Tout comme Keir Starmer (au Royaume-Uni), Massoud Pezeshkian, le nouveau président réformateur de l’Iran, n’a pas fait beaucoup de promesses concrètes lors de sa candidature, d’où son commentaire de cette semaine selon lequel il n’a rien promis qu’il ne puisse tenir. Les 16,4 millions de bulletins de vote – 54,76% des voix sur les 30,5 millions d’électeurs, avec un taux de participation de 49,68%, plus élevé que les 39,93 du premier tour du 28 juin – qu’il a reçus étaient autant contre Saïd Jalili, son rival au second tour des élections présidentielles le 5 juillet, qu’en faveur de ses politiques.
Saïd Jalili était considéré comme le successeur de l’ancien président Ebrahim Raïssi [mort accidentellement le 19 mai 2024], ultra-conservateur et très détesté. Il était et reste un opposant au pacte nucléaire de Téhéran de 2015 [Accord de Vienne sur le nucléaire iranien-JCPOA-Joint Comprehensive Plan of Action] avec les grandes puissances, négocié du côté iranien par le ministre des Affaires étrangères de Hassan Rohani [2013-2021], Mohammad Djavad Zarif. Quelques années avant l’accord, Saïd Jalili avait été le principal négociateur sur le nucléaire de l’Iran pendant cinq ans à partir de 2007, une période au cours de laquelle l’Iran a adopté une approche agressive et intransigeante dans les discussions avec l’Occident. Cette période coïncidait avec la première série de sanctions majeures imposées au pays. Toutefois, comme de nombreuses personnes l’ont souligné ces dernières semaines, les sanctions, loin de punir les dirigeants politiques iraniens, ont créé des possibilités pour nombre d’entre eux et leurs proches de devenir multimillionnaires, voire milliardaires dans certains cas. La plupart de ces personnes transfèrent régulièrement leurs gains mal acquis à l’étranger, sur des comptes détenus par des proches ou sur des comptes bancaires offshore, sans risque de se voir imposer des sanctions.
Pendant ce temps, les Iraniens ordinaires souffrent de la hausse des prix et du chômage ou du sous-emploi endémique qui rendent la vie extrêmement difficile.
Samedi matin, 6 juillet, la plupart de ceux qui célébraient la victoire en Iran semblaient soulagés que les deux principaux candidats conservateurs, Mohammad Ghalibaf [candidat lors du premier tour ayant réuni 14,41% des votes] et Saïd Jalili, représentants d’une bande de réactionnaires corrompus, aient été battus. Peu après l’élection, les différentes factions du camp conservateur ont entamé des récriminations, reprochant aux deux concurrents de ne pas s’être unis. Selon le site web Amwaj:
«Des personnalités politiques conservatrices ont confirmé l’intervention du commandant de la Force Al-Qods (la branche internationale du commandement des Gardiens de la révolution islamique) avant les élections. Esmail Qaani [occupant ce poste depuis janvier 2020] aurait tenté de convaincre Jalili de se retirer en faveur de Qalibaf – une décision qui pourrait venir accabler le commandant militaire.»
Il ne fait aucun doute que Qalibaf était le candidat du très détesté Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI).
Toutefois, comme je l’ai déjà écrit, il ne faut pas s’attendre à grand-chose de la part de la nouvelle administration présidentielle. Les partisans des factions réformistes de la République islamique nous disent que le fait que Massoud Pezeshkian ait été autorisé à se présenter et que les votes n’aient pas été «manipulés» pour donner une victoire aux conservateurs prouve que le Guide suprême Ali Khamenei est désireux de conclure un accord avec les Etats-Unis et l’Occident. Il ne fait aucun doute qu’avec un gouvernement dirigé par des réformateurs, Khamenei peut faire preuve de souplesse en matière de politique étrangère sans perdre la face. Cela était plus difficile sous Raïssi, qui était prudent en raison de son mandat limité. Toutefois, dans sa déclaration félicitant Massoud Pezeshkian pour son succès électoral, le Guide suprême a «conseillé» au président élu de «suivre la voie» d’Ebrahim Raïssi et «d’utiliser les ressources abondantes du pays».
Cette déclaration a été suivie d’une réunion de cinq heures entre le Guide suprême et le président nouvellement élu. Nous en saurons plus sur l’orientation de l’Iran lorsque Pezeshkian aura nommé son cabinet. Les spéculations vont bon train sur le fait qu’étant donné le rôle important joué par Mohammad Djavad Zarif lors des élections présidentielles, il pourrait se voir offrir le poste de ministre des Affaires étrangères,
Lors d’un rassemblement de campagne en faveur de Pezeshkian le 3 juillet, Zarif a demandé aux électeurs de «renvoyer chez eux ceux qui n’ont rien accompli pour le pays, si ce n’est des sanctions, de l’humiliation et de la misère». Le lendemain des résultats, Zarif a écrit sur Twitter que l’Iran de Pezeshkian serait «plus unifié, plus résolu et plus préparé que jamais à relever ses défis, à renforcer ses relations avec les pays voisins et à réaffirmer son rôle dans l’ordre mondial émergent».
Toutefois, il est peu probable que Zarif soit accepté par le Majles (parlement) iranien, actuellement dominé par les conservateurs et dirigé par Mohammad Ghalibaf. A moins d’une intervention directe du Guide suprême. Le président élu a également rencontré son ancien rival, Qalibaf. Nous supposons dès lors que le rôle du Majles dans l’approbation ou le rejet des nominations ministérielles (cabinet) a été discuté.
Des défis à relever
Pezeshkian découvrira bientôt les limites du poste exécutif le plus élevé de la République islamique d’Iran. Les expériences de ses prédécesseurs, les réformateurs Mohammad Khatami [1997-2005] et Hassan Rohani, nous fournissent de nombreux exemples.
Tout d’abord, Pezeshkian devra être prêt à affronter les obstacles créés par les factions les plus conservatrices. Pendant sa présidence, Mohammad Khatami a été régulièrement confronté à des protestations et à des manifestations de groupes comme Ansar-e Hezbollah [Partisans du Parti de Dieu, organisation paramilitaire], de manifestants portant le voile et de motocyclistes de la «Bassidj» (milice islamique fondée par Khomeini en novembre 1979), en colère contre ce qu’ils appelaient la tolérance du gouvernement à l’égard des comportements «anti-islamiques», allant jusqu’à l’arrestation et à l’emprisonnement de journalistes – même de certains partisans du président – et de détracteurs, ce qui a créé des problèmes pour le gouvernement.
L’un des défis les plus importants a été une lettre adressée au président de l’époque par de hauts commandants des Gardiens de la révolution. Après un incident survenu dans les dortoirs de l’université de Téhéran le 9 juillet 1999, 24 commandants ont averti le président que «notre patience était à bout» et que s’il n’était pas mis fin aux manifestations étudiantes, ils prendraient des mesures. Le contenu de cette lettre menaçait le deuxième personnage le plus puissant de la République islamique d’Iran et a été considéré par certains comme une allusion à un «coup d’Etat».
Pendant la présidence de Hassan Rohani [2017-2021], les problèmes et les défis se sont manifestés différemment. Les groupes de pression sont devenus actifs dans l’arène politique de l’Iran dans ce qui a été décrit comme des groupes «autonomes». L’incompétence du gouvernement iranien à y répondre a conduit aux manifestations sanglantes de 2017 et 2019, ainsi qu’à une série de grèves et de protestations de retraités, de travailleurs et d’enseignant·e·s.
Les échecs économiques s’expliquent en partie par le fait que le gouvernement de l’époque avait basé ses plans sur l’accord nucléaire, et une fois que celui-ci a échoué à la suite du retrait des Etats-Unis de l’accord [mai 2018], le président a été confronté à une résolution parlementaire (le Plan d’action stratégique pour la levée des sanctions) qui a bloqué la voie au retour et à la relance du JCPOA.
Bien que Pezeshkian n’ait pas fait beaucoup de promesses au cours de sa campagne, il a déclaré: «Je garantis que l’ensemble du gouvernement s’opposera fermement aux patrouilles de moralité, aux mesures de censure et d’anti-censure, ainsi qu’aux pressions extérieures dans toutes les réunions.»
Ceux qui ont voté pour lui s’attendent à ce qu’il s’attaque à la police de la moralité et à la censure, ce qui devrait être une priorité pour le président élu. Cependant, il n’est pas facile de réussir dans ces domaines car, selon les responsables, des questions telles que l’opposition au hijab obligatoire sont une «obligation gouvernementale» et une exigence d’Ali Khamenei. Ce dernier a souligné à plusieurs reprises qu’il ne ferait pas de compromis sur la question du hijab. Au début de l’année 2022, Ebrahim Raïssi a publié un décret intitulé «Plan pour le hijab et la chasteté» à l’intention de l’exécutif et des organismes chargés de l’application de la loi, et un projet de loi portant le même nom a été approuvé à l’issue de plusieurs cycles entre le parlement (Majles) et le Conseil des Gardiens de la Constitution. Sa mise en œuvre n’a été que retardée en raison des élections législatives de l’année dernière et de la récente élection présidentielle.
En ce qui concerne la censure, selon le ministre des Communications et des Technologies de l’information du précédent gouvernement, la question n’est pas du ressort du gouvernement. Bien que six des treize membres du comité qui régit le filtrage d’Internet et des médias sociaux soient issus du gouvernement, les autres membres nommés par des agences non élues semblent avoir plus d’influence. Le 15 mai, le ministre des Communications a déclaré lors d’une interview avec le journal Shargh à propos de la censure: «Les restrictions d’Internet ne sont pas entre nos mains, et le comité de filtrage doit être responsable de la levée des blocages des sites Web et des plateformes de médias sociaux.» Dans ces conditions, on ne voit pas comment Pezeshkian peut surmonter ces «pressions extérieures».
Sur la question de la «police de la moralité», si elle continue à réprimer les femmes qui refusent de porter le hijab dans la rue, comment le président réagira-t-il? Comment tiendra-t-il sa promesse?
Au-delà des défis immédiats auxquels le président élu s’affronte, il doit également faire face à une longue liste de questions politiques et économiques à moyen et long terme, dont certaines sont liées aux relations extérieures de l’Iran. Des problèmes très similaires ont persisté sous l’administration d’Hassan Rohani et n’ont pas été résolus jusqu’à la fin de son mandat.
Avant les élections présidentielles, Saeed Laylaz, professeur d’économie, a fait remarquer que la candidature de Massoud Pezeshkian avait été approuvée en raison de sa capacité à «résoudre les graves déséquilibres économiques de l’Iran». Saeed Laylaz a déclaré à l’agence de presse Eco que la résolution des problèmes économiques nécessitait un gouvernement jouissant d’une légitimité maximale, et que l’émergence d’un gouvernement de préférence réformiste faciliterait la résolution des problèmes économiques. Pendant la campagne, Pezeshkian a lié certaines de ses promesses économiques à l’amélioration des relations extérieures, visant une croissance économique de 8% qui dépendrait de l’arrivée de 200 milliards de dollars d’investissements étrangers par an.
La relance du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action), le contournement des sanctions et la résolution des problèmes avec les banques mondiales (GAFI) font partie des défis importants que devra relever le président élu. Bien que Pezeshkian se soit engagé à faire tout son possible pour retirer le nom de l’Iran de la liste noire du Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI). Selon mon interprétation, ce changement du GAFI est lié à une modification du soutien financier de l’Iran au Hezbollah (du Liban). Compte tenu du conflit actuel au Moyen-Orient et de la possible escalade du conflit entre Israël et le Hezbollah, il est difficile de voir comment le nouveau président parviendra à réduire ou à mettre fin aux contributions financières de l’Iran au groupe chiite.
En ce qui concerne les relations avec les Etats-Unis, Ali Abdolalizadeh [il faut ministre du Logement et du Développement urbain de 1997 à 2005 sous la présidence de Khatami], le chef de la campagne de Pezeshkian, a promis de «négocier avec Trump pour lever les sanctions. C’est un homme d’affaires, et nous comprenons bien le langage du commerce.» Il se pourrait qu’ils aient reçu le feu vert de Khamenei, mais sans sa volonté, les relations étrangères resteront limitées, poursuivant probablement les relations de l’Iran avec la Chine et la Russie.
Hadi Kahalzadeh, un expert économique, a déclaré à BBC Persian que l’un des défis majeurs de Pezeshkian est que le gouvernement a pratiquement été dépouillé de son pouvoir de décision dans les domaines de l’économie, du l’aide sociale, de la santé et de la société, nous laissant dans un état de «non-gouvernement» où il n’y a pas de gouvernement unifié. Hadi Kahalzadeh note que la capacité du gouvernement iranien à élaborer des politiques et à résoudre des problèmes nationaux a considérablement diminué, politiques désormais contrôlées par de nombreuses institutions extérieures au gouvernement.
Les ressources financières du gouvernement sont en effet limitées et ses dépenses sont très élevées, ce qui entraîne un déficit budgétaire. L’Etat alloue des ressources aux subventions, aux salaires et aux pensions, ce qui laisse très peu d’argent pour les investissements. Cette situation a réduit les dépenses de développement du gouvernement, ce qui a mené à un gouvernement inefficace, coûteux et improductif, incapable de créer du «bien-être social». Pezeshkian fera-t-il donc ce que d’autres présidents iraniens ont fait et empruntera-t-il à la Banque centrale, ce qui provoquera de l’inflation?
Un autre défi consistera à affronter les «profiteurs de sanctions». Il s’agit d’individus et de groupes possédant de grandes fortunes qui ont acquis des rentes susceptibles de causer des problèmes au gouvernement, principalement parce que leur richesse leur a donné un pouvoir politique qui échappe au contrôle du gouvernement. Par le passé, ces groupes ont réussi à déclencher des vagues de protestations de rue contre le gouvernement, partant de villes religieuses et s’étendant à l’ensemble du pays.
L’opposition et le régime iranien
Vendredi dernier 5 juillet, les manifestant·e·s de droite qui se trouvaient devant les ambassades iraniennes en Europe et aux Etats-Unis disaient à ceux qui étaient allés voter qu’ils prolongeaient la vie de la République islamique, sans doute parce qu’ils pensaient que Pezeshkian pourrait améliorer la situation, ne serait-ce que pour une courte période.
Ces mêmes royalistes nous disent qu’ils ne comprennent pas pourquoi il y a eu une révolution en 1979 alors que la situation économique de l’Iran était très bonne! Tout d’abord, il y a une contradiction évidente dans de telles affirmations, mais plus important encore, les révolutions ne se produisent pas simplement parce que la situation d’un pays est terrible, qu’il y a de la famine et de la dévastation, sinon nous aurions assisté à des révolutions dans plusieurs pays du Sud.
Deuxièmement, comme je ne cesse de le répéter, la République islamique d’Iran n’est pas sur le point d’être renversée par un véritable soulèvement populaire. Bien sûr, la possibilité d’un changement de régime par le haut est organisée par les Etats-Unis et leurs alliés, mais cela ne semble pas être à l’ordre du jour, même si Trump arrive au pouvoir en janvier 2025. Le régime clérical a perdu un soutien considérable parmi les Iraniens et Iraniennes ordinaires, mais il dispose d’incroyables capacités, se réinventant et trompant beaucoup de monde. Le fait que près de 30 millions d’Iraniens aient voté vendredi le prouve et au lieu de faire l’autruche en prétendant que rien ne s’est passé, comme semble le faire la majeure partie de la gauche en exil, nous devrions nous demander pourquoi nous sommes dans cette terrible situation et ce que nous pouvons faire pour ne pas nous retrouver dans une situation similaire dans les années à venir.
Réactions régionales à l’élection de Pezeshkian
Le soutien chaleureux des alliés de l’Iran en Irak et en Syrie était attendu, mais le ton amical des messages du roi Abdallah d’Arabie saoudite et de Ben Salman (MBS) a été un peu plus surprenant.
L’Azerbaïdjan et la République islamique d’Iran étaient en conflit depuis des décennies, l’Iran soutenant l’Arménie chrétienne dans le conflit du Haut-Karabakh. La République islamique a changé de position et le président Ilham Aliyev a été l’un des premiers à féliciter son compatriote azéri, Massoud Pezeshkian: «Je vous félicite chaleureusement pour votre élection à la présidence de la République islamique d’Iran. Nous attachons une grande importance aux relations entre la République d’Azerbaïdjan et la République islamique d’Iran, qui reposent sur des bases solides telles que des racines religieuses et culturelles communes, l’amitié et la fraternité.»
Dans le même temps, le premier ministre arménien Nikol Pachinian a félicité le président élu iranien Pezeshkian pour avoir remporté le second tour de scrutin vendredi, ajoutant: «Les relations avec le pays frère de la République islamique d’Iran revêtent une importance particulière pour le gouvernement et le peuple de la République d’Arménie, relations qui n’ont cessé de se développer depuis la déclaration d’indépendance de l’Arménie.»
Article publié par le site Academia.edu, juillet 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre.
Yassamine Mather est chercheuse dans le cadre du Middle East Centre de l’Université d’Oxford, rédactrice de Critique: Journal of Socialist Theory.