Etzel Haturki (« Chez le Turc ») est un restaurant de galettes dites shawarma bien connu dans la ville d’Or Yehuda, au centre d’Israël, et il n’y a rien de turc là-dedans : Il paraît tout simple, même si les prix ne sont pas si abordables que cela, avec un serveur à l’entrée et de longues files d’attente de personnes venues de tout près ou de plus loin pour savourer leur cuisine. C’est le service militaire qui a amené mon fils dans ce restaurant à l’époque, et depuis il adore y manger.
Vendredi après-midi, nous y sommes retournés et il y a rapidement eu du grabuge. Cela a commencé par des insultes et s’est terminé par l’encerclement de notre table par un groupe de personnes particulièrement hostiles. Cela a commencé par « Si seulement tu pouvais t’étouffer en mangeant et mourir », puis, « pourquoi le laissez-vous manger ici », et enfin, « s’il n’y avait pas de caméras, je te casserais la figure », pour finir.
« Regardez donc qui mange ici », lance l’homme aux passants, qui forment un cercle et regardent le diable qui a fait son entrée dans la ville. L’homme s’est approché de la table, sa fureur augmentant, et il s’en est fallu de peu pour que la violence n’éclate. Nous sommes partis au son des malédictions qui nous ont accompagnés jusqu’à la voiture, « nique la mère de tous ceux qui mangent avec le nazi », ont-ils aussi crié à l’adresse de mon fils.
Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, ce n’est pas nouveau. Mais une phrase a été lancée, à plusieurs reprises, que je n’avais jamais entendue auparavant : « Tu es un nazi parce que tu te préoccupes des enfants de Gaza ».
À Or Yehuda, le nazisme a trouvé une nouvelle définition : un nazi est quelqu’un qui se préoccupe des enfants de Gaza. Alors que la famine, le siège, les pénuries, la destruction, le nettoyage ethnique et le génocide dans la bande de Gaza sont perçus dans le monde entier comme ayant des caractéristiques nazies, à Or Yehuda, c’est exactement l’inverse.
Un nazi est quelqu’un qui se préoccupe de la victime. Quiconque se soucie des enfants de Gaza ne mangera pas à Or Yehuda et ne se risquera pas à s’approcher d’Or Yehuda - une ville dont une rue porte le nom de Yoni Netanyahou (colonel, frère aîné du premier ministre en place, tué lors du raid d’Entebbe en Ouganda en 1976, mené pour libérer les otages d’un vol Paris-Tel Aviv détourné par le FPLP palestinien-son rôle est controversé ndt). , où un restaurant porte le nom de Mifgash Entebbe (rencontre à Entebbe) et dont une rue fut jadis baptisée du nom de la maîtresse du maire de la ville.
Tout au long de cette guerre, j’ai été moins confronté à la violence et aux menaces que d’habitude. Toute l’attention s’est portée sur « Netanyahou, oui ou non » et sur la bataille pour la libération des otages. La télévision, même dans les émissions soi-disant les plus éclairées, ne présente jamais d’opinion différente ou de voix qui s’opposent aux crimes de guerre, et ce faisant, elle rend en fait plus facile la vie de ceux et celles qui sont scandalisé.e.s par les agissements d’Israël - une poignée d’opposant.e.s qui, cette fois-ci, sont plus à l’abri de la fureur des foules, parce que leur voix est réduite au silence et exclue du débat. Mais ce silence est dangereux.
Nous n’avions jamais connu de guerre sans opposition, tout au moins lorsque la situation avait atteint un stade particulièrement critique du point de vue criminel. Ces guerres avaient toujours commencé avec le soutien inconditionnel et même l’enthousiasme de la communauté juive, jusqu’à ce que des failles apparaissent et que des questions émergent.
La première guerre du Liban en est le meilleur exemple, mais les opérations Plomb durci et Bordure protectrice à Gaza (en 2008 et 2014) ont également suscité une opposition à un moment ou à un autre, et sa voix a été entendue.
Mais pas cette fois-ci. Cette guerre, la plus longue que l’État d’Israël ait jamais connue, est aussi celle qui a fait l’objet du plus grand consensus - du moins dans le débat public à son sujet.
Les protestataires veulent un accord sur les otages, les contestataires veulent un cessez-le-feu, voire la fin de la guerre, mais uniquement pour le bien des otages et des soldats tués.
Les victimes de Gaza ne sont pas du tout évoquées, et quiconque tente de les évoquer est un nazi, du moins à Or Yehuda.
Le lavage de cerveau et l’aveuglement ont atteint des niveaux records que nous n’avions jamais connus auparavant. Le « dégrisement » des meilleurs d’entre nous - qui sont en réalité si peu nombreux, si tant est que certains d’entre eux aient vraiment été dégrisés - a créé une illusion qui laisse penser que le conflit est profond et que la société est plus divisée que jamais.
Mais elle n’est pas du tout divisée, Israël est uni dans son soutien absolu à Tsahal, même si les crimes de guerre s’accumulent, et dans le droit illimité d’Israël, après le 7 octobre, de faire ce qu’il veut à Gaza.
Dans les faits, Israël n’a jamais été aussi uni qu’au début de l’année 2025, malgré tous les bruits de fond et les simulacres de lamentation sur la « polarisation du peuple ». Nous ne devrons jamais, au grand jamais, perturber ce nouvel ordre merveilleux. Quiconque tente de le faire est un nazi.
Au moment où nous sommes enfin arrivés à la voiture, mon fils et moi, un jeune homme sympathique s’est approché de moi et m’a demandé de lui donner ma bénédiction. Il m’a dit que quelqu’un qui ne répond pas aux insultes et aux menaces doit être considéré comme quelqu’un d’exceptionnel. Il m’a demandé de lui donner une bénédiction pour qu’il trouve bientôt une bonne épouse, et je l’ai fait. J’ai été heureux de l’aider.
Publié par Haaretz le dimanche 5 janvier 2025, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepL (gratuit).