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L’Ukraine : solidarité internationaliste avec la résistance populaire armée et non armée

par Catherine Samary
Vue de Vovchansk pendant l'offensive de Kharkiv, juin 2024. © National Police of Ukraine (Liut Brigade)

La guerre en Ukraine ne s’arrêtera pas – quelles que soient les décisions de Trump quant à l’aide étasunienne. Pour une raison simple : il s’agit d’une agression russe contre les droits d’une Ukraine indépendante qui continuera à lui résister.

Contribuer aux analyses concrètes, et de classe, d’une situation concrète.

Bien sûr, le gouvernement Zelensky est « bourgeois ». L’armée en est tributaire. Mais elle est aussi « populaire » – de même que la résistance à la guerre est « populaire » et « nationale » tout en étant évidemment traversée par divers courants ayant des intérêts différents voire opposés sur certains enjeux. 

Certes, l’Ukraine résistante n’est pas l’Espagne antifranquiste vers laquelle convergeaient les « brigades internationales » dans les années 1930. Elle ne relève pas non plus ni du contexte, ni des formes qu’ont pu revêtir – dans la foulée de la résistance contre Franco, cette autre lutte de libération nationale et sociale qui a, quant à elle, débouché sur une révolution socialiste en Yougoslavie, dirigée par un Parti communiste yougoslave en conflit puis en rupture avec les orientations de Staline, au cœur de la Seconde Guerre mondiale. 

Pourtant, il est politiquement et factuellement faux de considérer que « puisque » l’Ukraine est capitaliste et que son gouvernement est bourgeois (et pro-OTAN) « alors » sa guerre s’interprète – de façon absolue, ou dominante – comme « un proxy » (substitut) d’une confrontation entre les Etats-Unis (et l’OTAN) et la Russie.

La Russie post 1989/1991 a d’ailleurs connu plusieurs phases. Celle de Eltsine était dominée non par un État fort mais par les pouvoirs décentralisés des oligarques qui ont démantelé l’industrie soviétique et privatisé les grandes entreprises à leur profit dans les années 1990. La Russie actuelle n’est pas (plus) non plus celle du début des années 2000 où Poutine (après Eltsine) nouait un « partenariat » avec l’OTAN et pouvait sans critique de ses alliés d’alors s’attaquer à soumettre la Tchétchénie, et partager avec eux l’idéologie de « la lutte contre le terrorisme islamique ». Il s’agit maintenant certes d’un impérialiste bien plus faible (internationalement) que les EU – ou la Chine), mais régionalement très agresseur et violent, marqué par une puissance étatiste fortement militarisée1

Une façon (à gauche) d’ignorer la réalité de l’Ukraine et de la guerre qui l’oppose à la Russie est de renvoyer dos-à-dos deux pouvoirs « oligarchiques » (capitalistes) marqués par des traits communs hérités du passé « soviétique »2. C’est ignorer comment la restauration capitaliste s’est réalisée, de façon différente, ouvrant en Ukraine des marges de contestation par en bas des pouvoirs en place impensables en Russie : Poutine a constitutionnalisé et pérennisé son pouvoir presque sans interruption depuis 2000 et pour l’avenir. Par contraste, ce sont des élections qui, en 2019, ont de façon massive porté au pouvoir un candidat alors totalement inattendu – l’acteur Volodymyr Zelensky : ce fut une nouvelle défaite d’un oligarque en place (après les précédentes crises électorales et politiques, en 2004 et le Maïdan de 2014)3 – une succession de « dégagismes » impensables en Russie. Derrière la guerre il y a d’abord et encore la peur de Poutine d’une « révolution de la dignité » comme celle de Maidan qui a fait fuir l’oligarque Ianoukovitch. 

Des luttes sur plusieurs fronts

Comprendre ces réalités et distinctions de base comme moteurs de la guerre n’implique pas d’ignorer les attaques sociales que mène le gouvernement Zelensky : elles sont dénoncées par les organisations progressistes de la société civile ukrainienne comme les infirmières du réseau « Sois comme Nina », les organisations féministes et syndicales ou encore les étudiant·es « d’Action directe » ou les soldats sur le front. Ces actions, soutenues par nos camarades de Sotsialny Rukh, sont régulièrement évoquées sur les listes du RESU-F et dans notre presse4

De même il serait naïf et erroné d’ignorer et occulter les risques et effets potentiels et réels des dépendances de l’Ukraine envers ses alliés impérialistes. Mais cette guerre n’a pas été déclenchée et voulue par les États-Unis : les pouvoirs en place, qu’il s’agisse de Biden ou de Trump sont davantage préoccupés par la Chine et Taïwan. L’isolationnisme trumpien est associé à l’idée que cette guerre est une « affaire de l’Europe ». Ce n’est pas une guerre de l’OTAN – Biden l’avait répété à Zelensky. Elle a été une aubaine pour l’OTAN « en mort cérébrale » (disait Macron) à la veille de l’intervention russe. Mais même les membres européens de l’OTAN ne la perçoivent pas tous de la même façon. 

Car c’est bien la « question nationale » ukrainienne face à l’impérialisme russe qui est le cœur des enjeux – et avec elle la dangerosité concrète de l’interventionnisme russe dans ce qu’il considère comme sa « sphère » d’influence. Ceci se vérifie sur le terrain et à chaque étape : Zelensky a gagné un profond renouveau de popularité en février 2022 lorsque, contre toute attente (non seulement de Poutine, mais aussi de Biden et des pouvoirs occidentaux), il a pris la tête de la résistance armée de son pays contre l’invasion russe. Et pour qui écoute et voit les « actualités », Zelensky n’a cessé depuis lors de… demander des armes aux États-Unis, à l’OTAN, pour défendre les infrastructures et la population du pays. Est-ce une « escalade » impopulaire ou une résistance soutenue par toutes les organisations internes à l’Ukraine, y compris syndicales5.

Et c’est en soutien à ce point de vue, dans le cadre explicite d’une résistance armée et non armée à l’invasion russe, que nos camarades ukrainien·nes de SR s’adressent à Zelensky : « pour vaincre », il faut consolider le front intérieur, populaire6, disent-ils. Et pour ce faire, il faut une politique « juste » – égalitaire et transparente, mobilisatrice donc basée sur la défense de droits sociaux et non le démantèlement de précieux services publics. Parce qu’elle protège des droits qui seraient directement remis en cause si la Russie était victorieuse.

C’est aussi pourquoi il n’est pas question pour ces camarades, comme pour nous, de soumettre la résistance ukrainienne à une logique de « front interclassiste » qui se tairait (pendant la guerre) sur les attaques sociales que mène Zelensky. Ainsi, avons-nous rendu compte des positionnements de Sotsialny Rukh résistant sur plusieurs fronts en Ukraine7. De même, le réseau de gauche – ENSU/RESU-F – solidaire avec les forces progressistes de la résistance ukrainienne soutient l’ensemble des luttes progressistes ukrainiennes8. Notamment les critiques du manque de transparence et d’égalité de traitement dans le recrutement des soldats, ou l’exigence de droits égalitaires – ce qu’ont exprimé notamment les « régiments » de femmes et LGBTQ – dont l’existence même, si limitée soit-elle, prouve la « nature » de cette guerre. De même qu’en témoignent les formes populaires de « défense territoriale » où « les mémés » organisent la solidarité directe avec les soldats au front – comme Daria Saburova l’a analysé9.

Poutine a lancé son « opération militaire » non pas parce qu’il était menacé par l’OTAN – comme on l’entend répété par une certaine gauche reprenant sans recul le discours de Poutine – mais parce qu’il savait l’OTAN en crise après le retrait pitoyable d’Afghanistan – et divisée (entre États-Unis et UE, et au sein de l’UE). 

Depuis le début de la guerre, la résistance ukrainienne a surpris aussi bien Poutine que Biden. Et depuis maintenant près de trois ans, Zelensky n’a pas cessé de demander des armes à l’OTAN. Le moteur de la demande d’armement est la résistance à l’agression – et non pas une « volonté de guerre » contre la Russie. Il s’agit de mettre fin à une agression. C’est la guerre lancée par Poutine qui a provoqué la recherche de protection vers l’OTAN de la part de l’Ukraine (qui jusqu’en 2014 préférait un statut « neutre »). De même, les deux élargissements de l’OTAN vers la Finlande (2023) et la Su§de (2024) répondent-ils à cette même logique. C’est encore cette guerre qui a produit une certaine « OTANisation » de l’UE – alors que Macron escomptait plutôt jusqu’en 2022 pousser en avant son objectif de « défense européenne » appuyée sur l’industrie d’armement française et ses liens à l’Allemagne. Une telle logique va d’ailleurs reprendre force avec l’isolationnisme trumpien. Une critique de l’OTAN impose son analyse concrète et contextualisée. Celle-ci ne peut que souligner le fait que le démantèlement de l’OTAN concrètement ne peut être dissocié de la critique et de la défaite de l’agression russe ; elle va également de pair avec l’exigence du démantèlement de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) – la petite OTAN créée par Poutine.

Ni militarisme ni pacifisme abstrait 

Si nous ne sommes pas dans le contexte de la montée des révolutions anticoloniales et sociales du 20e siècle, les organisations (politiques, syndicales, associatives) progressistes de la résistance ukrainienne ne sont pas sans atouts. La vision de la guerre comme « bourgeoise » empêche de voir la réalité de l’« inventivité » populaire de masse ukrainienne – avec les spécificités d’une population très jeune et hautement qualifiée, issue du passé soviétique !

On commence à reconnaître cette inventivité y compris technologique associée à une « guerre des drones » – avec ses caractéristiques décentralisées, ses dimensions et capacités technologiques variables et impressionnantes, en partie peu coûteuses… L’Ukraine est en train de développer sa propre industrie et « économie de guerre » qui relativisent les dépendances politiques de sa résistance. Certes, la dissymétrie flagrante qui règne face à l’immense Russie dotée de sa propre économie de guerre souligne la légitimité des appels à l’aide matérielle et militaire. Il s’agit non pas de demandes de troupes, mais de moyens financiers, matériels et militaires de gagner en forces et capacités propres – y compris pour frapper les bases russes d’où partent les missiles qui tuent et ont détruit la moitié des infrastructures énergétiques de l’Ukraine, à la veille d’un hiver qui sera très rude.

Le front « anti-guerre » qui s’impose doit être solidaire avec la résistance armée et non armée contre une occupation néocoloniale par un État puissamment armé. L’aide à cette résistance doit permettre au peuple ukrainien de gagner les conditions d’une paix durable – donc juste. 

Avec nos camarades de Sotsialny Ruhh, nous dénonçons : « De l’Ukraine à la Palestine, l’occupation est un crime ! ». Et avec le réseau ENSU, nous pouvons à la fois directement aider la résistance populaire ukrainienne – à notre échelle politiquement importante, même si elle est petite ; et ce faisant, demander à nos gouvernants d’apporter les aides qui sont formulées par cette résistance : nos liens visent aussi à un contrôle, ici et là-bas, par en bas, sur les livraisons de cette aide (contre la corruption, sur le terrain) ; mais aussi ils expriment notre vigilance contre tout conditionnement néo-libéral de ces aides : c’est pourquoi nous exigeons par exemple l’annulation de la dette ukrainienne !

La demande d’aide financière, militaire et matérielle est donc compatible avec la critique persistante de la militarisation de nos sociétés et des budgets : c’est le développement d’un contrôle politique, public, pluraliste sur les budgets qui est là en jeu – et soulève la question de la nationalisation des industries d’armement. Telle est l’orientation défendue par le Réseau européen d’aide à la résistance populaire ukrainienne contre cette guerre10. Notre indépendance signifie aussi que la demande d’aide à l’Ukraine s’inscrit dans un ensemble de solidarités internationalistes : de la critique de la « Françafrique » à la solidarité avec nos camarades de Kanaky en passant par le refus de la production d’armes pour le profit et de l’envoi d’armes à Israël contre sa politique génocidaire… Il s’agit de positions politiques qui savent distinguer les armes qui servent des politiques néocoloniales et celles qui servent à s’en protéger ! – relevant d’un internationalisme concret.

Le 10 novembre 2024

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