait d’avoir fait grève, voté aux élections professionnelles, etc.) est moins corrélée à un vote plus faible pour le RN qu’à une moindre abstention et, fait nouveau observé en 2024, à un survote pour la gauche. Il souligne en effet que l’analyse des données portant sur les scrutins français entre 2007 et 2022 ne permettait jusqu’alors pas d’affirmer que les syndiqué·es votaient significative- ment plus pour la gauche, tendance qu’il observe nette- ment dans les données de 2024. On peut en déduire que l’enchaînement de la séquence des retraites et de la forte implication des syndicats dans la lutte contre l’extrême droite après la dissolution de l’Assemblée nationale a eu de réels effets de remobilisation politique en faveur des partis du Nouveau Front populaire.
La conjoncture particulièrement critique du scrutin de 2024, en raison cette fois-ci de la possibilité très concrète d’une victoire du RN, explique que le débat relatif au positionnement vis-à-vis de l’extrême droite ait pénétré le monde syndical bien au-delà des états-majors et des communiqués d’entre-deux tours. Il s’est posé dans les fédérations et les unions interprofessionnelles, dans les syndicats, les entreprises et les administrations, avec des conséquences diverses.
Dans le sillage de la vague d’adhésions nouvelles engrangées dans le cours du mouvement des retraites, les organisations les plus engagées dans la lutte contre l’extrême droite ont enregistré un second regain de syndicalisation. Les appels de syndicats à s’engager activement dans la campagne contre l’extrême droite ont suscité l’enthousiasme de militant·es qui se sont impliqué·es dans les distributions de tracts, le porte-à-porte, l’organisation de réunions publiques. Le temps d’une campagne électorale, les frontières entre les univers politique, syndical et associatif ont donné l’impression de se dissoudre.
L’observation de webinaires organisés par la CGT pour accueillir les néo-syndiqué·es ayant adhéré en ligne au cours de cette période en a donné une illustration. Parmi les témoignages exprimés dans ce cadre, nombreux·ses furent celles et ceux qui disaient avoir franchi le pas de se syndiquer pour répondre à un besoin d’agir, de « faire quelque chose » suite à l’effet d’électrochoc produit par la présence de l’extrême droite aux portes du pouvoir. Parmi ces néo-syndiqué·es, plutôt jeunes et diplômé·es et souvent déjà politisé·es, l’initiative politique prise par la CGT le 10 juin a permis d’activer des dispositions à l’engagement pré-constituées : « ça me trottait dans la tête », ont répété plusieurs d’entre elles et eux, évoquant notamment le mouvement des retraites comme une précédente étape dans leur cheminement.
Les réactions à cet engagement syndical contre l’extrême droite furent toutefois loin d’être toujours positives. Nombreux furent les cas de syndicats, en particulier dans l’industrie, refusant de relayer les prises de position nationales, au motif qu’elles divisaient non seulement les salarié·es, mais surtout leurs propres adhérent·es. Dans la logistique, par exemple, un délégué syndical Solidaires relate l’impossibilité d’amener son syndicat à prendre position contre le RN38.
Dans cet univers professionnel où les discussions politiques sont rares, sauf pour exprimer un rejet viscéral de Macron, le débat mené au sein de la vingtaine d’élu·es et mandaté·es formant le noyau militant de la section – moyenne d’âge, trente ans – a révélé un collectif profondément divisé : un tiers de militant·es ouvertement opposé·es à l’extrême droite, un tiers revendiquant leur vote pour le RN et le reste n’ayant jamais prononcé un mot en bien ou en mal. Les discussions au travail menées dans ce contexte ont révélé des salarié·es racisé·es qui votent RN parce que « c’est toujours les mêmes qui foutent le bordel » et d’autres qui justifient leur sympathie pour ce parti en expliquant que « c’est pas l’extrême droite, ils ne sont pas racistes ».
Ces réactions ont pu conduire par endroits des syndiqué·es à rendre leur carte et même des syndicats à se désaffilier. Elles soulignent par ailleurs l’importance d’une lutte politique contre l’extrême-droite, c’est-à-dire d’une lutte syndicale explicite contre le RN, à l’encontre de simples positionnements génériques contre le racisme. Car l’identification électorale au RN s’accommode sans problème d’une articulation des identités sociales et politiques qui, vues de gauche, pourraient paraître incohérentes. J’ai pu l’observer dans le secteur de la restauration rapide, où je suis l’activité d’un collectif parasyndical qui lutte contre les discriminations au travail.
À quelques jours du premier tour des élections législatives, alors qu’un militant de la CGT membre du collectif propose de diffuser sur les réseaux sociaux un communiqué appelant à faire barrage à l’extrême-droite, il suscite l’opposition indignée de certains membres. Sur la boucle Whatsapp du collectif, un jeune salarié répond qu’il « ne souhaite pas être associé à une idéologie de gauche », ajoutant : « je suis dans le collectif pour aider et discuter neutre et faire avancer les choses dans la restauration rapide peu importe ta couleur de peau ou tes origines » . Un autre réagit de façon plus virulente :
Effectivement il serait bien d’éviter de parler de « politique » ici car ni l’extrême droite ni l’extrême gauche ne sont « clean» sur les questions de discrimination et racisme. Quand on voit des militants LFI insulter et harceler des personnes racisées parce qu’elles votent RN : le souci ne vient pas du clivage politique mais de l’éducation puis de la formation au « vivre ensemble ». Quand je vois des fichés S, dealers, misogynes, christianophobes, antisémites, brûleurs de drapeaux français, fachos, diffuseurs de fake news, se réjouir de la mort d’opposants politiques, etc., chez les représentants LFI : je vois qu’ils sont également dangereux et irresponsables. Je suis ici uniquement parce que jusqu’ici l’objectif était d’aider autrui sans parti pris contre les dérives de McDo. S’il faut maintenant regarder le clivage politique de qui on défend: désolé mais ça dérive totale- ment de l’objectif initial du collectif car c’est de la discrimination! Pour ma part, si le collectif se positionne à l’extrême gauche: je me barre sans retour possible !!! Pour conclure ne politisons pas le collectif.
Ces deux jeunes hommes de milieu populaire, qui résident dans des villes moyennes éloignées de Paris, se sont mobilisés aux côtés de jeunes femmes victimes de harcèlement sexuel ou de viol mais aussi de salarié·es racisé·es victimes de racisme ou d’islamophobie. Ils ne perçoivent pourtant pas leur engagement en faveur de communautés de travail plus inclusives comme devant les conduire à condamner un parti qui prône l’exclusion des étrangers de la solidarité nationale. Une conviction sous-tend leur réaction : en mettant le RN à l’index, on se rendrait coupable du même comportement discriminatoire contre lequel s’est formé le collectif.
On voit ici comment une lecture purement individualiste et morale des discriminations permet de tracer une équivalence entre l’exclusive posée contre l’extrême droite et les discriminations sexistes, homophobes ou racistes. Ce qui souligne en retour l’importance d’un regard informé par les sciences sociales pour démontrer le caractère systémique des discriminations, leur caractère irréductible à la sphère du travail autant qu’à la responsabilité de « mauvais patrons ». Seule une lecture structurale des discriminations permet de battre en brèche l’« idéologie raciste [qui] se déploie en diffusant des chaînes de causalité non sociales (c’est-à-dire essentialisantes) dans l’explication donnée aux faits sociaux constatés »39.
Si ces deux jeunes ne perçoivent pas de contradiction entre la lutte contre les discriminations au travail et le vote pour le RN, c’est aussi parce que les logiques sociales qui supportent leurs conduites en tant que « salarié» ou « citoyen» sont nettement déconnectées. En étant convaincus que le cadre (para)syndical n’est pas un espace légitime pour parler de politique (partisane), ces jeunes s’interdisent de réfléchir aux relations entre les sphères du travail et de la politique. La dissociation des consciences sociale et politique est encore plus nette dans les propos recueillis à l’occasion d’un entretien avec un autre jeune homme, qui travaille dans le secteur du commerce et qui se trouve être à la fois délégué syndical dans une des organisations les plus hostiles à l’extrême droite et militant au Rassemblement national :
Je fais bien la différence entre ce que je fais au syndicat et ce que je fais en dehors de ma vie citoyenne. Pour moi, le syndicat doit répondre uniquement et principalement à la vie des salariés. Donc agir pour leur bien-être au travail, agir pour faire respecter ce qu’il y a déjà dans le Code du travail qui est déjà très étoffé. Je ne souhaitais pas faire de politique dans le syndicat. C’est un truc qui pour moi me dépasse, qu’un syndicat fasse de la politique40.
En s’appuyant sur le sens commun d’un syndicalisme à distance de la politique, ce militant peut ainsi cultiver des engagements a priori contradictoires, la seule condition étant que ses camarades du syndicat n’apprennent pas la nature de son militantisme partisan. Au cours de l’entretien, mon interlocuteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que la boussole de son action syndicale est la loi. Ses propos font sur ce point écho à de nombreux témoignages de syndicalistes FO que j’avais recueillis pendant mon travail de thèse : le syndicaliste est là pour faire respecter le droit du travail, pas pour questionner le bien-fondé des rapports de travail . Ces exemples illustrent le fait qu’un syndicalisme qui « ne fait pas de politique » n’empêche pas le vote RN. A contrario, il empêche assurément de le combattre.
Le contexte politique bouleversé par la dissolution de l’Assemblée nationale a confirmé l’actualité de l’hypothèse, énoncée en introduction, de la possible clôture d’un cycle de trente ans de dépolitisation du syndicalisme. Je pèse ici tous les mots : il s’agit d’une hypothèse qui reste à confirmer, en tenant compte des contradictions de la conjoncture. Tandis qu’une grande partie du mouvement syndical a pris part à un combat politique extraordinaire en juin-juillet 2024, les velléités de retour à la normale étaient tout aussi fortes à l’automne 2024.
En ont témoigné le retour des partis et des syndicats dans leurs couloirs respectifs, à l’occasion des mobilisations du 7 septembre et du 1er octobre, et la surprenante bienveillance d’une partie du mouvement syndical à l’égard du gouvernement Barnier et de sa ministre du travail41. Il n’y a pourtant pas de retour à la normale possible, mais plutôt un choix entre deux options: soit la dépolitisation accrue d’un syndicalisme qui accepte son reformatage néolibéral et cultive l’in- différence face à la banalisation du racisme au sein de la société comme de l’État, soit le sursaut politique.
Un constat s’impose de plus en plus qui plaide en faveur du sursaut: la poursuite de l’action syndicale sur le terrain de la politique électorale est devenue inévitable. La convergence toujours plus assumée entre le néolibéralisme radicalisé et l’extrême droite autoritaire est visible bien au-delà de la France, de l’Italie de Meloni à l’Argentine de Milei, en passant par le come-back trumpiste aux États-Unis. Elle fait peser une menace existentielle sur les institutions du travail, à commencer par les syndicats.
C’est cette menace qui dessine elle-même, comme une cible indifférenciée, le bloc social et politique formé par les partis de gauche, les mouvements écologistes, antiracistes et féministes, et la majeure partie du mouvement syndical. Face à cette menace, la majorité relative arrachée par le Nouveau Front populaire au second tour des élections législatives de 2024 a montré qu’il était possible de défaire politiquement l’extrême droite, à la condition d’une large mobilisation sociale et citoyenne.
Mais cette action des syndicats sur le terrain de la politique institutionnelle s’épuisera vite si elle ne s’articule pas à un travail de terrain pour politiser l’expérience du travail, restaurer l’impératif moral de la lutte quotidienne contre le racisme ordinaire et mettre en lumière les logiques sociales qui sous-tendent les rapports de domination et d’exploitation. À cet égard, le mouvement syndical dispose d’un atout de poids : le monde du travail est le seul espace institué de citoyenneté où le rôle des étrangers, qui peuvent voter et être élus aux élections professionnelles, est reconnu à part entière.
On l’a vu pendant le mouvement des retraites : parmi les nouvelles générations syndicales, les travail- leurs et travailleuses issu·es de l’immigration postcoloniale sont nombreux·ses parmi les responsables et militant·es. Dans le sillage des marches pour Nahel, les marches unitaires de septembre 2023, soutenues notamment par la CGT, Solidaires et la FSU, ont permis la convergence des mouvements syndicaux et antiracistes autour de la dénonciation du racisme et des violences policières42.
Face à l’extrême droite qui entend faire reposer la « bonne » classe ouvrière sur des bases ethnoraciales, les forces existent pour construire la représentation politique d’une classe laborieuse diverse et inclusive.
Novembre 2024, publié par Contretemps.
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Marine Le Pen, « Replacer la démocratie sociale au cœur de la nation », tribune libre, avril 2022 (en ligne sur le site du RN).
- 2
Thibaut de La Tocnaye, « Seule une réforme de la représentativité syndicale stoppera les dérives inacceptables de syndicats tels que la CGT ! », tribune libre, mai 2020 (en ligne sur le site du RN).
- 3
On trouvera une chronique de ces différents épisodes dans Informations syndicales antifascistes, Le Front national au travail, Paris, Syllepse, 2003.
- 4
« Pour draguer les patrons, le RN amende son livret économique», L’Opinion, 17 septembre 2024. La façon dont un gouvernement « illibéral » peut façonner le périmètre de la représentation syndicale en jouant sur les règles de représentativité et les libertés syndicales a bien été décrite dans le cas turc, cf. Isil Erdinc, « Discrimination syndicale en Turquie. L’action syndicale dans un régime semi-autoritaire», Travail et emploi, n° 146,2016, p. 101-123 ; « Turquie: les syndicats ouvriers sous l’état d’urgence», Confluences Méditerranée, n° 111, 2019, p. 149-162.
- 5
« Face au MEDEF, l’oral des partis politiques », Le Monde, 21 juin 2024.
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Interview au Figaro, 20 juin 2024. Un article des Échos résume bien le dilemme du mouvement patronal : il ne s’agit pas de décider s’il faut êtrepour ou contre le RN, mais de choisir le bon moment pour coopérer: « Faut-il parler dès maintenant au parti d’extrême droite […] ou bien rester àdistance le plus longtemps possible ? », in « Législatives: ces trois semaines qui ont ébranlé le patronat», Les Échos, 27 juin 2024. Le soutien est plus explicite encore parmi les petits patrons : « Patrons : la tentation du RN est là», La Tribune (en ligne), 30 juin 2024.
- 7
Communiqué de presse de la CGT, 10 juin 2024.
- 8
Cité in Michel Noblecourt, « La CGT joue la carte du Nouveau Front populaire, un tournant politique majeur», Le Monde, 22 juillet 2024.
- 9
Sophie Binet, « Il est minuit moins le quart », préface à la réédition du programme du Conseil national de la Résistance, Les Jours heureux, Paris, Grasset, 2024.
- 10
Sur ces deux regroupements, voir l’introduction, p. 30-31.
- 11
https://www.coalition2024.fr/
- 12
Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986. Pour une application de ce concept dans un champ syndical confronté à la « grande alternance» de 1981, cf. Karel Yon, « Changement politique et changement syndical : effets et usages de 1981 dans le monde de pensée de la CGT-Force ouvrière», in Philippe Aldrin, Lucie Bargel, Nicolas Bué et Christine Pina (dir.), Politiques de l’alternance. Sociologie deschangements (de) politiques, Bellecombe- en-Bauges, Éditions du Croquant, 2016.
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Aucun syndicat n’est à l’abri de la pénétration de l’extrême droite, comme l’a illustré le cas Engelmann à la CGT ou, plus récemment, celui d’un ancien candidat FN devenu tête de liste CFDT à la RATP (« À la RATP, la tête de liste CFDT a été candidat pour le Front national », Mediapart, 3 mai 2024). Certaines organisations semblent toutefois fournir un terreau plus fertile à cette présence. Le secrétaire du syndicat FO de l’hôpital de Béziers est par exemple élu municipal sur la liste d’extrême droite du maire Robert Ménard sans que cela gêne quiconque dans la centrale (« À Béziers, le syndicat Force ouvrière roule pour Ménard et l’extrême droite », StreetPress, 29 février 2024). En janvier 2024, l’association syndicale antifasciste VISA alertait le syndicat CFE-CGC des enseignants (Action et Démocratie) de la présence d’un cadre du mouvement d’Éric Zemmour parmi ses représentants : « Le président d’Action et Démocratie a répondu à VISA le 19 janvier… avec une fin de non- recevoir, le tout enrobé dans un mail dénigrant et expliquant que l’appartenance politique de ses syndiqués nel’intéressait pas » (en ligne sur le site de VISA). Le RN met régulièrement en scène ses débauchages dans le monde syndical. En février 2024, le secrétaire du syndicat FO au conseil départemental de l’Ardèche annonçait son ralliement au RN (« Le secrétaire du syndicat FO au conseil départemental Force ouvrière rejoint le Rassemblement national », Le Dauphiné libéré, 8 février 2024). Les trajectoires de syndicalistes devenus responsables RN se retrouvent même parmi les parlementaires. Le député RN de l’Oise et ancien journaliste Philippe Ballard se présente comme ancien responsable CFTC, ce qui est aussi le cas de Philippe Théveniaud, suppléant du député RN de la Somme Jean-Philippe Tanguy. Frédéric Weber, nouvellement élu député de Meurthe-et-Moselle en juillet 2024, a été secrétaire adjoint du syndicat FO d’ArcelorMittal.
- 14
« “Ne pas seulement jouer en défense mais aussi en attaque.” Entretien avec Sophie Binet », Mouvements, n° 117, été 2024, p. 194.
- 15
Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers: une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011
- 16
Daniel Veron, Le Travail migrant, l’autre délocalisation, Paris, La Dispute, 2024.
- 17
Anton Perdoncin, Des Marocains pour fermer les mines. Immigration et récession charbonnière dans le Nord-Pas-de-Calais (1945-1990), thèse de doctorat de sociologie, université Paris-Saclay, 2018.
- 18
Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, 2009 ; Pauline Seiller, « Sous-traitance et segmentations ouvrières dans la construction navale», Sociologie, n° 4, vol. 5, 2014.
- 19
Étienne Penissat, Classe, Paris, Anamosa, 2023.
- 20
Cédric Robinson, Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire, Genève, Entremonde, 2023
- 21
René Gallissot, La Place des étrangers dans le mouvement ouvrier français, Paris, MIRE, 1988, p. 15-16.
- 22
Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème musulman” dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 », Genèses, n° 118, 2020, p. 85-104.
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Que les races au sens biologique n’existent pas n’empêche pas que la race, au singulier, soit effective. La notion désigne ici le processus socialpar lequel des individus et des groupes sont à la fois altérisés et minorisés par assignation raciale, que celle-ci soit fondée sur l’origine, la couleur de peau ou la religion. Cf. Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020.
- 24
Laure Machu, « Genre, conventions collectives et qualifications dans l’industrie française du premier xxe siècle», Clio. Femmes, genre, histoire,vol. 38, n°2, 2013, p. 41-59.
- 25
Christian Papinot, « Jeunes intérimaires et ouvriers permanents en France: quelle solidarité au travail ? », Relations industrielles, vol. 64, n° 3, 2009, p. 489-506.
- 26
Sophie Bernard, Uberusés: Le capitalisme racial de plateforme, Paris, PUF, 2023 ; Fanny Gallot, Mobilisées! Une histoire féministe des contestations populaires, Paris, Seuil, 2024.
- 27
Cécile Guillaume, Syndiquées. Défendre les intérêts des femmes au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
- 28
Sophie Béroud, Camille Dupuy, Marcus Kahmann et Karel Yon, « La difficile prise en charge par les syndicats français de la cause des “jeunestravailleurs” », Revue de l’IRES, n° 99, 2019, p. 91-119.
- 29
Vincent-Arnaud Chappe, Narguesse Keyhani, « Cheminots maro- cains: une lutte syndicale et judiciaire», Plein droit, n° 117, 2018, p. 32-36.
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De ce point de vue, le ralliement en juillet 2023 de la CGT et de la FSU à un texte unitaire condamnant le « racisme systémique» et appelant à une « réforme en profondeur de la police», suite au meurtre du jeune Nahel par un policier à Nanterre, a représenté un tournant important en brisant l’isolement des luttes des quartiers populaires. On retrouve cet appel sur le site de l’Union syndicale Solidaires : https://solidaires.org/sinformer-et-agir/actualites-et-mobilisations/ communiques/notre-pays-est-en-deuil-et-en-colere/
- 31
François Vourc’h et Véronique de Rudder, « De haut en bas de la hiérarchie syndicale: dits et non-dits sur le racisme», Travailler, n° 16, 2006, p. 37-56.
- 32
Mathieu Ichou et Ugo Palheta, « Un salaire de la blanchité? Les revenus salariaux, une dimension sous-estimée des inégalités ethno- raciales enFrance», Revue française de sociologie, vol. 64, n° 4, 2023, p. 557-595.
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François Vourc’h et Véronique de Rudder, art. cité. La lutte des ancien·nes salarié·es de McDonald’s des quartiers nord de Marseille ayant conduit à la fondation de la coopérative l’Après-M n’a pas échappé à ce genre de stigmatisation, en raison de la racisation de la majeure partie des salarié·es mobilisé·es, alors qu’il s’agissait avant tout de préserver une activité qui offrait une des rares sources d’emloi légal et un lieu de sociabilité au cœur d’un quartier délaissé. Cf. Maryline El Khoury, « Répression syndicale, revendications salariales et horizon coopératif. L’Après M:récupération d’un McDonald’s dans un quartier d’immigration», in Timothée Duverger, Vincent Lhuillier et Abdourahmane Ndiaye, L’ESS entransition(s), Lormont, Le Bord de l’eau, 2024, p. 267-280.
- 34
Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024.
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Philippe Bataille, Le Racisme au travail, Paris, La Découverte, 1997.
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AEF Info, Dépêche n° 713466, 10 juin 2024 (en ligne).
- 37
Tristan Haute, « L’action syndicale, rempart face au vote d’extrême droite ? », Regards croisés, à paraître.
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Entretien, 5 septembre 2024.
- 39
Félicien Faury, op. cit., p. 53.
- 40
Entretien, 12 juin 2024.
- 41
« Avec la nouvelle ministre du travail Astrid Panosyan- Bouvet, des syndicats entre bienveillance et prudence», Le Monde, 24 septembre 2024.
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https://marchespourlajustice.fr/appel