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Que se cache-t-il derrière l’accusation d’antisémitisme lancée contre Karim Khan ?

par Gilbert Achcar
Karim Asad Ahmad Khan a été élu le 12 février 2021 nouveau procureur général de la Cour pénale internationale (CPI). © UN Photo/Loey Felipe

Si toute cette colère sioniste et pro-israélienne contre la position du procureur de la CPI, Karim Khan, indique quelque chose, c’est bien son importance, qu’il n’est pas exagéré de qualifier d’historique.

L’affaire était si évidente qu’il ne valait pas la peine de parier dessus. Il était tout à fait évident et absolument certain que la demande du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Ahmed Khan, d’émettre des mandats d’arrêt internationaux contre le premier ministre et le ministre de la « défense » israéliens conduirait l’establishment sioniste à lancer l’accusation d’antisémitisme à son encontre et à celle de la cour. Comme les chiens du savant russe Ivan Pavlov, qui ont confirmé sa célèbre étude du réflexe conditionné, Netanyahu et Gallant, ainsi que l’ensemble de l’élite du pouvoir sioniste, y compris Gantz, le chef du bloc d’opposition qui coopère actuellement avec le Likoud, le parti des deux inculpés et Lapid, le leader du principal bloc d’opposition qui refuse de les rejoindre, ont tous immédiatement et violemment condamné la position du procureur tout en la qualifiant d’« antisémite ».

C’est en effet à la quasi-unanimité que la classe politique sioniste – 106 des 120 membres de la Knesset, le parlement israélien (outre les dix membres des listes « arabes », les quatre députés du parti travailliste sont restés à l’écart du consensus sioniste en raison de leur forte hostilité à l’égard de Netanyahu) – a approuvé une déclaration condamnant le procureur et qualifiant son inculpation du gouvernement sioniste et des dirigeants du Hamas pour crimes contre l’humanité de « comparaison scandaleuse » qui constitue « un crime historique indélébile et une expression claire d’antisémitisme ». Netanyahu a vu dans sa condamnation par Karim Ahmad Khan une occasion de renforcer sa popularité en déclin en se présentant comme un symbole de l’État sioniste. Il a déclaré que « le mandat absurde et fallacieux du procureur de La Haye est dirigé non seulement contre le premier ministre et le ministre de la défense israéliens, mais contre l’État d’Israël tout entier ». Il a ensuite ajouté, s’adressant directement au procureur : « Avec quel culot osez-vous comparer les monstres du Hamas aux soldats de Tsahal, l’armée la plus morale du monde ? » La position de Netanyahu a été rejointe par Gantz, son partenaire au sein du cabinet de guerre israélien, qui a affirmé que l’armée israélienne « se bat avec l’un des codes moraux les plus stricts de l’histoire ».

Il est, bien sûr, d’un aplomb sans précédent de la part de quiconque de décrire les forces génocidaires sionistes comme « l’armée la plus morale du monde », mais cette impudence est devenue monnaie courante. Répéter cela en qualifiant d’impudente une critique des actions de l’armée sioniste, que la Cour internationale de justice a considérées comme relevant de la catégorie du génocide, porte le toupet à un paroxysme propre à Netanyahu et très difficile à égaler. Comme à son habitude, le premier ministre israélien a eu recours à ce que l’on appelle en anglais des insinuations par « sifflet à chien » en pointant indirectement la descendance de Karim Ahmed Khan d’une famille d’origine pakistanaise appartenant à la communauté musulmane Ahmadiyya. L’insinuation est apparue dans la déclaration de Netanyahu selon laquelle le « nouvel antisémitisme » – une expression souvent utilisée pour décrire l’hostilité envers l’État d’Israël lorsqu’elle est exprimée par des musulmans – « s’est déplacé des campus occidentaux vers la cour de La Haye » !

Si le Hamas avait ajouté à sa condamnation parallèle du procureur pour l’avoir mis sur le banc des accusés aux côtés du gouvernement sioniste, l’affirmation que la position de ce dernier reflétait la haine de l’islam (ou islamophobie), le monde entier se serait moqué du mouvement. Mais le Hamas ne revendique pas et ne peut pas revendiquer le monopole de la représentation des musulmans comme l’État sioniste revendique le monopole de la représentation des Juifs, avec l’approbation de la plupart des dirigeants occidentaux. Ainsi, bien que l’administration américaine se soit abstenue de qualifier la position de Karim Khan d’« antisémite », Biden n’a pas tardé à la qualifier de scandaleuse et à renouveler son engagement à « toujours se tenir aux côtés d’Israël contre les menaces à sa sécurité ». De son côté, son secrétaire d’État, Blinken, a réitéré la description de l’opération Déluge d’al-Aqsa menée par le Hamas comme « le pire massacre de Juifs depuis l’Holocauste » – une description devenue un mantra dont le but est de dépeindre l’hostilité des Palestiniens envers les Israéliens comme une hostilité envers les Juifs inspirée par « l’antisémitisme » plutôt qu’une hostilité envers une persécution sioniste féroce qui insiste pour se décrire comme juive (pour plus sur ce sujet, voir mon article « Gaza : le 7 octobre en perspective historique »).

Si toute cette colère sioniste et pro-israélienne contre la position de Karim Khan indique quelque chose, c’est bien son importance, qu’il n’est pas exagéré de qualifier d’historique. En effet, la CPI, depuis sa création jusqu’à présent, n’a traité que de plaintes contre des personnes originaires des pays du Sud mondial, du continent africain en particulier, en plus des dirigeants russes récemment inculpés en raison de l’invasion de l’Ukraine par leur armée. Il était devenu habituel de considérer cette cour, créée en 2002 au plus fort de l’hégémonie occidentale, comme l’un des outils politiques de l’Occident, au point que les familles de 34 Israéliens morts ou enlevés lors de l’opération Déluge d’al-Aqsa ont déposé une plainte contre le Hamas auprès d’elle, quelques jours après l’événement. Il est en effet très significatif que les seuls actes d’accusation émis par la CPI au sujet de l’Irak concernent l’organisation de l’État islamique et non l’armée et le gouvernement américains.

C’est donc la première fois que le tribunal inculpe deux dirigeants d’un pays considéré comme faisant partie du camp occidental, ce qui explique le ressentiment exprimé à l’égard de la position du procureur par le gouvernement américain et le gouvernement britannique, son fidèle partenaire (notamment dans l’occupation de l’Irak), ainsi que quelques autres gouvernements occidentaux. C’est pourquoi la position du procureur est très inquiétante aux yeux du gouvernement sioniste et de ses alliés les plus fidèles. Elle s’ajoute au procès intenté par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice pour tourner la page de l’hégémonie occidentale sur les instances judiciaires internationales, en général, et confirmer la condamnation mondiale croissante du comportement criminel de l’État sioniste à la lumière de la guerre génocidaire qu’il mène à Gaza, en particulier.

Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 21 mai en ligne et dans le numéro imprimé du 22 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).