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De quelle défaite Milei est-il le nom ?

par Martín Mosquera
Wikimedia Commons

Un an après la formation du gouvernement de Javier Milei, son projet politique commence à se préciser. L’ajustement fiscal le plus drastique de l’histoire récente et la passivité sociale face à cet ajustement marquent la fin d’un cycle qui avait commencé en 2001. Bien que Milei ait capitalisé sur le mal-être social, son programme autoritaire a ouvert une confrontation qui n’a pas encore été résolue.

Martin Mosquera, éditeur principal de Jacobin América Latina revient dans cet article publié par Contretemps.eu sur cette situation de défaite pour les classes populaires et dresse quelques perspectives pour y remédier.

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Les contradictions et les tensions du nouveau cycle politique ouvert par l’élection de Javier Milei il y a un an se sont accrues ces derniers mois avec une intensité sans précédent. Le pays hypermobilisé que nous avons connu au cours des deux dernières décennies, sous le nom de « blocus populaire de l’ajustement » (Piva, 2015) ou d’« impasse hégémonique » (Rosso, 2022), a cédé la place à une nouvelle réalité. Selon le Financial Times, l’Argentine subit actuellement « l’ajustement fiscal le plus drastique jamais vu dans une économie en temps de paix ». Ce qui est surprenant, c’est que non seulement ce processus se soit déroulé sans explosion sociale, que beaucoup attendaient, mais aussi que le gouvernement ait réussi à maintenir un niveau de popularité élevé et à consolider son pouvoir. Quelque chose de fondamental a donc changé.

Comme le souligne Adrián Piva (2024a), la classe ouvrière argentine subit une défaite sociale silencieuse, « un ralenti », sans qu’un événement catastrophique l’ait jusqu’ici consolidée, mais dont les effets graduels permettent de comprendre la situation actuelle. Cette dynamique marque la fin du long cycle ouvert en 2001. Suite à la crise et à l’explosion sociale de cette année-là, un « blocus populaire à l’ajustement et à la restructuration » s’est formé, avec des rapports de force partiellement favorables qui, pendant des années, ont empêché la mise en œuvre intégrale des réformes économiques exigées par les classes dirigeantes. Aujourd’hui, la passivité sociale face à l’ajustement de Milei marque la fin de ce cycle politique.

Le gouvernement Milei s’inscrit dans une stratégie politique qui s’appuie sur les contradictions et les crises actuelles. Il réussit à se lier à des secteurs de la population qui se sentent frustrés et anxieux face à la détérioration économique, au désordre social et au sentiment que les élites politiques traditionnelles sont devenues incapables d’offrir des solutions. Milei a compris la gravité de la crise sociale et politique et a réussi à capitaliser sur ce malaise et à se positionner comme étant le seul capable de « faire quelque chose » et, surtout, de « faire quelque chose de différent ».

Milei, cependant, ne propose pas seulement d’appliquer un programme d’ajustement économique sévère ; il cherche aussi à exacerber le rapport de force actuel, en prenant des risques qui pourraient soit redéfinir les limites de ce qui est politiquement possible en Argentine, soit provoquer une réaction sociale qui freinerait sa politique. Son projet va au-delà d’un plan classique de stabilisation ou de restructuration de l’activité productive visant à surmonter la stagnation de la dernière décennie. Il aspire bien davantage à une rupture profonde qui modifierait structurellement les relations de pouvoir et la dynamique du capitalisme argentin. Dans ce contexte, le caractère autoritaire de son projet prend tout son sens.

Ce projet, cependant, est encore loin de se concrétiser, et une issue définitive ne semble pas imminente. Face à la tentation de tomber dans des interprétations trop pessimistes, fréquentes en période de recul, il est important de se convaincre que l’avancée de l’autoritarisme n’en est qu’à ses débuts et que son succès est loin d’être garanti. Sa consolidation dépendra de la lutte sociale et politique toujours en cours dont l’issue reste indéterminée. Nous ne sommes pas face à un « équilibre hégémonique », mais nous ne sommes pas non plus face à une défaite stratégique. La confrontation se déroule dans un scénario à la définition encore incertaine et dans une tension constante.

« Il n’y a pas d’alternative »

Contrairement à d’autres événements historiques, la défaite sociale que nous avons subie n’a pas pris une forme classique, celle d’une crise économique catastrophique aux effets régulateurs – dans le style des hyperinflations des années 1980 en Amérique latine, y compris celle de 1989 en Argentine – ou celle d’une défaite ouvrière de grande ampleur – comme celle des mineurs britanniques sous le thatchérisme ou celle des contrôleurs aériens sous l’administration Reagan –, pour ne citer que quelques exemples emblématiques.

Dans le contexte actuel, la défaite sociale est le produit d’une combinaison de facteurs moins visibles : une décennie de stagnation économique avec ses effets négatifs sur l’action collective (travail informel, travail au noir, démoralisation, etc.), une inflation élevée et persistante qui a épuisé et désemparé la population, et l’inquiétude politique générée par l’échec du dernier gouvernement péroniste, qui a laissé derrière lui un profond sentiment de frustration et de désorientation (Piva, 2024a). La classe ouvrière, affaiblie, fragmentée et épuisée par ces processus, doit maintenant faire face à l’attaque autoritaire et ultra-libérale de Javier Milei, dont l’objectif est de donner à cette défaite encore partielle une dimension stratégique de grande envergure.

Il faut souligner l’importance du moment politique de cette séquence. Le gouvernement d’Alberto Fernández est un exemple paradigmatique de la manière dont une administration dite progressiste, confrontée à une crise structurelle, est parvenu à démoraliser son propre camp social. Cela ne s’explique pas fondamentalement par des problèmes de compétence personnelle ou des conflits internes au sein de la coalition au pouvoir, mais principalement par les défis structurels auxquels était alors confrontée l’économie argentine, qui n’ont pas permis de reproduire le cycle kirchneriste qui avait précédé.

Dans un texte écrit avec Adrián Piva après la victoire du péronisme en 2019, nous avons analysé les limites structurelles auxquelles le nouveau gouvernement péroniste serait confronté et averti qu’il pourrait avoir un impact démoralisateur et ouvrir la voie à une défaite sociale qui ne résulterait pas d’une offensive directe de la droite. En référence à un précédent proche, nous avons comparé cette situation à la fin du long cycle « antilibéral » en France de 1995 à 2010.

Tout comme dans notre situation actuelle, en l’absence de victoires sociales, l’attente encore vigoureuse de changement s’est alors reportée sur le terrain électoral et a provoqué la défaite de Sarkozy et le triomphe du Parti socialiste avec un discours d’opposition « à l’austérité et à la finance ». Et lorsque le nouveau gouvernement socialiste de Hollande a montré qu’il était déterminé à poursuivre fondamentalement la politique tracée par la droite, il a provoqué une démoralisation politique qui a clos le cycle qu’avait ouvert la démobilisation sociale. En d’autres termes, ce n’est que par l’action successive des deux forces politiques opposées qu’a pu être refermé le « cycle antilibéral » français : d’abord une droite agressive, puis une social-démocratie continuiste, qui a fait sien le there is no alternative thatchérien et démoralisé son propre camp social.

D’une manière plus générale, c’est ce scénario qui, comme le souligne à juste titre Piva, a caractérisé le changement de cycle politique en Europe dans les années 1980. Alors que, en Amérique latine, les dictatures militaires ont été nécessaires pour y parvenir, en Europe, la montée des classes populaires à la fin des années 1960 a été stoppée par une convergence de facteurs moins brutaux : une stagnation économique prolongée avec des caractéristiques inflationnistes et la mise en œuvre de politiques d’ajustement par des gouvernements de gauche provoquant la démoralisation et la désaffection du bloc social qui avait soutenu le pacte de l’après-guerre. François Mitterrand et l’Union de la gauche en France, le Compromis historique et le PS de Benito Craxi en Italie, le PSOE en Espagne et le PASOK en Grèce en sont des exemples représentatifs.

Le socialisme européen a fini par devenir l’exécuteur ultime de la prescription selon laquelle « il n’y a pas d’alternative », un héritage condensé dans la célèbre phrase de Margaret Thatcher à propos de son plus grand succès politique : Tony Blair et le New Labour.

L’ensemble de ces processus a produit une inflexion négative de la situation politique, en générant un sentiment d’impasse, de perplexité et d’épuisement qui a ouvert la voie à l’offensive néolibérale. Contrairement à certaines interprétations réductrices des analyses de Gramsci, selon lesquelles tout projet sociopolitique ne peut progresser et se stabiliser que s’il devient hégémonique avant ou pendant sa mise en œuvre, l’offensive néolibérale en Europe occidentale ne s’est pas appuyée sur un consensus majoritaire, ni même passif (le cas de l’Europe de l’Est est différent). L’hégémonie n’est venue qu’après la défaite de la classe ouvrière et la restructuration de la société sur des bases néolibérales. La force de son offensive n’était pas fondée sur un large consentement populaire, mais sur la détérioration des relations de pouvoir et l’érosion du champ social qui avait sous-tendu le pacte de classe de l’après-guerre. Les travaux de Stuart Hall et de Bob Jessop mettent clairement en évidence le caractère non hégémonique du populisme autoritaire de Thatcher.

Droitisation d’un côté, résignation de l’autre

L’attention se concentre généralement sur les conséquences de l’impasse sociale sur la force relative de la classe ouvrière, ce qui conduit souvent à négliger la manière dont le « blocage populaire », « l’impasse hégémonique », a également eu un impact positif sur la base sociale de la droite. Plus de deux décennies de « blocus » n’ont pas seulement alimenté l’impatience des classes dirigeantes, mais ont également profondément marqué leur base sociale, en particulier les classes moyennes anti-populistes. Ce phénomène est essentiel pour comprendre la droitisation autoritaire de ce secteur social.

Même si des politiques orthodoxes ont été appliquées dans certaines circonstances, les classes dirigeantes et les partis traditionnels ont dû faire face à une forte résistance sociale au cours de cette période. En fait, la stagnation économique prolongée est le signe d’une situation non résolue dans le domaine des rapports de classe. Le kirchnerisme et le « gradualisme » de Macri, chacun à sa manière, ont fini par en prendre acte et à s’adapter à ces rapports de force. Cette dynamique a généré une radicalisation croissante de la base électorale de l’anti-péronisme, qui a perçu le « blocus populaire » comme un veto anti-démocratique.

Macri a capitalisé sur ce sentiment en accusant le péronisme de bloquer tout gouvernement issu de l’opposition. Même si en de nombreuses occasions, le péronisme a contribué à assurer la gouvernabilité et s’est peu impliqué dans les mobilisations sociales, le lien entre la protestation de rue et le principal parti d’opposition a servi la politique de Macri, qui n’a pas manqué de dénoncer en maintes occasions les « actions violentes » qui entraveraient le fonctionnement normal d’un gouvernement non péroniste. La dénonciation des « tonnes de pierres » jetées sur la police lors des manifestations de masse contre la réforme des retraites de 2017 en est un exemple emblématique.

Ces mobilisations ont marqué un tournant pour le gouvernement de Macri, qui n’a pas réussi à s’en remettre. Mais elles ont également renforcé dans sa base sociale l’idée que des mesures plus drastiques et répressives étaient nécessaires pour venir à bout de ce blocage « corporatif », politiquement intéressé.

Comme l’explique Javier Balsa dans son livre ¿Por qué ganó Milei ? (2024), Macri a sans attendre saisi l’opportunité de justifier l’échec de son gouvernement, ce qui lui permettait en même temps d’ouvrir la porte à un second mandat beaucoup plus radical. Macri a considéré qu’il avait échoué parce qu’il avait été trop prudent dans la mise en œuvre des réformes nécessaires (« gradualisme ») et parce que le péronisme et la mobilisation sociale l’avaient empêché de mettre en œuvre son programme. Son nouveau programme et sa nouvelle stratégie en ont donc résulté naturellement : la nécessité d’une « thérapie de choc » néolibérale et d’un affrontement répressif direct avec ceux qui l’empêcheraient de gouverner. Macri est allé jusqu’à déclarer publiquement qu’il était prêt à assumer qu’il puisse y avoir des victimes lors des affrontements. Au-delà de son échec, il a pu mettre en place les conditions conceptuelles d’une radicalisation autoritaire de sa base électorale, assuré qu’il pourrait l’exploiter, lui ou son candidat. Mais c’est Milei qui, candidat sans lien avec les partis traditionnels, a incarné le plus fidèlement ce programme.

L’anti-progressisme et la « culture woke »

La montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale a coïncidé avec une réaction virulente contre ce que ces courants appellent « l’idéologie du genre » ou « la culture woke ». Il ne faut pas y voir seulement une résistance aux avancées du féminisme : c’est aussi une stratégie efficace de l’extrême droite pour canaliser et politiser divers mécontentements sociaux, en particulier dans l’électorat jeune masculin.

Les résultats des élections de 2023 en Argentine reflètent l’efficacité de cette stratégie : les hommes de moins de 30 ans ont joué un rôle décisif dans la victoire de Milei. Si cette tranche d’âge avait voté comme le reste de la société, l’extrême droite n’aurait pas gagné (Balsa). Cette droitisation « anti-woke » des hommes jeunes semble devenir un phénomène mondial (Main, 2018).

Cela ne signifie pas que le féminisme soit responsable de la montée de l’extrême droite, comme ont commencé à l’insinuer certains milieux aux nostalgies sexistes et conservatrices évidentes mais aussi certains secteurs progressistes, avec une vision simpliste qui ne s’appuie sur aucun argument fondé et ne prend pas en compte les aspects fondamentaux du processus historique en cours : la détérioration des conditions de vie, le désordre économique, la frustration politique. Or les grands événements historiques sont souvent le résultat de l’interaction complexe de multiples facteurs, et il est essentiel de tirer les leçons du rôle joué par la gauche et les mouvements sociaux ces dernières années, y compris le féminisme.

Je m’attarderai sur un aspect. En 2018, alors que Javier Milei était un inconnu sur la scène politique, Agustín Laje, pionnier de la droite alternative en Argentine, a déclaré que « la révolte de la jeunesse la conduira à s’opposer à l’idéologie du genre » et que celle-ci « représente le statu quo, quelque chose de contraire à ce que signifie être jeune ». Ces déclarations, pratiquement ignorées à l’époque, révèlent déjà une sensibilité à une tendance latente et à une stratégie possible : celle d’exploiter le malaise de secteurs de la jeunesse masculine qui, sous l’effet de crises matérielles et symboliques, commençaient à voir dans la montée du féminisme la source d’un mal-être croissant.

En réalité, Laje a repris les arguments politiques savamment élaborés depuis des années par l’alt-right américaine, qui a compris très tôt qu’il existait une série de mécontentements dans la population masculine qui n’étaient pas pris en compte et propices à une politisation réactionnaire. Milo Yiannopoulos, l’une des figures les plus influentes de l’alt-right anglo-saxonne, a comparé la montée en puissance de ce courant à la rébellion de la jeunesse de mai 68, mais à l’envers : alors que cette jeunesse se révoltait contre la morale conservatrice de la gauche, l’alt-right se présente comme une nouvelle droite portée par une résistance à la prétendue moralisation qui accompagne le politiquement correct et la culture woke (Reguera, 2018). Selon Yiannopoulos, dans un contexte où les attentes matérielles des nouvelles générations ne sont pas satisfaites, la jeunesse se rebelle à la fois contre ses conditions de vie et contre les contraintes morales d’une culture oppressive perçue comme faisant partie du même système social. La réaction antiféministe actuelle de la jeunesse pourrait ainsi être interprétée comme une version inversée de 68.

Comme je l’ai souligné dans un texte précédent, « si le fascisme diffère d’autres mouvements réactionnaires ou autoritaires en ce qu’il appelle à la révolte (contre les politiciens, la finance, les élites, etc.), ce qui lui permet de capitaliser sur les frustrations sociales de différentes natures (situation économique, normes culturelles répressives…) et de se revendiquer d’un programme libérateur », alors « la tendance gauchiste-libérale à la moralisation et à une conception punitive de la vie sociale lui prépare le terrain » (2018). En ce sens, une moralisation excessive émanant des secteurs progressistes peut être contre-productive, car elle transforme les conflits sociaux en batailles dont l’enjeu est l’affirmation de vertus individuelles. Non seulement cela fragmente les mouvements populaires en réduisant leur potentiel unificateur, mais cela contribue également à ce que des secteurs mécontents, en particulier parmi les jeunes, voient dans l’extrême droite un moyen de résister à un discours qu’ils perçoivent comme excessivement condamnatoire ou coercitif.

Qu’est-ce que l’extrême droite ?

La nature de l’extrême droite fait l’objet d’un débat intense dans le monde entier. Selon une interprétation largement répandue, il s’agit d’une version légèrement plus radicale du conservatisme classique, conçue essentiellement comme une prise de contrôle politique d’une droite traditionnelle en crise et sans intention réelle de remettre en question les fondements de la démocratie libérale conventionnelle. Des exemples tels que Giorgia Meloni, qui a une affiliation fasciste directe mais gouverne comme une conservatrice plus ou moins traditionnelle, sont des références clés pour cette interprétation.

Les gouvernements Trump et Bolsonaro ont également joué un rôle dans le renforcement de l’idée que l’extrême droite ne représente pas une nouveauté radicale sur la scène politique. La première administration Trump, après la panique déclenchée par sa victoire, a buté sur le caractère fortement anti-césarien du système politique américain, qui, libéral au sens le plus « contre-majoritaire » du terme, utilise ses fameux « poids et contre-poids » pour empêcher toute incursion politique d’interférer avec les objectifs stratégiques de l’État américain et de la classe dirigeante.

Diverses raisons ont enrayé l’avancée autoritaire dans des cas tels que Trump et Bolsonaro, outre, évidemment, les résistances politiques. Cependant, je voudrais en souligner une qui est restée ignorée : la pandémie. Paradoxalement, la crise sanitaire a « protégé » contre d’éventuelles impulsions autoritaires. Malgré le débat libéral sur l’autoritarisme numérique et étatique lié aux restrictions sanitaires – qui a eu des échos même à gauche (souvenez-vous des déclarations extravagantes d’Agamben à l’époque) – cette crise a affecté tous les gouvernements et les a obligés à concentrer leurs politiques publiques pendant deux ans.

L’absence de mesures efficaces contre la pandémie, un crime humanitaire en tout état de cause, a eu son corrélat politique dans l’impossibilité d’aggraver significativement les mesures autoritaires. La pandémie a érodé le capital politique des gouvernements Trump et Bolsonaro, dans la mesure où l’urgence sanitaire a débouché sur une impasse politique. Cela étant, à la fin du premier mandat de Trump, le sentiment était que le système démocratique en était, dans l’ensemble, sorti indemne. De même, le gouvernement Bolsonaro, qui semblait augurer du retour du fascisme, n’a pas réussi à progresser de façon significative vers un régime autoritaire. Cela a conduit, dans ces deux cas, à privilégier l’idée que l’extrême droite ne représente pas une menace réelle et que les barrières institutionnelles continuent à jouer leur rôle de frein.

Mais cette analyse reste superficielle et limitée à des phénomènes politiques spécifiques et mal compris. Au cours de la dernière décennie, les expériences autoritaires se sont multipliées avec succès dans un certain nombre de pays, en particulier de la périphérie : la Turquie, l’Inde, la Hongrie, la Pologne, la Russie, les Philippines, l’Égypte, ou encore le Salvador. Pour comprendre la nature de ces processus, il ne faut pas se limiter à l’analyse des formes politiques propres au fascisme classique, avec son parti unique et son État corporatiste-totalitaire. À ne considérer que deux catégories, la démocratie libérale et le fascisme, on  retrouvera les termes de certains débats sur l’extrême droite, où les opinions sont polarisées entre ceux qui voient des signes de fascisme dans toute forme d’autoritarisme et ceux qui minimisent les risques autoritaires parce que les institutions démocratiques libérales restent actives.

L’extrême droite n’est plus vraiment une nouveauté, et des catégories plus précises, telles que « autoritarismes compétitifs » ou « régimes hybrides » (Levitsky et Way, 2004 ; Diamond, 2004), ont été proposées dans des études universitaires pour décrire certains des phénomènes contemporains dont nous avons discuté. Il s’agirait d’une subversion intrinsèque de la démocratie libérale, qui maintiendrait l’apparence extérieure d’un régime fondé sur des élections mais sous une forme partiellement manipulée (au moins partiellement). Ces concepts se réfèrent à des systèmes politiques qui conservent des caractéristiques démocratiques formelles, telles que des élections périodiques et le multipartisme, mais dans lesquels les appareils de pouvoir limitent au maximum les libertés politiques, sociales et civiles. Le régime électoral existe, mais il est contrôlé par en haut, avec des dispositions répressives qui le privent de toute substance véritablement démocratique. Le meilleur exemple d’un tel régime politique est sans doute la « démocratie illibérale » d’Orban qui, après sa victoire en 2010, a procédé au démantèlement progressif des éléments démocratiques du système politique.

On trouve là un écho du concept d’« étatisme autoritaire » formulé par Poulantzas dans les années 1970. Même si Poulantzas se référait alors à un État fort en tant que centre de la reproduction capitaliste dans le cadre de l’État-providence, son concept acquiert une pertinence renouvelée dans le contexte actuel. Auteur d’une analyse remarquable des « régimes d’exception », tels que le fascisme ou les dictatures militaires, Poulantzas considérait que ce type de régime était susceptible de se stabiliser sous la forme d’un régime politique « normal » et d’aller au-delà d’un régime temporaire face à une situation de crise. L’étatisme autoritaire, comme les régimes hybrides qu’évoquent les études contemporaines,n’implique pas nécessairement la dissolution des institutions démocratiques, mais se caractérise par un renforcement de l’appareil d’État et une concentration du pouvoir politique autour d’une figure forte. Cela se traduit, selon Poulantzas, par le recours croissant aux méthodes répressives, le contrôle des médias, la manipulation des élections et la prééminence de l’exécutif sur le législatif, avec pour objectif de stabiliser le régime politique sur des bases autoritaires, sans remettre en cause en apparence la démocratie libérale.

La progression de l’autoritarisme, on le voit, est généralement un processus graduel. Cette caractérisation s’oppose aux représentations, souvent mythifiées, d’événements passés où le changement de régime politique passait nécessairement par un processus de rupture radicale. C’était le cas des dictatures militaires où, du jour au lendemain, les militaires ont pris le contrôle de l’État, suspendu la constitution, imposé l’état de siège, etc. Les représentations de l’effondrement de la République de Weimar, souvent mythifiées, soulignent la rapidité avec laquelle les nazis ont réussi à s’imposer et à instaurer leur dictature.

Le fascisme italien offre, à l’inverse, une variante significative. Mussolini a gouverné pendant un certain temps en coalition avec les partis traditionnels, avec déjà des ministres fascistes dans son gouvernement, tout en instaurant progressivement un régime autoritaire. Les études actuelles sur le fascisme parlent ainsi souvent de « processus de fascisation » (Ugo Palheta, 2021) et soulignent qu’il ne s’agit pas d’un régime qui s’instaure du jour au lendemain, mais d’un processus graduel, qui connaît des sauts et des ruptures, et dont le développement s’étend généralement sur toute une période.

Le projet 2025 de la fondation Heritage Foundation pro-Trump présente un scénario explicite visant à transformer le gouvernement américain en un régime de ce type pendant la seconde mandature de Trump. Contrairement à ce que l’on croit souvent, le système politique américain, avec son caractère libéral contre-majoritaire, comporte de nombreux mécanismes d’exclusion politique qui pourraient faciliter une telle transformation. Il s’agit notamment de la faible participation électorale, d’un système bipartite extrêmement restrictif qui interdit pratiquement toute incursion démocratique d’une nouvelle formation politique, de la normalisation des méthodes brutales de répression et du recours à des lois d’exception inscrites dans les institutions telles que le Patriot Act, adopté en 2001 et toujours en vigueur, et d’autres politiques sécuritaires mises en œuvre sous le prétexte de lutter contre le terrorisme.

Il n’est pas certain que Trump parvienne à imposer un changement de cette ampleur et il peut en aller de même pour d’autres expériences d’extrême droite. Le résultat final sera déterminé par la lutte politique. Mais que la mobilisation politique contre une menace autoritaire puisse la faire échouer ne veut pas dire que cette menace n’existait pas.

En sciences sociales, ces conceptions sont qualifiées de « prédiction suicidaire ». La « prédiction suicidaire » se réfère à des situations dans lesquelles l’acte même de prédire un phénomène social influence son développement de telle manière qu’il finit par l’empêcher de se produire. Un exemple récent est celui de la pandémie : la courbe ascendante des infections et des décès a fait augurer d’une catastrophe sanitaire potentielle et conduit les gouvernements à mettre en œuvre des mesures préventives qui ont fait que la prédiction ne s’est pas réalisée. Ne considérant que le résultat final, comme dans le cas de la pandémie, et ignorant la catastrophe qui s’annonçait, certains secteurs soutiennent que la menace était inexistante. Si nous envoyons un signal d’alarme clair et que nous parvenons à déclencher une mobilisation politique adéquate, nous pouvons réussir à provoquer « l’auto-destruction» de cette prédiction. On ne doit pas être surpris que ce négationnisme s’enracine dans des secteurs de gauche.

Le gouvernement de Milei doit être considéré comme un projet autoritaire en devenir dans la perspective d’un autoritarisme compétitif. Il suffit d’observer comment, avec un pouvoir politique limité et dans un contexte économique défavorable, il a réalisé des avancées rapides et significatives dans le renforcement autoritaire de l’État. La persécution judiciaire des mouvements sociaux et territoriaux, qui en quelques mois ont été réduits à leur plus simple expression minimale ; le « protocole antipiqueteros », qui restreint radicalement la possibilité de manifester ; la déclaration d’« essentialité » dans certains secteurs, qui annule en pratique le droit de grève ; les pouvoirs législatifs délégués à l’exécutif, qui permettent un exercice césarien du pouvoir ; le projet de réforme restrictive du système électoral ou encore l’intensification de la répression contre les mobilisations sont des signes clairs d’une transformation à l’œuvre.

La « bataille culturelle »

On peut dire qu’il existe deux grands types d’extrême droite dans le monde. Même si de nombreuses nuances en distinguent les diverses déclinaisons nationales, pour les besoins de l’argumentation nous retiendrons que l’extrême droite prend deux formes fondamentales.

La première, la plus ancienne, a aujourd’hui perdu de son importance au niveau mondial : son principal représentant est le Rassemblement national de Marine Le Pen en France. La stratégie de Le Pen pourrait être considérée, dans un sens assez strict, comme un « gramscianisme d’extrême droite ». Elle est fondée sur une lutte politico-culturelle prolongée visant à gagner des positions dans tous les domaines de la société française, en s’appropriant par mimétisme l’histoire et les valeurs nationales (la république, la laïcité, etc.) tout en « lepénisant » peu à peu la France. Le lien que le lepénisme établit avec les traditions culturelles nationales s’apparente d’assez près à un schéma gramscien, voire laclausien [de Ernest Laclau – NdT] : il s’agit d’une réarticulation réactionnaire des thèmes conventionnels (les « signifiants vides ») du sens commun national, où la république et la laïcité sont réinterprétées et instrumentalisées dans la dénonciation raciste du « communautarisme » d’une minorité musulmane.

Il y a d’autre part l’extrême droite que l’on pourrait qualifier de « trumpiste » : c’est une extrême droite plus « bolchevique » que « gramscienne ». Elle vise à quitter les marges pour investir par la force le centre, par une guerre de mouvement rapide et, de ce point de vue, s’apparente davantage au fascisme historique. Par des manœuvres rapides, profitant d’un contexte d’instabilité et de crise générale, portée par une vague de colère sociale, elle parvient à s’emparer du pouvoir en peu de temps.

Cette extrême droite s’appuie sur deux stratégies complémentaires pour affronter la « bataille culturelle ». D’une part, elle cherche à galvaniser sa propre base sociale fortement sur-conditionnée idéologiquement, ce qui lui permet de s’enraciner durablement dans un électorat de masse, même si cette base n’est pas suffisamment large pour conformer une majorité électorale. Tant dans l’opposition qu’au gouvernement, elle se renforce dans une logique de polarisation qui élargit sa base à chaque confrontation, quelle qu’en soit l’issue. C’est plus l’impact idéologique de l’affrontement que son résultat concret qui importe le plus souvent. Pour consolider une majorité sociale et électorale, elle se donne pour objectif d’obtenir dans le domaine économique et managérial des résultats qui ne laissent aucun doute quant à la nature de l’idéologie qui a réussi à s’imposer et à offrir une issue à la situation. Cette construction polarisante présente des similitudes avec les néo-populismes latino-américains, qui s’appuient pour la plupart sur une « minorité intense » et une base électorale majoritaire acquise par les succès économiques.

C’est de cette deuxième forme que relève Milei. Même si son administration souligne souvent l’importance de la « bataille culturelle » et va jusqu’à utiliser des clichés gramsciens, son approche s’inscrit clairement dans la stratégie « trumpiste ». Le principal « appareil d’hégémonie », voire le seul, est Milei lui-même, qui proclame en permanence, haut et fort, son intention de rompre avec un siècle de collectivisme économique. Quand son administration obtient certains succès économiques, sa stratégie vise à montrer clairement, dans chaque cas, à quelle idéologie est dû ce succès.

Mileinomics

Je me limiterai à quelques remarques sur les possibilités de réussite économique de Milei, car c’est un sujet qui nécessiterait un texte distinct. Sa stratégie économique repose sur un modèle qu’a déjà connu l’Argentine : une appréciation artificielle de la monnaie nationale et un processus de déréglementation et d’ouverture aux importations visant à réduire l’inflation et à générer un « effet de richesse ». La relève des taux de change facilite un flux permanent de dollars dans la « sphère financière » et la spéculation à court terme. Cette politique a pour double effet de discipliner politiquement, d’une part, par le déclin des secteurs industriels non compétitifs et l’affaiblissement des syndicats, tout en essayant par ailleurs de maintenir un climat de stabilité économique à court terme. Il s’agit d’une politique par essence temporaire, qui est conduite à déboucher sur des crises aiguës, prenant la forme d’une récession, de dévaluations brutales et d’une aggravation des conflits sociaux.

Le facteur temps joue ici un rôle clé. La première fois que cette stratégie a été appliquée, par le ministre Martínez de Hoz, pendant les dernières années de la dictature militaire, elle a duré moins de trois ans et n’a servi qu’à prolonger la durée de vie du régime pendant une courte période, avant de conduire à une dévaluation brutale et à l’explosion des mobilisations syndicales. En revanche, sous le régime de Menem, une stratégie similaire a pu être développée pendant une décennie entière, ce qui a permis de consolider la défaite stratégique de la classe ouvrière et de remodeler la société selon les canons du néolibéralisme. En 2016 et 2018, bien qu’avec moins d’intensité, le gouvernement Macri a également tenté, pendant une brève période, de recourir à une appréciation du taux de change, ce qui a provoqué une panique bancaire et s’est soldé par une forte dévaluation de la monnaie.

Milei sera-t-il Martínez de Hoz, Menem ou Macri ? La possibilité de disposer du temps nécessaire pour reproduire un processus similaire au menemisme dépendra à la fois de l’afflux de dollars et de la capacité à empêcher ou à contourner une résistance sociale importante. Toute cette stratégie repose sur la possibilité de stabiliser la situation par un afflux constant de dollars. Dans les années 1990, les privatisations et l’endettement ont permis cette stabilisation mais aujourd’hui la marge est beaucoup plus étroite, en raison d’un endettement élevé et de l’absence d’actifs publics importants à privatiser. Les nouveaux gisements de gaz, de pétrole et de minerais pourraient peut-être générer un apport de devises suffisant pour prolonger le régime. De même un prêt du FMI, préconisé par l’administration Trump, serait essentiel pour gagner du temps et s’affranchir du contrôle des capitaux.

Le facteur temps ne conditionne donc pas seulement la durée de la période de stabilité, mais aussi la capacité du gouvernement à tirer parti du contexte (effet richesse, discipline monétaire, stabilité) pour imposer des transformations structurelles qui affaiblissent la capacité de réaction des forces sociales. Le véritable enjeu n’est pas seulement de savoir combien de temps peut durer une telle stratégie, mais si elle marquera durablement les relations sociales et économiques avant que ce modèle économique ne s’épuise ou ne cède la place à un modèle plus durable.

Enfin, bien qu’il ne soit plus fait référence à la dollarisation depuis la fin de la campagne électorale, elle conserve un poids symbolique et politique important. Initialement présentée comme une solution définitive aux problèmes économiques du pays, la dollarisation a évolué vers un modèle de « concurrence monétaire », similaire à celui du Pérou et du Venezuela, dans lequel circulent plusieurs monnaies ayant cours légal, avant tout la monnaie locale et le dollar. Au-delà de sa faisabilité technique, cette proposition témoigne aussi de l’univers mental du gouvernement. La dollarisation n’est pas seulement une stratégie économique, elle représente l’idéal post-politique et post-démocratique d’une économie autogérée. Elle suppose que l’économie peut fonctionner de manière autonome, libérée de toute interférence politique, comme une machine autorégulée qui se libère de toute nécessité de prise de décision démocratique. La perte du contrôle de la monnaie laisserait le pays à la merci, sous une forme particulièrement brutale, de ce que Marx décrivait comme la « contrainte muette des rapports économiques » (une formule qui donne son titre au récent ouvrage de Søren Mau). C’est une conception de nature autoritaire dans la mesure où elle vise à soustraire l’économie à toute forme de contrôle démocratique.

Cette stratégie post-démocratique de dollarisation est en résonance avec la situation de la zone euro, où les politiques économiques sont largement déterminées par des institutions transnationales, loin de tout contrôle démocratique au niveau national. La dollarisation est donc sous-tendue par un projet de dépolitisation radicale, le rêve d’une économie qui fonctionne automatiquement, sans intervention collective ni décision politique. Autrement dit, on a là une version concrète et prosaïque de l’extravagante utopie anarco-capitaliste d’un marché sans État.

La gauche continue de sous-estimer le danger de l’extrême droite

Au vu de ces éléments d’analyse des processus politiques en cours, on doit constater que, pour l’essentiel, la gauche a sous-estimé et mal interprété la montée fulgurante de l’extrême droite.

Une première erreur a été de supposer que le soutien électoral à Milei n’était que l’expression d’un vote de protestation, comme si l’agitation sociale pouvait être canalisée par n’importe quel camp et que la captation de cette agitation par l’extrême droite n’était que contingente et éphémère. Cette interprétation ne prend pas en compte le processus de reconfiguration idéologique et sociale qui a précédé sa brusque irruption, un processus qui montrait des signes alarmants depuis au moins 2019.

Par ailleurs, la gauche, en majorité, a pensé que, même en cas de victoire électorale, Milei ne parviendrait pas à élargir son assise minoritaire tant parlementaire qu’institutionnelle. C’était négliger les conditions de gouvernabilité offertes par le régime hyperprésidentiel argentin, ainsi que la prédisposition transversale de la classe politique à soutenir des réformes économiques impopulaires que personne n’avait été en mesure de mettre en œuvre au cours de la décennie précédente, mais qui bénéficiaient d’un soutien profond au sein des élites politiques et économiques.

Une autre erreur a été de supposer que, s’il parvenait à se stabiliser sur le plan institutionnel, la mise en œuvre du programme de Milei l’amènerait rapidement à se confronter à sa propre base électorale. Cette analyse ignorait le processus de droitisation qui avait conduit de larges secteurs sociaux, y compris dans les couches populaires, à accepter des sacrifices au nom d’un changement perçu comme inévitable et nécessaire pour rétablir l’ordre dans la société. Cette tendance a été confirmée par des enquêtes d’opinion très sérieuses (Balsa, 2024), qui montrent comment le mécontentement et la crise ont été utilisés pour légitimer des politiques d’ajustement et d’autoritarisme par la promesse d’un retour à la normale.

Enfin, certains secteurs de la gauche n’ont pas compris que ce qu’ils ont appelé « l’impasse hégémonique » (Rosso 2015, Dal Maso, 2023) se caractérisait par une instabilité intrinsèque. Non seulement elle ne peut se prolonger indéfiniment, mais sa dynamique même sape progressivement ses fondements, créant ainsi les conditions de son dépassement. L’émergence d’un leadership autoritaire qui parvient à débloquer la paralysie politique est l’une des voies typiques de ce dépassement. C’est à cette logique que Gramsci se réfère lorsqu’il qualifie une telle conjoncture de « catastrophique ». Ce concept de « situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique » contribue à expliquer l’émergence de leaders césariens. Toute analyse qui invoque le concept d’impasse catastrophique de Gramsci, mais omet les dynamiques d’auto-érosion qu’il décrit, ne fait qu’utiliser ce concept de façon superficielle et prétentieuse, sans en saisir le sens (Mosquera, 2023a).

En synthèse, ces erreurs d’analyse ont conduit à l’illusion que les politiques d’ajustement déclencheraient une réaction populaire plus ou moins immédiate. Un tel pronostic ignorait pourtant à la fois la démobilisation et la démoralisation sociales engendrées par l’épuisement du cycle politique précédent et la droitisation autoritaire croissante d’une partie considérable de la société. Or cette radicalisation n’affecte pas seulement les classes moyennes historiquement anti-populistes, mais commence également à imprégner, bien que de manière encore limitée, les secteurs populaires.

Si une partie de l’opinion publique progressiste semble aujourd’hui commettre l’erreur inverse en se laissant impressionner par la force conjoncturelle de Milei et en considérant comme déjà perdue une lutte qui se poursuit, ce qui est surprenant c’est que la gauche marxiste, elle, ne semble pas avoir évolué dans sa caractérisation du phénomène. Comme Karl Popper l’a souligné à propos des discours pseudo-scientifiques, il est toujours possible de recourir à des arguments ad hoc pour valider l’hypothèse centrale, à savoir, ici, la non-viabilité du gouvernement Milei. À gauche, cela revient généralement à postuler un report temporaire où l’effondrement du capitalisme, la rupture des masses avec le réformisme – pour citer les exemples classiques – ou, dans le cas présent, la réaction sociale à la politique d’ajustement, sont perçus comme des processus qui prennent simplement « plus de temps que prévu ».

Il y a aussi une autre façon d’introduire une hypothèse salvatrice ad hoc, très courante dans la gauche trotskiste : s’il n’y a pas de grandes mobilisations, c’est du fait des directions politiques ou syndicales qui les bloquent. Les masses veulent en découdre, mais ce sont les directions qui freinent. Cette argumentation largement répandue pose de nombreuses questions. Il est difficile en effet de comprendre qu’elle soit toujours défendue si ce n’est, selon les termes de Jonathan Haidt, que ce genre de croyance perdure par sa capacité à renforcer la cohésion de groupe de ceux qui la défendent plutôt que par son rapport à la réalité (2012). Pourquoi, en d’autres circonstances, avec les mêmes directions, les luttes parviennent-elles à se développer ? Les directions bureaucratiques bloquent-elles et se positionnent-elles toujours à la droite de leur base ? La nature contradictoire de la bureaucratie syndicale qui, comme le souligne E. Mandel, se nourrit du blocage mais aussi de la défense partielle des revendications des travailleurs, ne la pousse-t-elle pas à agir dans certaines circonstances ? Et la passivité de la bureaucratie n’est-elle pas aussi un indicateur du niveau d’activité et d’auto-organisation de la base et de sa prédisposition à la lutte ? Comme l’écrit justement D. Bensaïd (1995) :

Si les conditions objectives sont si favorables, comment expliquer que les conditions d’une solution à la crise de direction n’aient pas été résolues, ne serait-ce que partiellement ? L’explication dérive inévitablement vers une représentation policière de l’histoire hantée par la figure récurrente de la trahison, quand les conditions les plus propices sont sabotées par des « directions traîtres » et que l’allié le plus proche est toujours, potentiellement, le pire ennemi (1995).

Cette tendance à se cramponner à ses propres hypothèses, malgré l’absence de vérification par  les faits, conduit la gauche à adopter une attitude qui, à l’instar de Pannekoek dans sa critique de Kautsky, pourrait être décrite comme une forme de « radicalisme passif ». Elle fait de la politique, pour reprendre l’expression par laquelle Sartre caractérisait le trotskisme dans les années 1950, un « art de l’attente ». Il s’agit d’une attitude passive qui s’en remet à l’événement rédempteur, au lieu de concevoir la politique comme une pratique d’intervention consciente et stratégique, capable de s’ajuster au rythme réel et incertain de la lutte des classes.

Quelle stratégie ?

Antécédents historiques

Dans les années 1930, Trotsky a écrit certaines de ses pages les plus brillantes à propos de l’Allemagne, « dont la qualité d’étude concrète d’une conjoncture politique est inégalée dans les analyses se réclamant du matérialisme historique » selon les termes de Perry Anderson. Dans ces textes, Trotsky défend la politique du « front unique » pour affronter le fascisme, dans la continuité des concepts élaborés par l’Internationale communiste au cours de la décennie précédente. Dans des conditions d’isolement comparables – l’un déporté sur une île turque, l’autre emprisonné dans une prison fasciste – Trotski et Gramsci ont fait partie des quelques voix qui, comprenant la menace de la montée du fascisme, se sont opposées au cours sectaire imposé par le stalinisme qui a finalement facilité l’accès au pouvoir d’Hitler en Allemagne.

Ces écrits continuent d’offrir de précieuses leçons. En premier lieu, ils analysent correctement la menace représentée par l’extrême droite et le danger d’une défaite historique qui pourrait détruire physiquement et institutionnellement les organisations du mouvement ouvrier. De là résulte l’urgence de mettre en œuvre une politique unitaire qui rassemble tous les courants de la classe ouvrière pour faire face à cette menace. Ensuite, ils soulignent l’importance de ne pas subordonner la lutte antifasciste à la bourgeoisie libérale, dont la politique alimente souvent les causes dont se nourrit l’extrême droite (comme l’illustre, dans un cas contemporain, le retour de Trump après le bref intermède de Biden). Enfin, ils insistent sur la nécessité de maintenir l’indépendance des militants révolutionnaires dans les cadres unitaires.

Les écrits de Trotsky sur l’Allemagne sont de véritables joyaux politiques et rhétoriques, propres à émouvoir tout militant conscient des bifurcations historiques et des urgences de l’action. Ses lettres à un « ouvrier social-démocrate » et à un « ouvrier communiste » sont un condensé de sa perception aiguë de la crise politique et de son appel à l’action, à quoi s’ajoute la virtuosité littéraire d’écrits conçus dans un but éminemment pratique. En revanche – comme l’a souligné Perry Anderson – ses analyses de l’Espagne et de la France témoignent d’un certain sectarisme à l’égard de la petite bourgeoisie et de ses partis, un défaut de lucidité en comparaison avec ses écrits sur l’Allemagne.

Cette politique unitaire se fondait sur le diagnostic qu’une révolution socialiste se profilait à l’horizon. Pour Trotsky, la lutte contre le fascisme était indissociable de l’objectif de renversement du capitalisme dans un avenir relativement proche. Il ne s’agissait pas d’adopter une politique sectaire « classe contre classe » – comme celle des staliniens – mais de reconnaître la nécessité d’unifier la classe ouvrière pour bloquer l’offensive fasciste, de réaliser une unité capable de canaliser cette force dans une contre-offensive contre la bourgeoisie, dans un contexte où l’acuité de la crise offrait encore la possibilité d’une issue révolutionnaire. Tout comme pour Lénine pendant la Première Guerre mondiale, l’action politique consiste à transformer la lutte contre le symptôme en une lutte contre la cause, à transformer la guerre impérialiste en guerre civile et en révolution sociale. Trotsky a appliqué ce raisonnement à l’analyse du fascisme, qui était à ses yeux la manifestation exacerbée de la crise ultime du capitalisme. Pour le révolutionnaire russe, la crise politique aiguë de l’époque était porteuse aussi bien de la possibilité d’une révolution que d’une contre-révolution, un dilemme qui exigeait une intervention stratégique résolue.

On peut se demander si cette analyse était tout à fait juste dans son contexte historique. Certains ouvrages d’auteurs de l’École de Francfort, tels que Ouvriers et employés à la veille du Troisième Reich d’Erich Fromm ou Études sur la personnalité autoritaire d’Adorno, montrent que l’influence de l’autoritarisme au sein de la classe ouvrière était plus profonde qu’on ne le pensait à l’époque. Pour Otto Bauer le fascisme n’était pas dirigé contre une révolution qui était déjà vaincue, mais contre le socialisme réformiste – syndicats, démocratie, droits du travail – qui existait encore. Angelo Tasca a défini le fascisme comme une « contre-révolution posthume et préventive » : posthume, parce qu’elle était consécutive à la défaite des tentatives révolutionnaires de la classe ouvrière ; préventive, parce que la classe ouvrière, bien qu’affaiblie, restait une menace potentielle à neutraliser définitivement.

Le fascisme visait à transformer une défaite partielle de la classe ouvrière en une défaite totale aux conséquences catastrophiques. Trotsky, comme le révèle une lecture attentive, fait montre d’une compréhension lucide de cette dynamique même si son optimisme quant à la capacité de réaction du mouvement ouvrier ait finalement été exagéré. Les lectures postérieures, qui exagèrent la parité dans l’équilibre des forces entre le fascisme et le mouvement ouvrier, ne rendent pas pleinement compte de la complexité et de la richesse de son analyse.

Perspectives actuelles

Entre la situation des années 1930 et notre réalité actuelle, il y a une discontinuité radicale qui a eu des conséquences politiques. Après la défaite du socialisme au XXe siècle, notre horizon historique a changé. La situation actuelle ne reflète pas la polarisation des années 1930, quand la confrontation entre la gauche révolutionnaire et l’extrême droite était plus équilibrée. Aujourd’hui, l’initiative et la radicalisation sont incontestablement du côté de l’extrême droite, tandis que la gauche et les secteurs populaires sont sur la défensive, se limitant, au mieux, à résister à l’offensive réactionnaire. Dans ce contexte, penser que la gauche anticapitaliste peut rivaliser avec l’extrême droite sur le terrain de l’« anti-système » est une erreur stratégique (Canary, 2024). Il n’existe pas d’« espace commun anti-système », politiquement abstrait ou instable, comme cela aurait pu être le cas dans certaines conjonctures de polarisation politique exacerbée.

L’un des effets de l’absence d’une telle polarisation est que, loin de provoquer l’effondrement des formations de la gauche classique au profit d’options plus radicales, la progression de l’extrême droite tend à renforcer les organisations réformistes traditionnelles telles que le PSOE en Espagne, le PT au Brésil ou le Parti démocratique en Italie, et à isoler la gauche radicale. Il ne faut pas s’en étonner : confrontés à l’urgence de freiner politiquement l’extrême droite, les secteurs populaires se protègent avec les instruments politiques les mieux positionnés pour accomplir cette tâche, quelles que soient leurs limites. Ainsi, l’irruption de l’extrême droite a mis fin aux processus de « pasokisation » du centre-gauche et le PASOK a même réussi à se relever après le désastre de Syriza.

Cela signifie-t-il, comme le veut le bon sens libéral, que la gauche devrait se tourner vers le centre pour gagner les secteurs modérés et tenter d’isoler l’extrême droite ? En aucun cas : c’est cette stratégie qui nous a conduits là où nous en sommes.

Une gauche qui se subordonne aux politiques néolibérales finit par éroder le lien fragile qui existe encore entre le mouvement syndical et les vestiges de la culture de gauche. Pour faire face à l’extrême droite, nous ne pouvons pas nous soumettre aux politiciens néolibéraux responsables du désastre actuel. Ce n’est pas une alliance entre la gauche et le « centre » libéral qui permettra de vaincre l’extrême droite. Au-delà d’accords temporaires pour faire barrage à des personnalités comme Trump, Le Pen ou Bolsonaro lors d’échéances électorales déterminées, une alliance durable ne ferait que renforcer les éléments sociaux et politiques dont se nourrit l’extrême droite.

Dès lors, comment équilibrer de façon cohérente la critique de la capitulation néolibérale de la gauche et le scepticisme à l’égard de la stratégie consistant à disputer à l’extrême droite la « rébellion anti-establishment » ?

Il existe, dans les rangs de la gauche, une explication simple et populaire de la montée de l’extrême droite, liée à la prise de conscience que nous traversons une période de grande agitation sociale, fruit de décennies de politiques néolibérales. En s’adaptant au consensus néolibéral ou en se positionnant comme un allié subordonné et modérément critique de l’« extrême centre », la gauche a perdu ses liens avec sa base sociale. Dans ce scénario, l’extrême droite, avec un discours fort et une image d’extériorité au système politique néolibéral, a capitalisé sur le mécontentement en occupant l’espace acquis à la gauche, mais laissé vide quand elle a renoncé à incarner l’agitation et de la rébellion. D’où la « rébellion de droite » à laquelle nous assistons aujourd’hui. Il suffirait alors à la gauche de se repositionner comme porte-parole du mécontentement pour regagner, petit à petit, les marges sociales attirées par l’extrême droite. Il faudrait opposer au radicalisme de la droite un radicalisme symétrique de la gauche, en rejetant toute « politique du moindre mal » et toute alliance avec des secteurs réformistes partisans du statu quo néolibéral.

Si cette argumentation contient des éléments de vérité, notamment en ce qui concerne les effets de la capitulation néolibérale de la gauche institutionnelle, elle soulève malheureusement aussi des problèmes insurmontables. Une partie de son impact réside dans son caractère rassurant quand elle situe le problème sur un terrain familier pour la gauche. Il suffirait de « récupérer » le radicalisme perdu. C’est faire peu de cas du fait que ceux qui sont tentés par cette analyse sont, en général, ceux qui n’ont jamais renoncé à cette radicalité et qui, pourtant, ne sont clairement pas sortis de la marginalité alors que l’extrême-droite progresse fortement partout dans le monde. Le radicalisme de gauche n’a pas le même rendement politique que le radicalisme de droite.

Cette analyse se heurte aussi à un problème empirique particulièrement évident dans le cas de Milei. En Argentine, il existe depuis plus d’une décennie une gauche radicale ayant une influence parlementaire et une présence dans les médias. C’est le cas du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FITU). Alors que Milei était encore un inconnu, la gauche trotskiste argentine jouait déjà un rôle important dans le paysage politique. On peut donc se demander pourquoi la crise tant attendue du péronisme ne lui a pas apporté de bénéfices électoraux ou politiques significatifs et a plutôt favorisé l’extrême droite.

Une autre question élémentaire se pose inévitablement : alors que le peuple disposait d’une gauche radicale plus forte et plus structurée que l’extrême droite, pourquoi cette dernière est-elle parvenue à accéder au gouvernement tandis que la gauche trotskiste se maintient à des pourcentages électoraux oscillant entre 3 % et 6 % et qu’elle a même subi un revers lors des dernières élections ? L’argument qu’avancent certains, comme quoi cette gauche se serait modérée ou parlementarisée, ne résiste pas à l’analyse la plus élémentaire. Au-delà des  difficultés liées à des tactiques ultra-gauches et sectaires, il s’agit de courants combatifs et sincères, clairement opposés au consensus néolibéral dominant (Mosquera, 2023b). La gauche trotskiste semblait idéalement placée pour exploiter un vote de protestation. Pourtant, non seulement elle n’y est pas parvenue, mais elle a même régressé.

Cette caractérisation repose aussi sur une ambiguïté fondamentale quant au concept de « gauche ». Il est vrai que les partis dominants – progressistes, réformistes et modérés – ont généré une profonde frustration qui a facilité la progression de l’extrême droite. Mais cette gauche n’a jamais été radicale et n’a pas vocation à l’être, et sa politique gouvernementale dans le passé n’a pas nécessairement conduit à la montée de l’extrême droite. En revanche, la gauche vraiment radicale existe, mais reste marginale. Que faire alors ?

Il faut donc affiner la tactique et l’analyse du contexte. Il faut comprendre que le processus politique évolue dans une direction différente et pose des problèmes différents. Il n’y a pas de mal-être ou de radicalisme qui soit politiquement vide. Jusqu’à un certain point, on peut apporter une réponse sociologique en identifiant les secteurs sociaux radicalisés, principalement la classe moyenne historiquement anti-péroniste. Tenter de devenir l’aile gauche de ce radicalisme ne mène qu’à l’isolement ou, pire, à la capitulation devant la droite. Les exemples ne manquent pas, tel le PSTU au Brésil pour n’en citer qu’un.

La montée de l’extrême droite traduit une période de reflux, encore partiel et limité, marqué par la démobilisation et la démoralisation du camp progressiste, alors que la radicalisation du camp de la droite s’accentue. Il ne s’agit pas de polarisations liquides et instables, ni d’agitation qui seraient en dispute. La stratégie pour faire face à cette nouvelle période historique passe obligatoirement par la reconnaissance de cette réalité fondamentale.

La caractérisation classique du fascisme par Angelo Tasca comme « contre-révolution posthume et préventive » nous offre une analogie pour saisir le processus que nous voulons caractériser. À l’instar du fascisme qui n’a pas attaqué frontalement la révolution, mais est venu parachever le processus quand les menaces révolutionnaires avaient déjà régressé, l’ultra-droite ne cherche pas ici à rompre avec l’« équilibre hégémonique », mais parvient à s’imposer parce que la situation était déjà en « déséquilibre » et qu’il fallait quelqu’un pour mener le processus à son apogée.

Bien qu’il s’agisse à première vue d’une différence mineure, on a bien deux conceptions substantiellement différentes : celle qui considère que l’autoritarisme naît de la faiblesse des classes dirigeantes face à la résistance populaire, ce qui les oblige à recourir en urgence à des mesures extrêmes et celle qui considère qu’il est le produit du fait que les classes dirigeantes connaissent une situation de force relative qui leur permet de parachever ce qu’elles avaient déjà entrepris. Dans le premier cas, nous sommes confrontés à une situation typique de polarisation, où la progression de l’extrême droite peut paradoxalement être le signe d’une opportunité pour la gauche. Dans le second, il s’agit d’une phase ultra-défensive, avec le danger d’une évolution réactionnaire et des risques physiques autant qu’institutionnels pour la gauche et les classes populaires. Les tâches qui découlent de chacun de ces scénarios sont donc très différentes.

Conclusion

Notre analyse qui reste générale ne permet pas de définir avec précision l’architecture concrète d’une tactique politique qui exigerait une évaluation aussi bien des acteurs que des opportunités et des risques dans une conjoncture donnée. Nous pouvons cependant proposer une caractérisation générale et suggérer une direction à suivre. Si, comme je le soutiens ici, nous traversons un moment défensif, il est essentiel de donner la priorité à l’action coordonnée et unifiée des classes populaires, au-delà des divergences politiques et de la concurrence entre les courants politiques. C’est une position que partagent, sur le plan des principes et même sur le plan théorique, les organisations même les plus sectaires, tout en restant généralement réticentes à la mettre en pratique.

Nous devons, en tant que socialistes, nous fixer l’objectif de battre le gouvernement Milei dans la rue, par une mobilisation populaire d’où émergeraient des rapports de force plus favorables. Mais si un tel scénario ne se concrétise pas, l’affrontement politique se déplacera inévitablement sur le terrain électoral. Et, si nous écartons toute vision délirante du rapport de force actuel, il est clair que la gauche socialiste n’a aucune chance de vaincre Milei avec ses seules forces sur ce terrain. C’est précisément ici que s’inscrit le débat sur la position à adopter face à l’opposition néo-populiste qu’incarne le kirchnerisme.

Le péronisme semble, quant à lui, semble prêt à s’adapter à ces novelles contingences en proposant la formation d’un « front démocratique » très large incluant des secteurs de la droite traditionnelle. Si de tels accords peuvent éventuellement permettre d’obtenir une victoire électorale temporaire, ils compromettent fortement la possibilité de saper les bases sociales de l’extrême droite. Le cas du gouvernement actuel de Lula en est un exemple éloquent : bien qu’extrêmement populaire durant son second mandat, grâce à l’impact significatif des politiques de redistribution que permet une conjoncture économique favorable, le Lula modéré d’aujourd’hui, contraint par ses alliances, ouvre la voie à un possible retour de l’extrême droite brésilienne comme en témoignent les résultats défavorables des récentes élections municipales.

La gauche doit donc être à la fois indépendante et unie. S’intégrer ou s’adapter au péronisme conduit à une perte d’accumulation politique et à un brouillage stratégique qui mettrait en danger la construction d’un projet anticapitaliste de masse et en reléguerait la gauche au rôle de partenaire mineur des forces politiques gravitant vers l’« extrême centre ».

Il est essentiel de dénoncer simultanément les tournants droitiers du péronisme et ses alliances avec les secteurs conservateurs. Le péronisme occupe conjoncturellement une place centrale, qu’on le veuille ou non, dans la possibilité de parvenir à une éventuelle défaite électorale de l’extrême droite. Mais plus il penche à droite, plus il est probable que son programme finisse par être une version modérée des réformes de Milei, sans leur composante autoritaire. Le plus grand danger de cette dynamique est de recréer les conditions d’un retour de l’extrême droite, comme le suggèrent plusieurs expériences contemporaines.

Si une mobilisation sociale se développait dans un délai raisonnable, elle pourrait influencer les virages politiques du péronisme, comme cela s’est produit après 2001 avec le tournant progressiste du kirchnerisme. Choisir la voie de la mobilisation est beaucoup plus efficace que la stratégie des secteurs qui tentent de s’intégrer au péronisme dans un but de « gauchisation ». Ce sont généralement ces secteurs qui finissent par se modérer et par s’intégrer dans la dynamique bureaucratique, tandis que le péronisme poursuit sa propre voie sans obstacles majeurs. Le rôle de la gauche qui a rejoint le péronisme sous le gouvernement d’Alberto Fernández, et les frustrations qu’il a générées, sont des illustrations éloquentes des effets cette politique.

Une dernière question stratégique pour la gauche doit être abordée, qui est peut-être la plus délicate. Préserver son indépendance et dénoncer la tendance droitière du péronisme, ainsi que sa stratégie de « front démocratique » avec des secteurs de la droite traditionnelle ne doit pas conduire à rejeter la possibilité de lui apporter un soutien électoral ponctuel lorsque c’est nécessaire pour chasser l’extrême droite du pouvoir. L’exemple du PSOL et du PT au Brésil, et leur action commune contre le bolsonarisme, est particulièrement pertinent et proche de nous (Arcary, 2024). A ceux qui affirment que toute collaboration avec le péronisme implique l’invisibilisation politique de la gauche, l’expérience brésilienne apporte un démenti. Des initiatives ponctuelles conjointes sont autre chose que l’intégration et l’adaptation que j’ai largement critiquées. Seule une gauche qui parvient à se positionner comme un instrument efficace dans la lutte contre l’extrême droite, et non comme un facteur de division, sera en mesure de surmonter le danger d’isolement qu’une conjoncture défensive tend à favoriser.

Enfin, je voudrais souligner trois idées qui me semblent importantes pour éviter un défaitisme prématuré.

Premièrement, et il faut le souligner, nous n’avons pas subi de défaite stratégique, et il semble peu probable que cela se produise à court terme. Le scénario le plus plausible est celui d’une guerre d’usure à moyen terme, telle que nous la voyons se dérouler depuis près d’une décennie dans des pays comme les États-Unis et le Brésil.

Deuxièmement, j’ai analysé dans ce texte une situation marquée par la radicalisation autoritaire de la base de masse de la droite, ainsi que par la démoralisation et le virage possibiliste du camp progressiste. Il ne s’agit pas d’une droitisation généralisée et transversale de la société. Elle reste, au contraire, dramatiquement fracturée, et la base sociale progressiste conserve ce que les études de Balsa qualifient de « noyau social très cohérent », constant dans son adhésion aux idées progressistes à la fois sur le plan économique et social. Ce secteur, bien que dépourvu d’une perspective politique claire, reste large et proche de la majorité sociale et électorale.

On ne peut pas parler de polarisation au sens que les marxistes donnaient à ce terme dans les années 1930, car il n’y a qu’un pôle radicalisé et dynamisé, tandis que l’autre, fatigué et démoralisé,  considère comme horizon politique un « réalisme minimaliste ». Pourtant ce pôle n’a pas disparu, même si sa visibilité s’est atténuée au cours de l’année écoulée. Il était présent dans les mobilisations massives des universités, où a commencé à se construire un sujet social d’opposition de masse. Mais il doit passer encore par à un long processus de recomposition avant de pouvoir sérieusement défier l’extrême droite.

Enfin, et c’est d’une importance vitale, si le camp social progressiste est démoralisé et démobilisé, cela n’implique pas qu’il y ait eu un processus de désorganisation de la classe ouvrière. Les organisations syndicales et politiques quoique affaiblies restent actives et stables.

Si l’on devait synthétiser l’objectif central de l’extrême droite, l’essentiel en serait une question bien plus fondamentale que sa stratégie économique (à laquelle, plus précisément, elles sont subordonnées) : il s’agit d’anéantir les formes d’organisation populaire qui, malgré la lassitude et la démoralisation actuelles, continuent à palpiter sous la surface. C’est là que se trouve le fondement de toute résistance future capable de renverser la situation. Dans les années 1990, le menemisme semblait invincible. Mais à partir du milieu de cette décennie, un processus progressif de mobilisation s’est mis en place, qui a culminé avec l’explosion sociale de 2001, un tournant décisif de notre histoire contemporaine. Les classes dirigeantes ne veulent pas d’un autre 2001. Point n’est besoin d’en appeler à l’optimisme de la volonté. Nous vivons des jours difficiles, mais nous avons ce qu’il faut pour nous battre.

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Je remercie Rolando Prats pour ses commentaires généreux et ses observations critiques sur le manuscrit original de ce texte, ainsi que le reste de l’équipe de la Jacobin Review pour sa collaboration.

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Ce texte a d’abord été publié par Jacobin América Latina. Traduction de l’espagnol (argentin) pour Contretemps Web de Robert March.

Références

Arcary, V. (2024), «La izquierda brasileña ante una nueva época», https://jacobinlat.com/2024/09/la-izquierda-brasilena-ante-una-nueva-ep….

Balsa, J. (2024), ¿Por qué ganó Milei?, Fondo de Cultura Económica.

Bensaïd, D. (1995), La Discordance des temps – Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Les Editions de la Passion.

Canary, H. (2024), «¿En la lucha contra el fascismo basta con ser antisistema?», https://jacobinlat.com/2024/07/en-la-lucha-contra-el-fascismo-basta-con….

Dal Maso, J. (2023), «Respuesta a una crítica curiosa», https://www.laizquierdadiario.com/Respuesta-a-una-critica-curiosa.

Diamond, L. (2004), «Elecciones sin democracia: Regímenes híbridos», Estudios Políticos, no 24, enero-junio, Medellín.

Haidt, J. (2012), The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion, Penguin UK.

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