Argentine : « L’éducation publique est un bien que le peuple n’est pas prêt à céder » - La Marche du 24 avril : un tournant ?

par Eduardo Lucita

Peut-être qu’à l’avenir on l’appellera La Marche du Million ou La Journée historique. Le fait est que la marche pour la défense de l’université et de l’éducation publique est un événement politique qui a dépassé toutes les attentes et a secoué la scène politique nationale. Peut-être marquera-t-elle un avant et un après dans la situation politique complexe du pays.

La participation populaire à cette marche, l’une des plus importantes de ces 40 dernières années, était telle qu’il est presque inutile de parler du nombre de participants. Néanmoins, l’exercice vaut la peine d’être fait. L’épicentre était la ville de Buenos Aires, le centre politique du pays, où les estimations vont de celle, prudente, de 430 000 participant·es par le journal La Nación aux 800 000 revendiqués par organisateurs (bien sûr, pour le gouvernement, ils n’étaient que 150 000, ce qui en soi est un nombre non négligeable). Mais la marche était fédérale, elle a été dupliquée dans toutes les provinces, et les grandes villes de l’intérieur ont montré la massivité des rassemblements. Au total, on estime que plus d’un million de personnes ont manifesté dans le pays. Ce 23 avril étant aussi la journée du livre, des milliers de manifestants ont défilé avec un livre à la main.

Défendre l’éducation publique et limiter l’austérité 

Cette foule, qui présentait un croisement intergénérationnel plus qu’emblématique, s’est mobilisée pour défendre l’université et l’enseignement public, gratuit, laïque et libre d’accès. Sa composition montre que plus de la moitié étaient des membres de la communauté universitaire et éducative (recteurs, doyens, enseignants, personnel non enseignant et étudiants) et une partie, plus petite, était constitué d’une masse très hétérogène de militant·es et de dirigeant·es de partis, d’organisations de défense des droits humains, de mouvements sociaux et, fait sans précédent, de la CGT elle-même. Beaucoup de personnes se sont aussi déplacées de manière indépendante. Le poids de la jeunesse a été déterminant, tout comme la joie et l’espoir qui traversaient chacun des cortèges.

« Nous ne voulons pas qu’ils nous enlèvent nos rêves : notre avenir ne leur appartient pas. Nous sommes fiers d’être les fils et filles de l’Université argentine ; nous sommes l’Université publique, libre et gratuite, d’excellence, de liberté et d’équité. Nous sommes l’Université du grand peuple argentin ». C’est ce que dit un extrait du document « L’université publique : base de la démocratie et du développement social », lu par le président de la Federación Universitaria Argentina. La mobilisation visait également à fixer des limites à l’ajustement budgétaire draconien prévu : les allocations aux universités publiques reprennent les montants du budget 2023, qui correspondent aux valeurs de septembre 2022, mois au cours duquel le budget est soumis au Congrès national. Mais l’inflation entre cette date et le mois de mars dernier a été de l’ordre de 300 % ! En termes de PIB, les postes de 2023 atteignent 0,72%, ceux de 2024 seulement 0,22%. Une perte d’environ 70 %. Ainsi, les annonces de hausses par lesquelles le gouvernement entendait désamorcer la marche se sont révélées totalement insuffisantes.

Un tournant ?

La marche du 24A pourra-t-elle redessiner la carte politique du pays ? L’Argentine a une tradition de grandes mobilisations populaires sous tous les gouvernements et régimes, dont certaines ont changé la situation politique du pays. En 1969, le Cordobazo (notre Mai 68) a marqué le début de la fin de la dictature militaire de l’époque et a ouvert un cycle de lutte des classes qui a connu son apogée avec les Coordinadoras de Gremios en Lucha de 1975, des organismes de débat et de délibération qui ont configuré de manière embryonnaire des organismes à double pouvoir. Ce processus a été clôturé dans le sang et le feu par le coup d’État militaire de 1976. Plus loin dans le temps, la lutte des étudiant·es de Córdoba pour la réforme universitaire, qui a servi de guide à toute l’Amérique latine, a mis fin à une éducation universitaire obscurantiste et pro-espagnole et à la consolidation du « radicalisme » en tant qu’expression des classes moyennes du pays. Il y a seulement 23 ans, les 19 et 20 décembre 2001, les masses populaires descendues dans la rue, faisant usage du droit de rappel, ont obtenu la démission du président de l’époque, de la Rua, qui avait été élu selon les règles de la démocratie libérale, ouvrant ainsi une voie politique différente.

Aujourd’hui, tant le gouvernement que les dirigeants qui ont appelé à la marche sont en difficulté.  D’une part, l’objectif central était de demander au gouvernement un dialogue pour négocier l’ajustement, tandis que le président a disqualifié la marche et que son porte-parole a déclaré que « la question budgétaire était close ». Cependant, 24 heures plus tard, le président lui-même déclarait qu’il financerait l’université. Que la marche était l’expression d’une cause noble mais récupérée par l’opposition politique. Une lecture manichéenne qui cherche à éluder la dimension politique de ce qui s’est passé le mardi 23.

Si le gouvernement maintenait son refus et entérinait, même avec quelques aménagements, l’austérité budgétaire, le mouvement pour l’éducation publique pourrait prendre le dessus sur ses leaders et un nouveau sujet politique pourrait émerger. En revanche, si le gouvernement accorde des augmentations budgétaires significatives, cela pourrait être perçu comme une défaite tant par ses partisans que par l’opposition. Dans tous les cas, il faudra être attentif aux conséquences politiques.

Au-delà des dépenses publiques

L’énorme mobilisation a mis un coup d’arrêt, symbolique pour l’instant mais une limite tout de même, au gouvernement de Javier Milei, tout en rendant une nouvelle fois inutile le protocole anti-piqueteros du ministre de la Sécurité. La présence massive de la classe moyenne a eu un fort impact sur le gouvernement, car c’est le secteur social qui lui apporte le plus de soutien. « C’est le premier débat important dans laquelle la position de Milei et du gouvernement est clairement minoritaire. Dans tous les débats qui ont eu lieu jusqu’à présent, le gouvernement a pu jouer sur un équilibre dans certains d’entre eux, dans la plupart il y avait plus de personnes pour que de personnes contre, mais cette fois sa position était clairement minoritaire. Trois Argentins sur quatre n’étaient pas d’accord avec l’ajustement du financement des universités ». Telles sont les conclusions du directeur de l’un des plus prestigieux instituts de sondage d’opinion (Areco).

Le fait est que dans divers secteurs de la société, on comprend de plus en plus que l’attaque contre l’éducation publique, les organisations scientifiques et technologiques et la culture en général est liée à la réduction des dépenses publiques, mais aussi et surtout au modèle de pays que le président a comme objectif au-delà des ajustements et de la stabilisation néolibérale de l’économie. Un pays qui restreint ses possibilités n’aura pas besoin d’autant de professionnels qualifiés, ni de recherche scientifique et technique, ni d’instituts cinématographiques et audiovisuels, ni d’instituts contre les discriminations ou le racisme, et encore moins d’une agence de presse nationale. Rien de tout cela n’est dans l’intérêt d’un pays soumis au capital financier et aux grandes entreprises, en particulier celles impliquées dans l’extractivisme.  Dans un tel modèle, le marché sera non seulement le meilleur répartiteur des ressources, mais aussi la mesure de la valeur de toutes les valeurs.

Préparer l’avenir immédiat

Ainsi, la situation immédiate est une situation entre un gouvernement qui perd lentement sa popularité en raison des évolutions du climat social – dus aux pertes d’emploi, aux bas salaires, au pillage des pensions, au resserrement du marché du travail… – et la possibilité d’un saut qualitatif dans la résistance, qui inaugurera une nouvelle situation politique.

Le succès de la marche n’est pas le résultat d’un simple appel, il a été longuement préparé par des explications exhaustives de l’impact du dégraissage, par les coupures d’électricité dans les salles de classe, par de multiples assemblées, par des conférences publiques, par les feux qui ont touché des bâtiments dans chacune des unités académiques et par les veillées de la nuit précédente. C’est un précédent à suivre pour préparer les prochaines confrontations : le rassemblement du 1er mai, la grève du 9 mai et très bientôt la session du Congrès qui abordera la nouvelle Loi des Bases et le paquet fiscal, qui implique un nouveau transfert de revenus vers les secteurs les plus concentrés du capital. 

La marche du mardi 23 a été une bouffée d’air frais dans une atmosphère d’austérité et d’oppression. Les travailleurs sont aujourd’hui dans de meilleures conditions pour lutter pour un avenir plus digne, pour nous et pour les nouvelles générations. Comme toujours, la rue sera décisive.

 

Buenos Aires, le 24 avril 2024