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La victoire de l’UAW à Chattanooga: un possible tournant dans une historique bataille politico-économique historique

par Harold Meyerson

Vendredi dernier, à Chattanooga, les travailleurs et travailleuses de l’usine Volkswagen ont voté en faveur de l’adhésion à l’United Auto Workers (UAW) par une marge écrasante de 2628 voix contre 985, soit un écart de 73% contre 27%.

Ce vote est historique à plus d’un titre. Il représente la première syndicalisation – réussie par l’UAW – d’une usine automobile appartenant à un constructeur étranger, après plusieurs tentatives infructueuses. Il constitue la première syndicalisation en plus d’un demi-siècle d’un secteur important de travailleurs dans le Sud non syndiqué. Il signifie peut-être même la renaissance d’un puissant mouvement syndical, ce qui a manqué aux Etats-Unis au cours des 40 dernières années.

Outre la victoire provisoire des baristas de Starbucks, cette victoire marque également une percée dans le type de profession qui historiquement s’était syndiqué. Ces dernières années, on a assisté à une vague de syndicalisation parmi les divers types d’assistants universitaires, les guides de musée et d’autres travailleurs qui ne peuvent pas être facilement remplacés si la direction les licencie en raison de leurs opinions syndicales. En revanche, les directions ont pour habitude de licencier les travailleurs à la chaîne, les vendeurs au détail, les poseurs de panneaux dans la construction et la myriade d’autres travailleurs pour lesquels il est possible de trouver des remplaçants s’ils menacent de se syndiquer. Cette pratique est illégale pour les employeurs, mais les sanctions sont tellement négligeables – réintégrer ces travailleurs après des mois ou des années de procédure, leur verser leurs arriérés de salaire et afficher un communiqué quelque part sur le lieu de travail – que, depuis longtemps, elle est habituelle dans le business aux Etats-Unis. Les travailleurs de VW et de Starbucks avaient cette épée au-dessus de la tête, mais ils ont quand même réussi à s’affirmer. Si leur exemple devait inspirer les millions de travailleurs et travailleuses qui aimeraient se syndiquer mais craignent les représailles des employeurs, cela marquerait un changement radical dans la vie économique des Etats-Unis.

Le statut historique de la victoire de Volkswagen reste toutefois conditionnel. Pour marquer une véritable rupture historique avec près de 60 ans de déclin syndical – un déclin qui est à l’origine de l’érosion des mesures égalitaires du New Deal et, par conséquent, de l’augmentation des niveaux records d’inégalité économique –, cela ne peut rester une victoire isolée. L’UAW doit étendre ce mouvement à d’autres usines du Sud créées par des investissements étrangers. A ce propos, le premier test de la capacité de l’UAW à le faire aura lieu la semaine du 13 mai, lorsque les travailleurs et travailleuses de l’usine Mercedes de Vance, en Alabama, voteront également sur l’adhésion à l’UAW.

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Mais cette victoire – si elle devient le signe avant-coureur d’autres victoires – doit être replacée dans un contexte historique encore plus large. Elle pourrait bien signifier que le Nord a désormais de meilleures chances de gagner la guerre civile qui a commencé en 1861 mais ne s’est jamais vraiment terminée. Cette guerre, bien sûr, opposait deux systèmes de travail inextricablement liés à deux systèmes raciaux et sociaux.

Tout le monde connaît au moins une partie de l’histoire du racisme: la poussée d’égalitarisme racial de la Reconstruction [1865-1877] s’est éteinte au milieu des années 1870, laissant le Sud avec une économie de fermage essentiellement noire, une société de ségrégation et un système de répression des Noirs reposant sur le lynchage. Nombre de ces systèmes ont été renversés par des décennies d’activisme souvent héroïque de la part des Noirs et de leurs alliés. Mais pas tous ces systèmes.

La profonde antipathie des Confédérés à l’égard de toute forme de pouvoir ouvrier – ce qui, dans le Sud de l’antebellum, signifiait le pouvoir des Noirs – a persisté jusqu’à aujourd’hui. Dès la fin de la guerre civile et avant le début de la Reconstruction, les gouvernements des Etats du Sud ont promulgué leurs «codes noirs», qui obligeaient les anciens esclaves à continuer à travailler, mais cette fois pour un salaire dérisoire, dans leurs anciennes plantations, sans réelle possibilité de partir. Le fermage et metayage les maintenaient en place jusqu’à ce qu’ils puissent rembourser leurs dettes, ce qui, de par la configuration du système, se produisait rarement.

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A la fin du XIXe siècle, certaines des entreprises implantées dans le Nord industriel ont trouvé leur place dans le Sud, principalement dans les secteurs du textile, des chemins de fer, de l’exploitation minière et de l’acier. Dans les années 1920, les syndicats basés dans le Nord et les radicaux indigènes du Sud ont tenté de syndiquer les travailleurs du textile et se sont heurtés à une opposition (armée quand «nécessaire») qu’ils n’ont pas pu vaincre. Ensuite, avec la grande vague de syndicalisation industrielle que l’UAW a lancée dans le Michigan avec sa grève réussie de 1937 chez General Motors, l’organisation des syndicats industriels – le CIO-Congress of Industrial Organizations – a fait un effort majeur pour syndiquer les usines du Sud en 1938. Cet effort a coïncidé avec les efforts du président F. D. Roosevelt [1933-1945] pour soutenir les candidats libéraux (de gauche) face aux sénateurs et représentants conservateurs du Sud lors des primaires démocrates de cette année-là; mais les tentatives du Roosevelt et du CIO n’ont pas abouti.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs ont cherché à obtenir des augmentations pour compenser ce qu’ils n’avaient pas reçu pendant le gel des salaires [depuis septembre 1942], et le pays a connu la plus grande vague de grèves de son histoire. Les syndicats ont cherché à profiter de cet élan en lançant une campagne massive – l’opération nommée Dixie1 – pour syndiquer le Sud industriel. Le fait que les syndicats du CIO, comme l’UAW, soutiennent les droits civiques [dans un environnement très ségrégué] et proposent souvent d’établir des sections locales déségréguées au cœur de Dixie a abouti à ce que les structures de pouvoir au Sud soient encore plus déterminées à effacer toute trace de syndicalisme par tous les moyens possibles. Les structures de pouvoir réactionnaires ont non seulement indiqués aux travailleurs blancs qu’ils seraient contraints de travailler aux côtés des Noirs, mais aussi que les syndicats étaient des intrus du Nord déterminés à saper les «valeurs» du Sud.

L’année suivante, en juin 1947, les démocrates sudistes de la Chambre des représentants et du Sénat se sont alliés aux républicains du Nord pour adopter – malgré le veto de Harry Truman [vice-président qui succède à Roosevelt en avril 1945] – la loi Taft-Hartley, qui a rendu beaucoup plus difficile le développement des syndicats, notamment en permettant aux Etats d’adopter des lois dites «droit au travail» («right to work»), qui permettaient aux travailleurs que des syndicats représentent de ne pas leur payer de cotisations. Dès lors, les syndicats ne disposaient pas des fonds nécessaires pour mener des campagnes de défense et de syndicalisation. Tous les Etats du Sud ont rapidement adopté des lois. Au fil des années, à mesure que ces Etats du Sud devenaient républicains et que les républicains du Nord devenaient plus idéologiquement «sudistes», c’est-à-dire de droite, certains Etats du Nord sous contrôle républicain sont également devenus des adeptes du «right to work». Aujourd’hui encore, les cinq Etats qui n’ont pas de loi sur le salaire minimum sont tous des Etats du Sud – l’Alabama, la Louisiane, le Mississippi, la Caroline du Sud et le Tennessee –, tandis que le salaire minimum de la Géorgie (5,15 dollars de l’heure) est en fait inférieur au minimum fédéral de 7,25 dollars (auquel tous les Etats sont tenus d’adhérer et qu’ils peuvent légalement dépasser, comme c’est le cas dans de nombreux autres Etats).

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Aujourd’hui, l’élite politique et économique du Sud se mobilise toujours pour défendre son système d’économie du travail (d’exploitation), comme elle l’a fait en 1861, dans les années 1920, en 1938 et en 1946-1947. Aujourd’hui comme hier, ce système est basé sur des bas salaires, maintenus en empêchant les travailleurs et travailleuses de disposer d’un pouvoir pour s’y opposer. L’expansion de l’«Amérique industrielle» vers le Sud s’est poursuivie tout au long de notre période actuelle de promotion des délocalisations par le capitalisme financier. Elle a été encouragée par les entreprises européennes et asiatiques à la recherche d’une main-d’œuvre faiblement rémunérée et dont la production peut éviter de longs transports pour atteindre les consommateurs des Etats-Unis. Les Etats du Sud abritent désormais non seulement des usines VW et Mercedes, mais aussi des usines Nissan, Hyundai, Honda et d’autres constructeurs automobiles asiatiques [Subaru, Mazda, Volvo qui appartient à Geely], entreprises toutes non syndiquées. Pendant des décennies, les gouverneurs et les maires du Sud ont traversé l’Atlantique et le Pacifique pour tenter d’attirer ces entreprises avec une rhétorique vantant les mérites d’une main-d’œuvre bon marché et qui ne disposent pas d’un quelconque pouvoir.

Les centres de décision de l’économie états-unienne – Wall Street – se sont longtemps alignés sur le Sud en cherchant à limiter les salaires et à réduire le pouvoir des travailleurs. (Pendant la guerre de Sécession, de nombreux financiers new-yorkais – au début de Wall Street – étaient fortement investis dans l’économie de plantation, à tel point que le maire de New York, Fernando Wood, a suggéré que la ville fasse sécession pour soutenir la Confédération.) Le 10 mai 2011, j’ai écrit (Washington Post) à propos d’une étude – qui n’avait pas encore été publiée – du Boston Consulting Group qui soulignait la rapidité avec laquelle les salaires des ouvriers d’usine augmentaient dans la ceinture industrielle de la Chine et qui applaudissait en disant que cette augmentation rendrait bientôt les salaires de certains ouvriers d’usine aux Etats-Unis à nouveau compétitifs, à condition que l’organisation du travail soit suffisamment «flexible» pour ce qui a trait à la rémunération des travailleurs. Pour démontrer cette renaissance imminente de l’industrie manufacturière états-unienne, cette étude comparait les salaires chinois à ceux du Mississippi. Lorsque j’ai appelé l’auteur de l’étude pour lui faire remarquer que la plupart des travailleurs aux Etats-Unis ne considéreraient pas le fait de rejoindre le niveau de vie du Mississippi comme une «renaissance», il l’a admis. Lorsque l’étude a finalement été publiée, la référence au Mississippi avait été supprimée. A la place, elle citait les normes salariales industrielles de la Caroline du Sud.

Il n’est pas surprenant que les normes salariales de la Caroline du Sud conviennent à certaines entreprises étrangères. Etant donné qu’Airbus appartient en partie au gouvernement allemand et qu’il doit donc se conformer en partie à la loi allemande qui exige la présence de représentants des travailleurs dans les conseils d’administration, on m’a dit, lors d’une discussion il y a une dizaine d’années avec l’assistant d’un responsable syndical allemand siégeant au conseil d’administration d’Airbus, que l’entreprise pesait soigneusement les avantages et les inconvénients respectifs de l’implantation de sa prochaine usine: soit dans le Sud chinois, soit dans le Sud des Etats-Unis.

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En essayant de s’aligner sur les normes de travail de la Chine, bien sûr, la structure de pouvoir du Sud ne rendait pas service à ses propres travailleurs et faisait baisser les niveaux des salaires et des prestations sociales des travailleurs et travailleuses du Nord. Comme je l’ai noté dans un article d’AmericanProspect (été 2015), «entre 1980 et 2013, le Wall Street Journal a rapporté que le nombre d’emplois dans l’industrie automobile dans le Midwest a chuté de 33%, tandis que ceux du Sud ont augmenté de 52%». Il n’est pas surprenant que les salaires des travailleurs et travailleuses de l’industrie manufacturière aient suivi le déclin de l’industrie manufacturière. En 2021, le Wall Street Journal a rapporté qu’un emploi dans une usine qui payait 83% de plus qu’un emploi dans l’hôtellerie ou la restauration en 2010 ne payait plus que 56% de plus en 2020. Il ajoute que le différentiel salarial de l’industrie manufacturière par rapport au commerce de détail est passé de 40% à 27%. Or, ce n’est pas parce que les salaires dans les hôtels, les restaurants et les magasins augmentent.

Dans la bataille autour de l’usine VW de Chattanooga, la structure de pouvoir du Sud s’est non seulement unie pour s’opposer à «l’horreur» du pouvoir des travailleurs, mais elle a également utilisé le même manuel de désinformation alarmiste qui sous-tend ses messages depuis plus de cent ans. Comme l’a noté Jamelle Bouie dans le New York Times(19 avril 2024 – «Southern Republican Governors Are Suddenly Afraid»), les gouverneurs (tous républicains) de l’Alabama, de la Géorgie, du Mississippi, de la Caroline du Sud, du Tennessee et du Texas ont publié conjointement une lettre décriant ce qu’ils ont appelé les «intérêts particuliers qui cherchent à entrer dans notre Etat et à menacer nos emplois et les valeurs qui sont les nôtres». A l’instar de leurs prédécesseurs de 1946 et 1938 – voire de Jefferson Davis [président 1861-1865] et John C. Calhoun [sénateur de Caroline du Sud 1845-1850] –, ils ont présenté cette bataille comme étant le fait d’étrangers du Nord cherchant à saper leurs «valeurs». En particulier, leur dernière défense de ces valeurs était constituée de publicités qui affirmaient qu’en votant pour la syndicalisation, les travailleurs s’affiliaient à une organisation qui avait soutenu le détestable Joe Biden.

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Mais cette fois-ci, cela n’a pas fonctionné. Comme Mike Elk l’a noté dans un article [voir ci-dessus] concernant Chattanooga, publié vendredi, les travailleurs de l’usine VW sont un groupe plus jeune et plus hétérogène sur le plan racial que ceux qui ont rejeté les tentatives précédentes de se syndiquer. Les assistants d’enseignement, les baristas de Starbucks et maintenant les ouvriers de l’automobile qui ont voté en faveur de la syndicalisation au cours des deux dernières années appartiennent de manière disproportionnée, d’après de nombreux sondages, à la génération la plus favorable à la syndicalisation que ce pays ait jamais connue. Leur prise de conscience des niveaux d’inégalité stratosphériques de ce pays et des conditions financières difficiles dans lesquelles ils vivent eux-mêmes les a incités à obtenir de meilleures conditions. Et si l’option syndicale ne leur paraissait pas très attrayante auparavant – ou si les syndicats étaient si éloignés de leur «écran radar» qu’ils ne l’envisageaient même pas –, les campagnes menées par l’UAW nouveau modèle sous la houlette du président Shawn Fain [voir ci-dessous l’entretien avec Shawn Fain] ont non seulement attiré leur attention sur les syndicats, mais aussi rendu l’option syndicale concrètement attrayante. La récente grève de l’UAW contre General Motors, Ford et Stellantis s’est soldée par des contrats records pour ses membres. Bien que toutes les usines non syndiquées du Sud aient immédiatement accordé des augmentations à leurs propres travailleurs pour éviter une explosion soudaine (et tout à fait rationnelle) du sentiment pro-syndical, les contrats de l’UAW étaient encore bien supérieurs à ce que les usines du Sud offraient. Et les gains de l’UAW ont fait l’objet d’une telle publicité que les travailleurs et travailleuses du Sud l’ont appris.

Les augmentations significatives du nombre de syndiqués ne se produisent pas de manière progressive, mais par vagues. C’est la réussite de la grève de 1937 de l’UAW dans les principales usines de GM qui a engendré la plus grande vague de ce type, faisant passer la part des travailleurs syndiqués dans la main-d’œuvre nationale d’environ 10% au milieu des années 1930 à environ 34% au milieu des années 1940. L’UAW peut-il recommencer? Le Nord peut-il enfin gagner notre guerre civile quasi permanente? (Article publié par American Prospect le 22 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Harold Meyerson, rédacteur détaché d’American Prospect

  • 1L’opération Dixie a été lancée par le CIO en mars 1946 dans 12 Etats du Sud, entre autres dans le secteur textile, de l’habillement, de la transformation des produits agraires, etc., pour prolonger dans le Sud des gains obtenus dans le Nord. Le CIO a mobilisé 200 permanents, a réuni une somme importante. L’approche reposait sur une conception analogue à celle qui conduisit à la syndicalisation de l’industrie de l’acier en 1936-37. Toutefois, la mobilisation dut faire face à la force de la ségrégation raciale, aux organisations ultra-conservatrices actives et, dès 1947, à la loi Taft-Harley qui s’inscrivait dans le début de la campagne anti-communiste propre à la guerre froide, avec une dimension d’hostilité active face au syndicalisme et aux forces de gauche. (Réd.)

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