Cinq mois après l’investiture de Javier Milei en tant que président, quels sont, selon vous, les traits généraux qui définissent la situation ?
Ce que je vois comme caractéristique principale, c’est que nous sommes confrontés à une situation sans précédent à l’échelle mondiale. D’une part, parce qu’il est le premier président anarcho-capitaliste de l’histoire et, d’autre part, en raison de l’austérité budgétaire, qui est sans précédent par sa profondeur, son étendue et sa rapidité d’exécution. J’ajouterai que le projet Milei va au-delà de la simple gestion de la crise capitaliste locale, mais a pour ambition de résoudre cette crise en termes historiques avec une reformulation complète du pays en termes économiques, sociaux et politiques, ce qui implique un changement profond des relations sociales en faveur du capital.
Le président l’a dit très clairement lors de sa rencontre avec les grands magnats argentins, ceux qui détiennent le pouvoir réel. Il leur a dit, « je vais mettre de l’ordre au niveau macro, et c’est à vous de faire le reste ». Ces magnats incarnent les marchés qui, selon la conception de Milei, sont non seulement la meilleure façon d’allouer des ressources, mais aussi la mesure de la valeur de toutes les valeurs. Le résultat sera un pays soumis au capital financier et aux grandes entreprises, en particulier celles impliquées dans l’extractivisme. Un pays plus compétitif, plus individualiste, plus soumis à la loi du profit, plus inégalitaire qu’il ne l’est déjà. C’est l’enjeu de la législation et de l’ensemble de mesures financières qui seront à l’ordre du jour du Sénat dans les prochains jours. Il faut faire le siège du Congrès pour qu’elles ne soient pas approuvées.
Tout cela a son reflet dans ce que certains appellent désormais une nouvelle ère dans les relations internationales.
Le réalignement total avec les États-Unis et Israël, considérés comme des alliés stratégiques quasi exclusifs. Les nouvelles relations charnelles ?
Oui, bien sûr, il s’agit d’un réalignement global. La visite de la générale Richardson, cheffe de l’US Southern Command, reçue quasiment comme un chef d’État, et le fait que le président Milei se soit rendu tôt le matin à Ushuaia, tout au sud du pays, pour la rencontrer, est plus que symbolique. Là, la générale n’a pas mis l’accent sur la défense de « nos » ressources naturelles comme elle l’avait fait lors de ses précédentes visites, mais a mis l’accent sur une vision géopolitique. Elle a remis en question la base chinoise installée à Neuquén qui, comme cela a été prouvé à maintes reprises et a été ratifié par le chancelier Mondino, a des objectifs scientifiques et non militaires, et a en même temps souligné l’intérêt de construire une base dans le sud qu’ils appellent « intégrée ». Cette base aurait des fonctions logistiques, d’approvisionnement et militaires. Pendant la période du kirchnerisme, notre marine envisageait de construire cette base, qui serait financée par les Chinois, mais les pressions américaines l’ont bloquée. Ce qui est en jeu, c’est le contrôle des mouvements navals dans le sud, le passage de l’Atlantique au Pacifique. Les Etats-Unis raisonnent en termes stratégiques, et planifient des routes maritimes côtières du sud du continent en cas de problèmes futurs avec le canal de Panama. Il faut également rappeler que sous la pression des Etats-Unis, plusieurs projets (la centrale nucléaire Atucha III, des barrages et autres projets mineurs) qui avaient été financés par la République populaire sont en train d’être désactivés.
Les Etats-Unis veulent écarter le « danger chinois » en l’éloignant du sud. Le refus de Milei d’adhérer aux BRICS va dans ce sens. En cas de fortes tensions géopolitiques entre les deux grandes puissances, le gouvernement Milei place le pays d’un côté de la confrontation, sans en mesurer les conséquences. On pourrait dire la même chose des relations avec Israël. Le président a soutenu et justifié toutes les atrocités commises par l’armée israélienne à Gaza.
De quoi dépend la réalisation de ce projet de réorganisation du pays ?
Cela dépend de la capacité du gouvernement à passer le cap de l’ajustement et à stabiliser l’économie. Pour cela, il a développé une politique de choc sous la forme d’un programme de dévaluation monétaire et d’austérité budgétaire. Ce programme est censé être une phase préalable au plan de stabilisation qui imposerait la levée de l’ancrage de la monnaie et l’unification des taux de change. Objectifs immédiats : réduire l’émission monétaire à zéro, atteindre un nouvel équilibre des prix relatifs de l’économie (taux de change, tarifs, prix, salaires) et améliorer le bilan de la Banque centrale.
Le gouvernement considère comme un succès la réalisation d’excédents budgétaires primaires et totaux (après paiement des intérêts), le fait que la Banque centrale ait continué à acheter des dollars, qu’elle ait dévalué ses passifs porteurs d’intérêts, que les taux de change financiers aient baissé et que l’écart entre les taux de change (le taux officiel et le taux du marché parallèle) se soit réduit. Tout cela aurait entraîné un ralentissement de l’inflation, qu’ils présentent comme une trajectoire descendante, mais les prix continuent d’augmenter pour l’instant. Moins qu’avant, mais toujours en hausse.
Mais l’économie s’enfonce
La contrepartie de cet ajustement brutal est la chute de l’activité économique. Une chute plus importante que ce qui avait été estimé au début du gouvernement. En quatre mois, les salaires ont baissé de 20/25% - le salaire moyen des travailleurs formels est passé pour la première fois sous le seuil de pauvreté - et les retraites ont baissé de 30%, les travaux publics sont quasiment à l’arrêt, les ventes ont chuté à des niveaux pandémiques, le crédit est quasi inexistant. La baisse de l’activité affecte la collecte des impôts, ce qui remet en cause l’objectif d’un déficit budgétaire nul pour la fin de l’année. On s’attendait à ce que les mois de mars et d’avril soient les plus difficiles, mais ce pressentiment s’est déplacé vers mai-juin, tandis que le manque de dollars jette un doute sur la date de levée de la réglementation (cepo), une condition imposée par le président pour relancer l’activité, qui est maintenant attendue pour le dernier trimestre de l’année. En tout état de cause, le FMI estime à 2,8 % la baisse du PIB cette année, tandis que les estimations privées la situent à plus de 3 %.
Cependant, de nombreux doutes subsistent quant à la durabilité de l’ajustement.
Cet ajustement vient d’une part de l’impact de l’inflation sur les postes budgétaires gelés (retraites, salaires publics et plans sociaux), c’est le « mixeur » expliquant un peu plus de 50 % de l’ajustement. La suspension d’une grande partie des travaux publics, la réduction des subventions aux provinces et la réduction des contrats et des subventions c’est la « tronçonneuse », le reste étant dû aux paiements qui n’ont pas été effectués.
L’effet mixeur tend à se diluer, il ne peut se maintenir dans le temps, tandis que les paiements non réalisés sont des dettes qui doivent être remboursées à un moment ou à un autre. Il n’est pas certain que le taux de change puisse être maintenu sans une nouvelle dévaluation, que la baisse de la demande n’entraîne pas également une baisse des recettes fiscales, ce qui nécessiterait un deuxième choc d’ajustement, et aussi que, bien que la banque centrale achète des dollars, il y a des dettes en cours pour des importations non payées, de sorte que la récolte nette de réserves est maigre et ne couvre pas les besoins pour lever le cepo. D’où les voyages à l’étranger du ministre Caputo pour mendier 15 milliards de dollars.
Bref, le programme comporte de nombreuses incohérences qui risquent à un moment donné de le court-circuiter, mais l’économie n’est pas une science exacte, les éléments politiques et sociaux jouent un rôle.
Quelles sont les implications de la nouvelle Loi fondamentale et de l’ensemble des mesures budgétaires qui sont actuellement discutées au Sénat, après avoir été approuvés par la Chambre des députés ?
Le gouvernement mise tout sur l’approbation de la Loi fondamentale et des mesures budgétaires, qui lui donnerait des prérogatives législatives pendant un an et lui permettrait de modifier les lois, d’avancer sur la relation capital-travail, de rétablir l’impôt sur le revenu pour les travailleurs, de changer la structure de l’État, d’accorder de grandes facilités aux capitalistes et d’initier une nouvelle vague de dénationalisations. C’est la base d’un changement profond de la matrice économique et sociale. Attendons de voir ce qui se passera au Sénat. S’il était adopté, le virage idéologique que prendrait le pays serait dramatique et difficilement réversible.
Des éléments politiques et sociaux sont en jeu. Vous me donnez l’occasion de vous demander comment vous voyez la réaction sociale et ses perspectives face à tout cela ?
La réaction initiale a été très tiède. J’ai tendance à penser qu’il y a eu un moment de perplexité face à une attaque aussi dure et rapide contre les travailleurs, mais aussi que des secteurs du péronisme ont donné du temps à l’ajustement, qui pourrait être compris comme une continuité de leurs gouvernements précédents qui ont découragé les mobilisations. Il est bien connu que lorsqu’un muscle n’est pas utilisé, il s’affaiblit. D’autre part, dès les premiers jours, le gouvernement Milei a cherché à discipliner la protestation sociale et à faire peur aux gens, à la fois par la violence orale du président lui-même et par le ministère de la Sécurité avec le protocole anti-piquet de Bullrich. Je n’exclus pas une certaine résignation : nous ne pouvons rien faire dans l’immédiat, pensons au moyen terme, aux élections, aux programmes, etc.
C’était le début. Au cours des quatre derniers mois, nous avons assisté à une série de marches, de rassemblements, de grèves partielles et générales, chaque fois plus suivies et plus politiques, l’une après l’autre. En parallèle, les conflits syndicaux se sont nombreux. Je ne fais pas tant référence au 8M [8 mars] ou au 24M [24 mars, date anniversaire du coup d’état de 1976], qui ont enregistré cette année une participation et une politisation record, mais il s’agit de dates déjà traditionnelles dans l’agenda populaire. Je me réfère en particulier à la marche du 23A [23 avril] pour la défense de l’université et de l’enseignement public, qui avait un caractère fédéral et qui a mobilisé plus d’un million de personnes dans tout le pays. Nous verrons comment le conflit se poursuivra, mais il pourrait s’agir d’un tournant dans la situation générale, d’où émergerait un nouveau sujet social. Au même moment les députés concoctaient les derniers accords pour approuver à moitié la Loi de Bases, ce qui montre à quel point les « représentants du peuple » sont éloignés de la société réelle. Il convient de noter qu’un événement politique de cette ampleur a été un signal d’alarme pour le gouvernement, qui ne s’y attendait pas, mais qui n’a pas modifié son programme. L’opposition n’a pas non plus pu en tirer parti. Pour l’instant, les attentes pour l’avenir alimentent le soutien au gouvernement, qui semble rester élevé.
Mais je voudrais souligner les événements dans lesquels la CGT, et donc des milliers de travailleurs, ont joué un rôle de premier plan. Le 24 janvier, la CGT a appelé à une grève nationale avec mobilisation. Une action sans précédent par l’ampleur de l’appel (les deux CTA, les mouvements des droits de l’homme, des femmes, de l’environnement, des minorités sexuelles et le retour des assemblées de quartier). Alors que le 1er mai, une multitude de travailleurs, estimée à plus de 300.000, s’est rassemblée avec un manifeste totalement critique à l’égard du gouvernement et entérinant la deuxième grève nationale qui a eu lieu le 9 mai avec succès. Toutes les informations disponibles indiquent qu’elle a été plus forte et plus étendue que la précédente, et pas seulement parce les transports sont en grève. Mais la chute de l’activité économique est telle que l’on craint déjà que la récession ne se transforme en dépression et, au ministère du travail, les demandes d’adhésion des employeurs aux programmes de prévention des crises se multiplient. La peur de perdre son emploi augmente également parmi les travailleurs.
La contrepartie est la forte fragmentation de la représentation politique au parlement et les luttes intestines au sein des différentes formations politiques. Inexplicablement, la gauche s’est divisée lors du rassemblement du 1er mai. Un secteur a décidé de s’isoler sur la Plaza de Mayo, tandis qu’un autre, heureusement, ou peut-être à cause de cela, celui qui a une plus grande insertion syndicale et territoriale, a participé au mouvement réel avec ses propres slogans dans un exercice clair d’unité d’action (je partage cette attitude politique).
Vous semblez placer beaucoup d’espoirs dans la CGT, jusqu’où pensez-vous qu’elle puisse avancer compte tenu de son bilan plus que discutable ?
D’abord une précision : la CGT, c’est sa direction, ce sont les syndicats qui la composent et ce sont les millions de travailleurs qui font sa force. Ces composantes ne pensent pas toujours de la même façon.
Maintenant, je pars des faits. Pour autant que nous le sachions, la majorité automatique qui dirige la centrale hésitait à appeler à des grèves et à des mobilisations, je dirais même qu’elle rejetait majoritairement ces propositions. Cependant, c’est la pression exercée par certains syndicats nationaux et régionaux de l’intérieur du pays qui les a poussés à se mobiliser alors que leur préférence va à la négociation. Cette mobilisation s’est accompagnée d’attitudes sans précédent : la manifestation du 24 janvier a été clôturé par une mère de la Plaza de Mayo ; la centrale syndicale a participé avec une importante colonne sur le 24 mars lors de la commémoration du putsch militaire de 1976 ; elle a apporté son soutien à la marche pour l’éducation publique. Ajoutons à cela la mobilisation pour le 1 mai, qui n’avait pas eu lieu depuis des années. Ce sont des signes que quelque chose est en train de se passer.
C’est dans ce quelque chose qui se passe, avec ses succès et ses contradictions, que je crois qu’il faut intervenir politiquement. Il est possible, mais pas du tout certain, que ces événements et ces mobilisations servent de plate-forme à la réorganisation du mouvement populaire (je le parierais) en un large Front de résistance au projet ultra-droitier du capital financier et des monopoles. Un front qui devrait tracer le chemin d’une sortie de crise. Un front qui devrait avoir en son centre le mouvement organisé des travailleurs, qui a montré qu’il pouvait assumer le rôle de leader de tous les exploités, opprimés et exclus. C’est un débat qui doit avoir lieu. Peut-être sommes-nous au début d’un nouveau cycle de lutte des classes, dans lequel la gauche peut jouer un rôle plus que prépondérant, à condition qu’elle donne la priorité à l’unité de la classe sur ses besoins d’autoconstruction.
Je réponds donc à votre question. Je pars d’une conviction : la centralité du travail dans la société du capital est toujours présente. Après avoir caractérisé l’état des lieux et les implications du projet stratégique de Milei, tant pour la nation que pour les classes subalternes, je crois que la portée du mouvement dépend beaucoup de nous. De notre capacité à comprendre ce processus et ses risques, à nous débarrasser des tabous et des préjugés sans renoncer à rien de stratégique, et à forger les alliances tactiques nécessaires pour changer le rapport de forces en faveur des travailleurs. C’est l’avenir qui est en jeu.
Resumen Latinoamericano, 10 mai 2024, traduit par L.M. et le CADTM.