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Cette nouvelle guerre froide, pour ne pas la nommer

par Gilbert Achcar
Carte de Kangnido

Après l’effondrement de l’URSS, les discours sur le triomphe mondial du libéralisme, de la « démocratie », voire de la « fin de l’Histoire » se sont multipliés. Discours désormais caduques, tant la réalité géopolitique — les guerres incessantes et les nouveaux impérialismes — a démontré leur dimension imaginaire. Certes, le monde n’est plus divisé en deux blocs idéologiques antagonistes. Néanmoins, l’hégémonie étasunienne des années 1990 a inéluctablement contribué à la formation de nouvelles alliances, pour ou contre elle. Loin de la pacification attendue, les tensions et les affrontements n’ont fait que se déplacer. En somme, le décor a changé mais les dynamiques du siècle passé demeurent. Serions-nous face à une nouvelle guerre froide ? Le chercheur Gilbert Achcar a discuté la pertinence d’un recours à cette notion dans un article de la version anglaise du Monde diplomatique.

L’invasion ratée de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, et la guerre en cours depuis lors dans l’est de l’Ukraine ont eu des conséquences non seulement matérielles mais aussi sémantiques : la fréquence de l’utilisation de l’expression « nouvelle guerre froide » pour décrire l’état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet.

Dans les années 1980 déjà, l’appellation « deuxième guerre froide » avait été utilisée pour désigner la recrudescence des tensions entre les États-Unis et l’Union soviétique à la suite de l’invasion soviétique de l’Afghanistan fin 1979, suivie un an plus tard par l’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis. Le premier mandat du nouveau président fut marqué par un discours enflammé contre « l’empire du mal » ainsi que par une forte augmentation des dépenses militaires.

« La fréquence de l’utilisation de l’expression nouvelle guerre froide pour décrire l’état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet. »

L’appellation « deuxième guerre froide » est tombée en désuétude car elle n’avait jamais été réellement justifiée. La détente des années 1970 n’avait alors pas mis fin à la première guerre froide ; elle n’était qu’un répit temporaire dans une succession de phases de réchauffement et de refroidissement qu’ont connue les tensions mondiales depuis 1945. De nos jours, les historiens se réfèrent à la guerre froide comme une période unique qui a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale et s’est terminée avec l’effondrement du bloc soviétique, avec notamment l’unification de l’Allemagne en novembre 1990 puis la dissolution de l’URSS en décembre 1991.

L’appellation « nouvelle guerre froide », quant à elle, fait référence à une nouvelle période de tensions mondiales dans un monde qui n’est plus caractérisé par une opposition idéologique entre un bloc d’États fondé sur le libéralisme et la libre entreprise et un autre fondé sur le régime « communiste » et la propriété étatique de l’économie. Ce dernier bloc a été remplacé, dans la nouvelle période, par une alliance de convenance entre un État chinois toujours dirigé par un parti « communiste », bien que le pays soit profondément intégré au marché capitaliste mondial et que le secteur privé contribue à plus de 60 % de son PIB, et un État russe dont le dirigeant est considéré comme un modèle par l’extrême droite mondiale et dans lequel les frontières entre les secteurs privé et étatique sont aussi poreuses que dans d’autres États rentiers népotistes.

Définir la « guerre froide » elle-même

Cette différence entre l’ancienne période et la nouvelle nécessite de clarifier la notion même de guerre froide. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il ne s’agit pas d’une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. En effet, la première utilisation connue du terme « guerre froide » dans son sens contemporain a été faite avant la Première Guerre mondiale par le dirigeant socialiste allemand Eduard Bernstein. Sa paternité est cependant rarement reconnue : le concept apparaît deux fois sous le nom de Bernstein dans des documents imprimés, d’abord à la fin du XIXe siècle, puis en 1914, à la veille de la guerre1.

Dans les deux cas, Bernstein faisait référence aux dépenses d’armement massives du Reich allemand — une situation qu’il a décrite en 1914 comme une « non-guerre », plutôt qu’une « vraie paix », au cours de laquelle l’État allemand s’était engagé dans une course aux armements avec ses voisins. C’est une très bonne définition de ce que nous appelons aujourd’hui une guerre froide : une situation dans laquelle le facteur décisif est que les deux parties maintiennent une disposition permanente à entrer en guerre et la renforcent constamment en augmentant leur force militaire.

« Contrairement à ce que beaucoup pensent, la notion de guerre froide n’est pas une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. »

Tandis que les États-Unis choisirent dès le début des années 1990 de maintenir un niveau de préparation militaire adapté à une confrontation simultanée avec la Russie et la Chine, la Russie recommença à augmenter ses dépenses militaires au début du siècle. La nouvelle flambée des prix des hydrocarbures, qui coïncida avec l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, permit à la Russie de commencer à rebondir après avoir atteint le creux de la vague sur le plan économique dans les années 1990. La Chine, pour sa part, choisit de donner la priorité à son développement économique tout en s’engageant dans un effort militaire constant, bien qu’à un niveau nettement inférieur à celui des États-Unis ou de la Russie par rapport à leurs économies respectives. Face à l’agressivité de Washington, la Russie et la Chine accrurent leur collaboration. Les ventes d’armement sophistiqué par Moscou à Pékin à partir des années 1990 furent bientôt complétées par des exercices militaires conjoints.

George Kennan, l’un des principaux architectes de la guerre froide en 1946–47, fut le premier à proposer le terme de « nouvelle guerre froide » pour décrire le nouvel état du monde. Thomas Friedman du New York Times rapporta en 1998 que Kennan lui avait déclaré que la décision de l’administration Clinton d’élargir l’OTAN à l’Europe de l’Est, officiellement sanctionnée en 1997, marquait « le début d’une nouvelle guerre froide »2.

La décision fatale de Clinton

J’ai été, à ma connaissance, la deuxième personne à établir ce diagnostic. Ce fut dans un essai à propos de la guerre du Kosovo paru dans un recueil publié en 1999 sous le titre La Nouvelle Guerre froide3. Mon diagnostic s’appuyait sur l’analyse faite l’année précédente, des orientations budgétaires du Pentagone dans l’après-guerre froide et du comportement de l’administration Clinton au cours des années 1990 à l’égard de la Russie et de la Chine, qui correspondait à ces orientations4. La décision fatale prise par Bill Clinton d’élargir l’OTAN pour y inclure les pays d’Europe de l’Est qui avaient été auparavant sous domination soviétique, ainsi que l’intervention militaire américaine en 1996 pour contrer la posture militaire de la Chine face aux velléités indépendantistes de Taiwan, avaient jeté les bases d’une nouvelle guerre froide.

Le tournant qui en marqua véritablement le début fut la guerre du Kosovo en 1999. Cette toute première guerre menée par l’OTAN en tant que telle, fut menée en dépit de l’opposition de Moscou et de Pékin, et en contournant le Conseil de sécurité de l’ONU dont ces deux pays sont membres permanents avec droit de veto. La guerre du Kosovo rompit ainsi la promesse d’un « nouvel ordre mondial » dans lequel devait prévaloir la primauté du droit international, faite par George H.W. Bush en 1990. Le président américain fit cette annonce quelques mois avant la première guerre du Golfe menée par les États-Unis avec le feu vert de l’ONU pour chasser les troupes irakiennes hors du Koweït.

« Deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d’une part, avec leurs alliés occidentaux dont ils se sont efforcés de maintenir l’allégeance après 1990 — et, de l’autre, la Russie et la Chine. »

Le « nouvel ordre mondial » ne survécut pas à la décennie. Depuis lors, deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d’une part, avec leurs alliés occidentaux (au sens politique de l’Occident, qui comprend des pays de l’Asie-Pacifique comme le Japon, l’Australie et la Corée du Sud) dont ils se sont efforcés de maintenir l’allégeance après 1990 — et, de l’autre, la Russie et la Chine. Les deux camps se sont alors mutuellement considérés comme des puissances mondiales rivales et ont agi en conséquence, quels qu’aient pu être les hauts et les bas dans leurs relations triangulaires au cours du dernier quart de siècle passé.

Il a fallu attendre encore quelques années pour que l’existence d’une nouvelle guerre froide soit reconnue. Deux livres portant cette appellation dans leurs titres furent publiés en 2007 et 20085. Et pourtant, en 2008 même, quelques mois seulement avant la première contre-attaque militaire de Moscou en riposte à l’élargissement continu de l’OTAN — l’intervention russe en Géorgie en soutien aux séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, selon un modèle qui allait être reproduit à Donetsk et Louhansk en Ukraine en 2014 — Condoleezza Rice, alors secrétaire d’État américaine, affirmait encore que « les récents propos au sujet d’une nouvelle guerre froide sont un non-sens hyperbolique6 ».

Il faudra l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et son intervention en Ukraine pour faire pencher la balance de manière décisive vers une reconnaissance toujours plus grande de la réalité d’une nouvelle guerre froide. Après le tournant nettement hostile des relations américano-chinoises inauguré par Donald Trump et poursuivi par Joseph Biden, l’invasion de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine en février 2022 — en portant les tensions entre la Russie et l’Occident à son paroxysme, peut-être même à deux doigts de l’utilisation d’armes nucléaires et du début d’une nouvelle guerre mondiale — a rendu la nouvelle guerre froide visible à tous, sauf ceux qui ne veulent pas voir.

Article traduit de l’anglais par l’auteur | Gilbert Achcar, « A cold war by any other name », Le Monde diplomatique (english version), juin 2023, publié par Balast.
Illustration de bannière : extrait de la carte de Kangnido

  • 1Gilbert Achcar, La Nouvelle Guerre froide. Les États-Unis, la Russie et la Chine, du Kosovo à l’Ukraine, éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2024, p. 29–31.
  • 2Thomas L. Friedman, « Foreign Affairs ; Now a Word From X », New York Times, 2 mai 1998.
  • 3Gilbert Achcar, La Nouvelle Guerre froide. Le monde après le Kosovo, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.
  • 4Gilbert Achcar, « La triade stratégique USA/Russie/Chine », Cahiers d’études stratégiques, n° 21, « Le débat stratégique américain 1997. Contrôler l’Eurasie », EHSS, Paris, juin 1998, p. 67–94.
  • 5Mark MacKinnon, The New Cold War, Revolutions, Rigged Elections and Pipeline Politics in the Former Soviet Union, Carroll & Graf, New York, 2007, et Edward Lucas, The New Cold War, Putin’s Russia and the Threat to the West, Palgrave Macmillan, Londres, 2008.
  • 6Secretary Condoleezza Rice, « Keynote Address at the Annual Meeting of the World Economic Forum », Davos, Suisse, 23 janvier 2008, US Department of State Archive.

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).