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La circulations internationale des espérances révolutionnaires, des années 1950 à la fin des années 1990

par Flavia Verri
Catherine Samary lors du congrès de Solidarność en 1980.

Les expériences internationalistes de Pierre Rousset et de Catherine Samary ont été exposées lors de la table ronde de la seconde édition du séminaire organisée le 5 octobre 2024, animée par Vincent Gay. Le récit de leur trajectoire individuelle a permis de mettre en lumière des enjeux stratégiques posés – encore aujourd’hui – aux militant·es de la Quatrième Internationale dans leur pratique de l’internationalisme.

La première partie de la table ronde a été consacrée à leur entrée dans le militantisme et à la Quatrième Internationale afin de comprendre pourquoi les questions internationales ont été essentielles dans leur engagement. Pierre Rousset contextualise en rappelant que dans les années 1960, devenir militant révolutionnaire, c’est être internationaliste – cela va alors de soi. L’arrière-plan de l’engagement est en effet marqué par la guerre d’Algérie, l’escalade étatsunienne au Vietnam et les soubresauts en Amérique latine. Issu d’une famille politisée, il n’est pourtant pas immergé dans un milieu militant, même si dans le cercle familial il apprend à « ne pas se taire » (son père, ancien déporté dans les camps de concentration nazis, avait dénoncé, assez solitairement à gauche, les camps staliniens en URSS, quand il avait appris leur existence). À la suite de son frère ainé, en devenant étudiant, il rejoint l’Union des étudiants communistes (UEC) et plus précisément son aile gauche animée par Alain Krivine – une démarche largement individuelle, contrairement à beaucoup d’autres qui adhèrent « en groupe », avec des ami·es ayant une histoire commune.

L’université constitue alors un bouillon de culture et le PCF a perdu le contrôle de son organisation étudiante. L’UEC est temporairement un creuset où se constituent ou interviennent de nombreux courants d’extrême gauche. Ainsi, Pierre Rousset participe à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et entre au Parti communiste internationaliste (PCI), la petite section française de la Quatrième Internationale (SFQI). Marqué par son origine britannique du côté maternel et des lectures d’auteurs anglais traduits (où le héros d’une série peut être opposé aux Français dans des guerres maritimes…), il a reçu un antidote contre le nationalisme français. Il hérite aussi d’une sensibilité envers le respect de la nature qui ne le quittera jamais (la culture britannique transmise par sa mère est bien différente du rapport très « instrumental » à la nature dominant en France). Il intègrera plus tard des réseaux et associations naturalistes, de protection des oiseaux et de la biodiversité.

Tourné·es vers l’est

Catherine Samary forme un binôme inséparable avec son frère Jean-Jacques. Ensemble, ils entrent aux Jeunesses communistes (JC) et au Parti communiste français (PCF) à Cannes où leurs parents se sont installés pour fuir l’Occupation de Paris et où ils sont nés. Ils animent ensemble de multiples activités (jeunesses musicales, littéraires, lectures marxistes). Avec les JC, Catherine participe à un voyage organisé en RDA. Mais son enthousiasme se transforme vite en rébellion face à l’embrigadement et au culte de la personnalité qu’elle observe. Son retour enclenche des engagements nouveaux contre les dérives bureaucratiques d’un maire PCF et contre la séparation des filles et des garçons à l’école. Entrée en contact avec le cercle « Unir-débat » et installée à Paris avec son frère, ils sont recrutés par Alain Krivine au PCI et à la SFQI, qui fait de l’entrisme au sein du PCF.

Catherine Samary

À la fin des années 1960, la guerre du Vietnam bat son plein, la révolution algérienne est encore récente et l’attention des révolutionnaires est fortement tournée vers l’Amérique latine, dix ans après la révolution cubaine et peu de temps après la mort du Che. Pourtant, Pierre Rousset comme Catherine Samary font le choix de s’intéresser à d’autres pays, d’autres continents, comme l’a montré la deuxième partie de la table ronde.

L’engagement asiatique de Pierre Rousset se déroule en trois temps. Les années 1960 sont internationalistes. Cependant, après la grève générale de Mai 68 – expérience collective fondatrice de toute une génération – la solidarité avec l’Indochine cesse brutalement. Le comité Vietnam national (CVN) disparaît. Les organisations d’extrême gauche veulent initier ou renforcer leur implantation dans la classe ouvrière. L’actualité de la crise politique nationale a pour conséquence indirecte une rupture de continuité de la lutte internationaliste et anti-impérialiste. Découvrir ainsi la fragilité de l’internationalisme est un choc.

La représentation nord-vietnamienne en France se mobilise pour relancer une campagne de solidarité. Elle contacte notamment la Ligue communiste, qui a la même volonté 1. Ainsi, la Ligue contribue en 1970 à la fondation du Front solidarité Indochine (FSI), avec un arc de mouvements solidaires, des universitaires et des membres « autonomisés » du PCF. Pierre Rousset participe, pour la Ligue, à sa création et à sa direction. En 1973, après une 3e incarcération, Pierre Rousset est condamné, pour ses engagements militants, à deux mois de prison fermes, peine alourdie d’un an avec sursis. Dans ces conditions, il est envoyé en Belgique pour y rejoindre le bureau de la Quatrième Internationale. Il pense alors revenir en France rapidement et s’établir en entreprise. Finalement, plutôt que le « tournant ouvrier », il se tournera vers l’Orient. En 1973, la dictature thaïlandaise est renversée. Vu son bagage militant et intellectuel « vietnamien », commencent alors ses missions asiatiques pour nouer des liens de solidarité et soutenir des mouvements populaires en lutte. Par ailleurs, entre 1981 et 1993, Pierre Rousset co-dirige l’Institut International de Recherche et de Formation (IIRF) à Amsterdam, qui a été un lieu de riches échanges entre cadres venus de nombreux continents.

L’effervescence en Europe de l’Est

Catherine Samary adhère au programme de la Quatrième internationale au début des années 1960, convaincue par l’anticapitalisme, par la nécessité d’une rupture révolutionnaire pour ce combat et par l’analyse critique du stalinisme, des crises qui le traversent. Elle s’intéresse aux spécificités des modèles révolutionnaires en particulier celui de la Révolution yougoslave qui sera l’objet de ses recherches universitaires et de sa thèse doctorale publiée en 1988 sous le titre Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave.

Cette expérience de résistance au stalinisme, avec les prises de position de Tito face à Staline dès 1948, est particulièrement observée par la Quatrième Internationale, qui prend contact avec Tito. En 1950 puis en 1956, y sont organisés les premiers congrès pour l’autogestion. Parallèlement, le mouvement des non-alignés émerge. La jeunesse mondiale est encore marquée par l’influence de l’URSS, la révolution chinoise puis cubaine. Mais le printemps de Prague constitue un tournant. Sa répression est condamnée par Tito. Une autre voie vers le socialisme semble donc possible. L’Europe de l’Est n’est pas monolithique et mérite d’être étudiée, des contacts doivent s’établir. Catherine Samary se rend de nombreuses fois dans la région. Présente aux différentes actions menées contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968, elle accompagne une délégation à Prague demandant à être présente au procès de Petr Ulh, Vaclav Havel et les autres « dissidents de la Charte 77 ».

Résistances armées en Asie

L’intérêt de la Quatrième Internationale s’élargit ainsi à l’Asie et aux pays d’Europe de l’Est. L’activité politique s’y développe et les échanges avec l’Internationale s’approfondissent comme le montre la troisième partie de la table ronde. Selon Pierre Rousset, les objectifs des voyages annuels qu’il assure sont de comprendre les situations des pays, de tisser des liens avec les forces vives du mouvement jeune, ouvrier et populaire sans exclusive a priori, d’échanger avec les organisations sœurs. En Asie orientale, l’Internationale a de petites organisations à Hong Kong et au Japon. Il n’est pas question de se comporter en « donneur d’ordre » du centre vers la périphérie, ou de fonctionner en fraction secrète. Les échanges ont pour une part une dimension générationnelle. Les contacts de Pierre Rousset sont plus « naturels » avec les jeunes, ils peuvent être excellents avec des « anciens », mais s’avèrent parfois aussi difficiles. Dans ces cas-là, il s’en remet à Ernest Mandel ou Livio Maitan, « ses » anciens, pour assurer le lien.

 

Pierre Rousset

 

Les voyages de Pierre Rousset se sont étendus aux Philippines, en réponse à l’invitation d’une religieuse progressiste (d’une rare intelligence) de passage à Paris. Le pays est alors sous le régime de la loi martiale et le théâtre de deux résistances armées menées soit par des mouvements musulmans dans le sud, soit par le Front démocratique national (NDF), sous l’égide du Parti communiste des Philippines (PCP), en alliance avec les Chrétiens pour la libération nationale (CNL). Pierre Rousset noue des liens avec un large éventail de courants de gauche et s’engage dans la solidarité avec la résistance armée que le NDF ossature et dans laquelle se reconnaît le gros d’une génération militante. Il n’a évidemment aucune expérience de la lutte armée, mais avoir étudié les révolutions chinoise et vietnamienne l’aide à écouter ce que peuvent expliquer des militant·es philipin·es de formation « politico-militaire », engagé·es dans un combat de longue durée. La formation reçue en France sur les questions de sécurité, quand son organisation avait été dissoute, l’aide aussi à mieux comprendre les consignes auxquelles il doit se plier.

Se rendre dans un pays sous dictature (avec ou sans résistance armée) signifie prendre en compte et assumer les risques encourus par les militant·es que l’on rencontre, être prêt à les protéger en cas d’arrestation. Ce n’est pas forcément facile. Heureusement, Pierre Rousset n’a jamais été arrêté (sa sécurité étant bien assurée par ses camarades locaux). Cependant, il a eu à étudier le cas d’un camarade (et ami) de Hong Kong détenu lors d’un voyage en Chine continentale pour rencontrer des membres du Mouvement démocratique chinois, puis libéré dans des conditions suspectes. Il risquait très gros et il s’est avéré qu’il avait donné à la police politique tout ce dont elle avait besoin, sur ses contacts en Chine comme sur les organisations à Hong Kong de l’Internationale – et elle a dû couper les liens avec lui.

L’Internationale et des comités de solidarité ont aidé des militant·es fuyant la répression. Ce fut notamment le cas de Thaïlandais·es après le coup d’État sanglant de 1996, qui sont venus à Paris (du fait notamment des contacts établis par Pierre Rousset, puis sont repartis au Laos rejoindre des camps frontaliers du Parti communiste thaïlandais).

Le mouvement national démocratique aux Philippines est entré en crise après la chute de la dictature Marcos, en 1986 (une petite majorité du bureau politique du PCP avait refusé d’envisager cette possibilité) et le trauma dû à des purges paranoïaques qui ont fait de nombreuses victimes au sein du parti. Fallait-il parler de ces dernières ? Aux Philippines, Walden Bello fut le premier à le faire et Pierre Rousset semble être le premier à l’avoir fait dans les réseaux de solidarité internationale. Coïncidence ou pas, « ne pas se taire » faisait partie de l’héritage paternel (la dénonciation des camps staliniens). Toutes ces expériences ont nourri la réflexion de la Quatrième Internationale sur les questions politico-militaires, sur l’influence des révolutions chinoise et vietnamienne, sur le rôle et la pratique d’une solidarité internationaliste concrète.

Nouvelles expériences

Selon Catherine Samary, les activités de solidarité avec l’Europe de l’Est présentent plusieurs intérêts : pour lutter contre la répression systématique, pour défendre la liberté d’expression. L’expérience tchécoslovaque « libre et socialiste » permet une élaboration théorique sur la construction d’une opposition au stalinisme dans les pays de l’Est. Ce fut l’enjeu du congrès de la Quatrième Internationale de 1979 dans le document intitulé Dictature du prolétariat et démocratie socialiste qui insiste sur le fait que la pensée théorique doit s’articuler à la pratique militante, qu’il faut s’opposer à une vision étapiste de la révolution et à une vision campiste des solidarités.

La chute du mur de Berlin en 1989 voit la catastrophique restauration capitaliste en Europe de l’Est et sa dégradation idéologique. Les parcours de Pierre Rousset et Catherine Samary s’enrichissent. Ils l’exposent dans la dernière partie de la table ronde. Il est très important, essentiel même, pense Pierre Rousset, de savoir « décentrer » son regard. Visualiser un événement d’Asie et non d’Europe, ou d’Europe de l’Est et non d’Europe de l’Ouest. Cela aide à se prémunir des « (ouest)-européocentrismes ». Les voyages y contribuent ! Ses « missions asiatiques » ont constitué pour Rousset une sorte de seconde expérience fondatrice, comme un processus « continu ». Il souligne à quel point il a appris de ses ami·es asiatiques. Quelques décennies plus tard, il participe à la grande période de l’altermondialisme, il est membre fondateur d’Attac et du Forum social mondial (FSM), étant alors membre de son Conseil international. Il promeut le Forum social européen et le Forum populaire Asie-Europe (AEPF).

Rattaché à la délégation de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) constituée de Roseline Vachetta et Alain Krivine, député·es européens, il va au Parlement européen durant la législature 1999-2004, et collabore au groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL) avec son président Francis Wurtz, dirigeant du PCF. Ses responsabilités concernent dans une large mesure la participation au processus des forums sociaux et les liens avec l’Asie. Cette expérience des député·es de la LCR au Parlement européen permet de décupler les possibilités d’internationalisme.

Catherine Samary participe à l’organisation de la campagne de « convois syndicaux pour Tuzla » en Bosnie-Herzégovine, aux campagnes menées contre les nettoyages ethniques dans l’éclatement de la Yougoslavie, à des fronts soutenant le droit d’autodétermination des Albanais au Kosovo contre la politique de S. Milosevic et s’opposant aux bombardements de l’OTAN. Parallèlement, elle s’engage dans l’UJFP (Union juive française pour la paix) et participe à des actions en Égypte, en direction de Gaza. Elle participe à la fondation du collectif Une école pour tous·tes et du Collectif des féministes pour l’égalité (CFPE) intégrant athées et croyantes, musulmanes voilées ou non.

Dans le même temps, de jeunes militant·es d’Europe de l’Est essaient de renouer avec le passé, des contacts existent jusqu’à aujourd’hui, comme en Hongrie, en Tchéquie, en Pologne, en Slovénie, en Croatie, en Roumaine et en Bulgarie. En 2013-2014, Catherine se rend à Kiev aux rencontres de la jeune gauche ukrainienne qui donnera naissance à la création du « Mouvement social » - Sotsialny Rukh (SR) s’opposant depuis février 2022 à l’invasion russe de l’Ukraine en même temps qu’aux attaques sociales néolibérales. En mars 2022, en lien avec cette gauche ukrainienne, elle participe à la fondation de l’ENSU (European Network in Solidarity with Ukraine et son réseau français RESU) en défense de la résistance ukrainienne contre l’invasion russe et tous les néo-colonialismes. Elle est membre de l’Association française d’études sur les Balkans (AfeBalk) et sa revue Balkanologie. 

Le 22 février 2025

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    La LC a été créée en 1969 après la dissolution de la JCR et du PCI en juin 1968 ; le choix d’adhérer à la IV amènera le départ d’une minorité.