Entretien avec Taras Bilous, historien et essayiste ukrainien qui a servi dans l’armée ukrainienne depuis le début de l’agression russe. Bilous est l’un des représentants les plus en vue de la gauche ukrainienne, membre du Mouvement social (Sociaľnyj ruch) et rédacteur en chef du média en ligne Commons. Il est surtout connu à l’étranger pour ses essais Une lettre de Kiev à une gauche occidentale et Je suis un socialiste ukrainien, voici pourquoi je résiste à l’invasion russe. Début février, deux journalistes de la revue tchèque @A2arm.cz se sont rendus dans l’est de l’Ukraine pour le rencontrer. Il se trouve actuellement à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front. L’entretien a été réalisé dans le cadre d’une publication à venir sur les mouvements antiautoritaires ukrainiens.
Nous nous rencontrons à l’extérieur de la base militaire. Les discussions politiques entre soldats posent-elles problème ?
Le commandement ne censure pas les opinions des soldats du rang. Cependant, je sais par expérience que lorsque leurs subordonnés parlent aux médias, en particulier de sujets politiques, cela peut rendre les officiers subalternes nerveux. Il m’est arrivé qu’un commandant craigne de se faire taper sur les doigts en raison de l’interview que j’avais accordée, même si, en réalité, cette menace n’existait pas.
Quoi qu’il en soit, j’essaie d’éviter les discussions inutiles. Je ne clame pas haut et fort mes opinions politiques ou le fait que je suis historien, par souci de préserver mes forces. Sinon, quelqu’un voudra immédiatement que je prenne position sur la Rus’ de Kiev ou on me poserait des questions provocatrices. Mais si je vois qu’il est possible d’envisager une collaboration militante avec cette personne, alors je commence à lui parler.
Est-il difficile de travailler avec des personnes qui ont des opinions différentes ?
Les divergences d’opinion ne me dérangent pas dans ce cadre. Les gens ici sont vraiment divers. En fait, il est rare que l’on discute des grandes questions politiques. Mais sur les questions qui affectent directement nos vies et notre activité militaire, telles que l’appréciation du haut commandement, nous trouvons assez facilement un terrain d’entente.
Un problème beaucoup plus important dans l’armée, c’est le facteur humain. Certains officiers donnent des ordres stupides qui entraînent des morts inutiles. Tout soldat ayant servi au moins six mois peut vous raconter plus d’une histoire de ce genre.
Quant aux soldats du rang, ils se sont tous montrés solides et déterminés au cours des premiers mois après l’invasion, mais aujourd’hui, deux ans plus tard, la lassitude s’est installée. En Occident, beaucoup pensent qu’avec la fatigue, notre volonté de combattre va progressivement s’émousser. Cependant, ce n’est pas parce que nous sommes fatigués qu’il n’est pas important pour nous de continuer à résister.
Mais comme je l’ai dit, les gens changent de comportement quand ils participent à une guerre. Certains, malgré les agissements des officiers, comprennent qu’il faut continuer à se battre et à persévérer. tandis que d’autres... Une fois, j’ai été envoyé en mission avec un soldat d’une autre compagnie et nous avons passé quatre jours dans une tranchée qui s’effondrait. J’ai commencé à la réparer, et le soldat m’a dit : « Arrête de faire le con. Que le commandant vienne et répare la tranchée lui-même ».
Malgré la volonté largement partagée de continuer à résister à l’agression russe, tout le monde s’interroge : « Pourquoi devrais-je être celui qui se sacrifie ? » Si les dirigeants ont fait une erreur de prévision, pourquoi les simples soldats devraient-ils le payer de leur vie ? Et cela vaut aussi pour les civils, dont la volonté de rejoindre les rangs de l’armée diminue. Même certains de mes amis qui avaient voulu s’engager en 2022 et qui n’ont pas été incorporés tentent aujourd’hui d’échapper à la mobilisation. La raison n’est pas tant la peur que certaines pratiques absurdes qui sont courantes dans l’armée : tout le monde les connaît. Ils auraient pu les changer depuis longtemps, mais à quelques exceptions près dans quelques unités particulières, ils ne l’ont pas fait.
En 2022, vous avez décidé de rejoindre l’armée bien que vous n’ayez pas connu le combat depuis 2014. Ces deux phases de la guerre sont-elles différentes pour vous ?
En 2014, c’était une guerre pour le territoire. Certaines personnes voulaient vraiment intégrer la Russie, même s’il s’agissait d’une minorité. Un nombre assez important de personnes ayant des opinions pro-russes voulaient rester en Ukraine, mais elles souhaitaient une fédéralisation [plus d’autonomie pour Donetsk et Luhansk]. Bien entendu, on pourrait débattre longuement du pourcentage de la population du Donbass qui défendait tel ou tel point de vue, et ce que les gens pensaient a évolué au fil du temps.
À la veille de l’intervention des troupes russes en 2022, une enquête menée dans le Donbass a montré que pour la plupart des gens, le bien-être était plus important que la question de savoir dans quel État ils vivraient - l’Ukraine ou la Russie. Cela vaut pour les personnes vivant de part et d’autre de la ligne de front. Bien entendu, le fossé entre les deux parties du Donbass s’est creusé au fil des ans. Ces personnes se sont habituées à avoir une double identité, pour ainsi dire. Lorsqu’ils vont à Lviv, ils sont considérés comme des moscovites, et lorsqu’ils sont à Moscou, les gens les traitent de khokhols
En 2014, c’est un Russe, Igor Girkin [dit Strelkov - NDLR), qui a déclenché la guerre (en tant que commandant militaire de la République populaire de Donetsk, note de l’auteur) et, plus tard dans l’année, les troupes russes ont envahi le pays. Mais il ne fait aucun doute qu’une partie de la population locale a décidé, pour diverses raisons, de se joindre à la lutte contre l’armée ukrainienne.
À cette époque, la guerre a eu un effet complètement différent sur moi. Elle a anéanti tout nationalisme en moi. Mais en 2022, nous avons été confrontés à une invasion ouverte, y compris dans des régions comme Kjiv, où personne n’a souhaité la bienvenue à l’armée russe. Une invasion du sud, des régions de Kherson et de Zaporojié, où la plupart des gens veulent retourner en Ukraine. En ce sens, il s’agit d’un autre type de guerre, et tout est beaucoup plus simple.
Ressentez-vous directement les effets de cette « double identité » parmi vos camarades de combat ?
Partout il y a des divergences d’opinion, même au sein de l’escouade. Par exemple, mon commandant de compagnie actuel a semble-t-il soutenu les anti-Maïdan au printemps 2014. J’ai des relations tendues avec lui, donc je me base plutôt sur ses arguments lors de ses conversations avec d’autres officiers. Selon lui, les habitants de l’est de l’Ukraine ont désapprouvé Maïdan et ont donc réclamé la fédéralisation, mais le gouvernement n’était pas disposé à accepter des négociations. Cependant, depuis que le groupe de Girkin (des séparatistes soutenus par des soldats russes, note de l’auteur) s’est emparé de la ville de Slovyansk en 2014, il estime qu’il s’agit d’une opération des services de renseignement russes. Il n’aime pas non plus ceux qui militent pour que nous passions tous à la langue ukrainienne. La plupart des membres de mon unité sont originaires des régions orientales et, si j’en crois ce que j’ai entendu, ils n’aiment pas les nationalistes des deux bords. Certaines de mes connaissances ont également servi dans des unités composées d’anciens membres de l’ancienne police anti-émeute Berkut, qui ont défendu le régime de Ianoukovitch lors du Maïdan et qui n’ont pas changé d’avis à ce sujet. En même temps, ils défendent l’Ukraine contre l’agression russe.
Quelle est ta fonction dans l’armée ?
Au cours des deux premières années de l’invasion à grande échelle, j’ai servi principalement en tant que transmetteur. En pratique, il s’agissait d’un travail assez varié - parfois derrière un ordinateur, parfois en train d’installer des radios et de poser des câbles de communication. Le plus souvent, en tant que transmetteurs, nous restions dans une tranchée à plusieurs kilomètres de la ligne « zéro » [de contact]. Nous assurons un circuit de communication de secours pour les gars qui se trouvent au point zéro. Si, par exemple, le réseau général de communication tombe en panne ou que le signal ne parvient pas jusqu’à eux, nous sommes là pour leur fournir une solution de secours.
Récemment, mon activité a changé, je sers dans un bataillon de reconnaissance, mais je préfère ne pas dire clairement ce que je fais.
-Dans les milieux de la gauche tchèque, la solidarité avec les civils et les réfugiés est forte, mais il y a encore peu de compréhension à l’égard de la résistance armée, ou l’engagement volontaire des Ukrainiens dans l’armée, et on entend des demandes pour arrêter la fourniture d’armes [occidentales]. Qu’en penses-tu ?
Lorsque que l’on subit l’invasion de plein fouet, cela vous change. Comme l’a dit l’un de nos rédacteurs, il est beaucoup plus facile d’établir des priorités dans des moments aussi critiques. Il y a beaucoup de choses qui sont importantes pour vous dans la vie de tous les jours. Mais lorsque votre propre vie est en jeu, cela devient la chose principale et tout le reste passe au second plan. Cela rend les idées un peu plus claires.
Dans les premiers jours de l’invasion, j’ai compris que l’avenir de la gauche en Ukraine dépendrait de la question de savoir si nous participerions activement à la guerre ou non. Nous sommes tous essentiellement jugés sur nos actions dans des moments aussi critiques. Nous, la gauche, ne sommes déjà pas très influents dans ce pays et si nous n’étions pas allés nous battre à ce moment-là, tout se serait effondré. La gauche aurait cessé d’exister sous une forme organisée en Ukraine. Pour diverses raisons, j’étais et je suis toujours l’un des représentants les plus visibles du courant de gauche qui est aujourd’hui dans les forces armées, et j’ai donc une responsabilité, non seulement envers moi-même, mais aussi envers les autres. C’était aussi plus facile pour moi, je ne suis pas marié, et je n’ai même pas d’enfants.
Pour tout dire, je n’étais pas certain de faire un bon soldat. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je ne m’y suis pas préparé. J’ai toujours pensé que je serais plus utile dans d’autres domaines, en écrivant des articles par exemple. Honnêtement, je ne suis toujours pas un très bon soldat (rires). Mais j’apprends petit à petit et on verra bien. J’ai encore au moins une année entière devant moi.
-Depuis le début de l’invasion russe à grande échelle, tu as écrit deux articles qu ont eu un certain écho : « Une lettre de Kiev à une gauche occidentale » et « Je suis un socialiste ukrainien, voici pourquoi je résiste à l’invasion russe », qui ont été traduits en plusieurs langues. Est-il possible de continuer à écrire en temps de guerre ?
Depuis le début de l’invasion, je n’ai pu écrire avec concentration qu’au cours des premiers mois, lorsque j’en avais la force. Il y avait plus de temps. Mon adrénaline était complètement hors de contrôle pendant ces premiers mois. Je n’ai jamais eu autant de facilité à écrire de ma vie. D’habitude, je me torture pour formuler chaque phrase, mais à cette époque, je m’asseyais et j’écrivais un article en une demi-journée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je n’en ai ni l’énergie ni la conviction nécessaires. Je suis plus critique maintenant, et je tourne les choses dans ma tête.
Dans un entretien, tu as dit que l’on ne savait pas exactement ce qu’il adviendrait de la population pro-russe des régions de Donetsk et de Louhansk ainsi que de la Crimée une fois que ces territoires seraient libérés. Quelles seront les relations avec cette composante de la société ? Que se passera-t-il ?
Nous avons déjà des zones libérées, c’est-à-dire que nous avons une pratique que nous pouvons analyser. Par exemple, un de mes amis, journaliste et ancien activiste de gauche qui a fui la Crimée en 2014 pour l’Ukraine, s’occupe maintenant des affaires de collaboration à Lyman. Les gens y sont souvent jugés injustement. Il y a, bien sûr, des cas où des personnes ont participé activement à la répression, et elles doivent assurément être condamnées. Mais il y a aussi des cas où l’Ukraine rend des jugements manifestement injustes, par exemple dans le cas d’un électricien des services techniques qui a assuré le maintien des installations pour les gens ordinaires à Lyman pendant l’occupation.
Il existe une vaste zone grise où les choses ne sont pas si claires. L’expression « État de droit » ne s’applique pas tout à fait à l’Ukraine, étant donné les nombreux problèmes que connaît le système judiciaire dans ce pays. Malgré tout, le niveau de répression et de respect des droits de l’homme dans les territoires occupés par la Russie est incomparable avec celui du reste de l’Ukraine.
Le discours dominant ukrainien à propos des régions orientales est également quelque peu schizophrène pour ce qui touche aux populations locales. D’une part, les gens les considèrent comme « nôtres », d’autre part, ils les considèrent tous comme des « séparatistes ». Il n’y a pas de discours cohérent sur ce qui s’est passé en 2014. De plus, si vous allez au-delà d’un certain discours convenu, lorsque vous dépeignez ce qui s’est passé, vous êtes considéré comme un séparatiste. À cet égard, je n’aime vraiment pas la façon dont les choses se passent en Ukraine.
-Tu as écrit sur le fait que le gouvernement Zelensky mettait en œuvre des politiques néolibérales dans le cadre de la guerre. En même temps, tu considères que Zelensky était le candidat le plus centriste, ou du moins le candidat le plus éloigné de la droite radicale. Nous aimerions savoir comment cela a évolué au cours des deux dernières années. Comment l’électorat perçoit-il cela ? Y a-t-il des changements à ce niveau ?
Oui, il y a des changements. À l’époque, je voulais dire que, parmi les hommes politiques qui avaient une chance de devenir président de l’Ukraine, Zelensky était le plus modéré en termes de nationalisme. Il n’y a pas eu de changement à ce niveau jusqu’à présent. Toutefois, le sentiment général s’est orienté vers un nationalisme plus prononcé. Et Zelensky a également évolué dans cette direction. On peut aussi trouver des hommes politiques plus ouverts à la population russophone, mais ils n’ont aucune chance de remporter l’élection présidentielle. Il me semble également que dans la gauche occidentale, on en comprend pas toujours qu’une position plus ouverte sur les questions linguistiques n’est pas synonyme d’un programme globalement progressiste. De mon point de vue, il s’agit souvent d’une tactique des populistes pour récupérer les anciens électeurs des partis pro-russes.
Zelensky a passé la première année et demie de son mandat à essayer de parvenir à la paix dans le Donbass, et les larbins de Porochenko le lui reprochent encore. Dans les premiers mois de l’invasion, il s’adressait encore au peuple russe dans ses discours. Comme de nombreux Ukrainiens, il espérait que les habitants de la Fédération de Russie finiraient par se soulever. À un moment donné, il a jeté l’éponge et a appuyé la demande de ne pas délivrer de visas aux Russes et de leur interdire l’accès à l’Europe.
À l’automne 2022, Poutine a décrèté la mobilisation et Zelensky s’est à nouveau adressé aux Russes en russe. À ce moment-là, l’opinion publique ukrainienne avait suffisamment évolué pour qu’il soit permettre de franchir la ligne autorisée. À ces moments-là, il est évident que les orientations politiques de Zelensky sont toujours plus ouvertes que celles du courant politique dominant en Ukraine. Alors, oui, nous avons de la chance que les choses se soient passées de cette manière.
Mais en même temps, cela n’enlève rien au fait que Zelensky se comporte comme un trou du cul sur de nombreux sujets. Dernièrement, par exemple, dans la manière dont il a abordé la question de la Palestine. Et aussi sa façon de répondre aux critiques, de se mesurer à ses rivaux politiques et de concentrer le contrôle des médias. Lui et ses proches collaborateurs sont des gens du spectacle et ils adoptent une approche très professionnelle et technique pour appréhender l’humeur du public. Par exemple, dans les premiers jours de l’invasion russe, ils ont regroupé les informations télévisées de toutes les chaînes en un unique téléthon. À l’époque, c’était adapté à la situation ; personne ne pouvait assurer seul une telle couverture de l’actualité. Mais aujourd’hui, on peut dire que cela aurait dû être abandonné depuis longtemps, car cela limite la liberté d’expression. Mais Zelensky ne le supprime pas. Des abrutis et des idiots. Nous pourrions dresser une longue liste de leurs politiques totalement inadaptées.
-Qu’en est-il de la participation de la gauche au Maïdan ? Vous ne faisiez pas partie de la gauche à ce moment-là. Pouvez-vous décrire le contexte de l’époque ?
J’ai une relation contradictoire avec cette période. J’étais au Maïdan, mais je n’aime pas le pathos qui y est associé. J’étais un activiste avant le Maïdan. Quelques mois plus tôt, nous avons essayé d’organiser une manifestation sur l’éducation. Nous avons distribué des tracts sur le campus, mais les gens étaient très passifs. Mais dès que le Maïdan a commencé, les mêmes personnes qui, quelques mois auparavant, disaient qu’il ne servait à rien de manifester, ou des choses tout aussi cyniques, se sont soudain passionnées pour la cause et ont tenu des discours tellement révolutionnaires que je me suis contenté de les regarder (rires). Je n’avais pas réalisé à l’époque que les gens changent soudainement lors des grandes mobilsations.
Maidan, c’est l’histoire d’une résistance à l’État, à l’appareil répressif, mais aussi celle de la solidarité. Mais lorsque la protestation est entrée dans une phase violente, la participation à cette violence a changé les gens, ce qui m’a mis mal à l’aise. Je suis originaire de Luhansk, et dès le premier jour, j’ai bien observé ce qui s’y passait. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai vécu Maïdan différemment de celles et ceux qui étaient en cours avec moi et de mes amis de Kjiv. Dès le début, j’ai eu peur que les choses tournent mal dans le Donbass. Malheureusement, c’est ce qui s’est produit.
Je suis devenu un militant de gauche au milieu de tout cela, en 2014, alors que la gauche occidentale ne se présentait pas sous son meilleur jour. En fait, la gauche ukrainienne était en décomposition à cause des mêmes problèmes que nous mettons aujourd’hui sur le compte de l’Occident.
La réaction de la gauche occidentale est globalement meilleure aujourd’hui qu’en 2014, notamment parce que l’identité de l’agresseur est désormais claire. Malgré cela, dans les premiers jours de l’invasion, j’ai estimé qu’il était nécessaire d’apporter une aide depuis ici pour expliquer le pourquoi et le comment, afin que nous puissions immédiatement mettre un terme aux réactions inappropriées. Je pensais, à ma manière assez excessive, que les Occidentaux allaient se réveiller. Aujourd’hui, je vois à quel point j’ai été naïf et combien j’ai sous-estimé l’ampleur du problème. En même temps, j’avais déjà eu l’expérience de 2014, suffisamment pour ne pas être trop surpris par la réaction de la gauche occidentale. Mais nous avons aussi des membres plus jeunes qui ont rejoint le mouvement de gauche au cours des quelques années qui ont précédé l’invasion, et pour certains d’entre eux, cela a été un choc.
Dans l’un de tes articles, tu as abordé la question du droit à l’autodétermination et tu as critiqué les arguments selon lesquels l’invasion de l’Ukraine n’est qu’un simple conflit par procuration. Selon toi, une partie de la gauche radicale adopte même une position plus « impérialiste » sur cette question que, par exemple, les responsables américains. Comment cela se manifeste-t-il et d’où vient-il selon toi ?
Une partie de la gauche occidentale a épousé les préjugés contre l’Ukraine, les représentations acritiques de la Russie, etc. En dehors de l’arrêt des livraisons d’armes, qu’est-ce que tous ces militant.e.s de la gauche anti-guerre veulent en réalité ? Ils veulent que les États-Unis et la Russie parviennent à un accord sans tenir compte de l’avis de ceux qui vivent ici. De telles réponses n’ont rien à voir avec les valeurs de la gauche. Une telle approche présuppose une acceptation implicite du modèle néo-réaliste en matière de relations internationales.
Sur ces questions, la gauche n’a pas trouvé d’approche commune qui puisse faire l’objet d’un consensus. Le seul consensus est probablement sur le droit à l’autodétermination des peuples, mais dans le cas de l’Ukraine, une partie de la gauche a brusquement oublié ce principe. Dans les situations critiques, des personnes par ailleurs raisonnables se mettent soudain à écrire toutes sortes de conneries.
Dans ce cas particulier, les États-Unis disent en substance que l’Ukraine peut décider quand et dans quelles conditions elle mettra fin à sa résistance. Toutefois, pour de nombreux autres conflits armés dans le monde, les États-Unis adoptent une position très différente en ce a trait au soutien au droit à l’autodétermination. Du moins dans les pays du Sud global.
Il me semble que cette position est quelque peu moralisatrice ?
Oui, et ce malgré le fait qu’il y ait eu beaucoup de critiques féministes au cours des dernières décennies qui condamnent à juste titre le fait de discréditer les femmes en tant qu’êtres émotionnels et non-objectifs. Avec la guerre, on projette cette « émotivité » sur nous, les Ukrainiens, même s’il n’y a rien de mal à cela. Pourtant, il n’y a rien de mauvais là-dedans. Le contraire de l’émotivité n’est pas la rationalité, mais l’indifférence. Et lorsqu’il s’agit de prendre des décisions difficiles, c’est cmme si la gauche oublie tout cela.
Le principal problème est, cela me me semble évident, la confusion entre anti-impérialisme et anti-américanisme. Tous les conflits sont perçus en termes d’opposition aux États-Unis.
Une autre chose qui me surprend toujours est la confusion entre la Fédération de Russie et l’Union soviétique. Bien que l’on puisse discuter de l’Union soviétique et de l’évaluation qu’il convient d’en faire, la Russie de Poutine n’est en aucun cas l’Union soviétique. Aujourd’hui, c’est un État complètement réactionnaire. On ne peut s’empêcher de remarquer combien d’auteurs de gauche glissent dans leurs textes des réflexions et des arguments qui montrent qu’ils continuent à voir la Russie comme l’Union soviétique. Et ce, même s’ils reconnaissent rationnellement que le régime de Poutine est réactionnaire, conservateur, néolibéral, etc. Et puis, boum, soudain ils lâchent quelque chose comme quoi le soutien des États-Unis à l’Ukraine est une sorte de revanche contre la Russie en raison de la révolution bolchévique. Quelle connerie ! (rires).
Quel conseil donnerais-tu à la gauche occidentale ?
Une partie significative de la gauche a adopté une position absolument incorrecte. Ceux qui consacrent leur temps à défendre l’Ukraine font, somme toute, ce qui est juste. La gauche est en crise partout. C’est tout simpement que dans certains cas, elle est complètement foutue, comme ici, et que dans d’autres cas, elle va mieux, comme à l’Ouest. Si je devais donner un conseil de portée générale, je recommanderais de ne moins se préoccuper de savoir quelle position abstraite est correcte, et de se concentrer davantage sur des actions pratiques pour nous aider à sortir du trou dans lequel nous nous trouvons.
Même au sein de notre propre organisation, jusqu’en 2022, nous avons adopté des positions différentes sur la guerre dans le Donbass. Il était parfois difficile de concilier ces sensibilités. Pour ne pas aggraver la situation, nous nous sommes souvent censurés. L’un de mes arguments est qu’il ne faut pas se disputer sur des points sur lesquels on ne peut pas avoir d’influence. Les gens de gauche sont souvent perçus comme condescendants, ils se considèrent comme les seuls à être raisonnables et à avoir l’esprit critique. Pourtant, de l’intérieur, il est facile de constater qu’il s’agit en grande partie de formules toutes faites. Par exemple, la façon dont certains militants de gauche présentent leur position et leur stratégie dans les débats. Au lieu de se livrer à une analyse des situations concrètes, ils se contentent souvent de reproduire des schémas établis dans un contexte et à une époque totalement différents et qui ne correspondent pas du tout à la situation. Nous devons nous éloigner de ces stéréotypes. Le marxisme n’est pas un dogme, mais pour diverses raisons, trop de marxistes réduisent en pratique le marxisme à une simple répétition de dogmes établis. « Pas de guerre en dehors de la guerre des classes », etc.
Un exemple révélateur s’est produit au printemps dernier lors de la venue de la délégation allemande de député.e.s de Die Linke au Bundestag. Jusque là, leur position sur la fourniture d’armes était totalement négative. Au moment de leur départ, le président du groupe a déclaré qu’ils avaient reconsidéré certaines de leurs positions après ce qu’ils avaient appris à Kjiv. Par exemple, le fait que les Ukrainiens ont de toute évidence besoin d’une défense antimissile. La même défense antimissile qu’ils avaient refusé de fournir jusqu’alors les avait en fait protégés à Kjiv ! Ainsi, plus d’un an après l’invasion, ils ont réalisé à quel point elle était nécessaire. Il leur a fallu beaucoup de temps pour en arriver là, et il leur reste encore beaucoup de choses à comprendre (rires). Mais c’est au moins le minimum.
-Y a-t-il quelque chose que tu voudrais dire à la gauche tchèque, par exemple en ce qui concerne le pacifisme radical auquel tu as fait allusion ?
La gauche tchèque a connu l’expérience historique de la répression du Printemps de Prague, je ne comprends donc pas pourquoi elle ne parvient pas à mieux comprendre notre positionnement. Peut-être est-ce dû à une dépendance excessive à l’égard des théories de la gauche occidentale. Pour être franc, il en allait exactement de même dans notre pays et, à certains égards, c’est encore le cas aujourd’hui. Après 1989, la situation de la gauche en Ukraine était très déprimante et nous nous sommes d’autant plus tournés vers les auteurs occidentaux. À la revue Commons, nous faisons également des traductions. Mais à partir d’un certain stade, on comprend et on sent que nous avons besoin d’une sorte de décolonisation de nous-mêmes. Le 24 février 2022, jour de l’invasion russe, est aussi devenu le moment d’une émancipation intellectuelle pour nous. Il est nécessaire d’être plus critique à l’égard de ce qu’écrivent les auteurs occidentaux, dont nous avons beaucoup appris et ce que nous reconnaissons ouvertement, mais nous nous trouvons dans un contexte quelque peu différent. Nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses dans une perspective locale. Et cela inclut le développement d’une analyse locale des idées des auteurs occidentaux de gauche.
Ici, dans les milieux de gauche, nous avons aussi, et cela nous a fait du tort, souvent simplement reproduit les points de vue de la gauche occidentale. Les deux fléaux de la politique de la gauche contemporaine sont la reconstruction historique et l’adoption des conceptions à la mode. Les gens lisent des auteurs qui ont cent ans d’âge et se proclament marxistes ou féministes au vu de ces textes classiques... Le monde a beaucoup changé et les gens lisent les classiques trop littéralement, même quand ils ne sont plus réellement en phase avec les conditions actuelles. Deuxièmement, la gauche ne peut pas s’empêcher de faire siennes les guerres culturelles ou les sous-cultures occidentales à la mode. En 2016, deux militants de gauche qui participaient à une manifestation en Ukraine ont décidé de scander le slogan « De l’argent pour l’éducation, pas pour la guerre ». Seulement, ils l’ont importé d’un contexte complètement différent, de l’Italie, qui a été impliquée dans une agression impérialiste. En ce qui nous concerne, l’Ukraine est d’abord et avant tout victime de l’agression d’un autre État. En bref : ce fut un désastre. Les conséquences pour la gauche locale ont été tout simplement terribles. Nous étions déjà dans une situation difficile après 2014, et cette seule action, ce seul slogan, n’a fait qu’empirer les choses. Alors oui, nous avons fait beaucoup d’erreurs. Il faut reconnaître que certains d’entre nous ont tiré de mauvaises conclusions. Nous aussi avons beaucoup à apprendre. Mais en même temps, notre amère expérience nous a appris un certain nombre de choses.
Source. Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro, à partir de la traduction du tchèque en anglais d’Adam Novak.