Il y a quelques jours, The Guardian a décrit la façon dont la RAI, qui est la société publique de télévision et de radio en Italie, avait coupé un court discours1. Le discours était celui d’Antonion Scurati, écrivain et universitaire de renom, qui l’a écrit à l’occasion de la grande fête nationale du 25 avril. Cette fête commémore la victoire du peuple italien contre l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, la RAI a décidé de ne pas le laisser prononcer l’intégralité du discours à la télévision.
Giorgia Meloni, l’actuelle première ministre du gouvernement de coalition de la droite dure, a grandi politiquement au sein du parti néo-fasciste MSI. Elle était une jeune activiste dans la région de Rome. Bien qu’elle et son parti aient pris leurs distances avec certains aspects de la période fasciste – par exemple, la persécution de la communauté juive – ils n’ont pas complètement répudié ce régime.
En même temps, ce courant politique tente depuis un moment, et avec un certain succès, de minimiser et même d’éliminer le fondement antifasciste de la Constitution italienne de 1948. J’en recommande la lecture (seulement l’introduction) pour son contenu progressiste – pour autant qu’une constitution bourgeoise le permette – par rapport au cadre britannique.
Le gouvernement actuel souhaite que le mot « antifascisme » soit supprimé de tout discours officiel. Les gens disent que ces divisions sont démodées et n’ont pas d’importance dans la société italienne d’aujourd’hui. Bien sûr, la gauche officielle a contribué à ce changement. Elle a géré le capitalisme et n’a pas réussi à lutter contre les classes supérieures. L’abandon par la gauche de ses propres principes historiques a eu un impact significatif sur les traditions antifascistes. Le président du Sénat, Ignazia La Russa, le deuxième poste institutionnel le plus élevé en Italie, qui est également membre du parti de Meloni, a spécifiquement refusé d’utiliser le terme antifascisme. Il a présidé certaines des cérémonies officielles du 25 avril.
Cette année, Il Manifesto, un quotidien de gauche, a organisé une manifestation nationale à Milan le 25 avril. Il y a 20 ans, il avait appelé à une manifestation similaire, couronnée de succès, lorsque les néofascistes ont été admis pour la première fois dans l’un des gouvernements de Berlusconi. Aujourd’hui, les postfascistes ne sont pas seulement un partenaire très secondaire, il sont à la direction du gouvernement, qui a conservé le soutien qu’il avait obtenu lors des dernières élections. Fratelli D’Italia, le parti de Meloni, sera probablement le plus grand parti lors des élections européennes de juin.
Le discours a été censuré, pas tant pour son analyse de la période fasciste que pour sa référence directe à l’opposition de l’actuel Première ministre aux valeurs de l’antifascisme. Depuis, Meloni a tenté de détourner l’attention de l’accusation de censure en publiant le monologue sur sa page Facebook. Elle a également accusé à tort Scurati d’avoir demandé trop d’argent pour son apparition sur la chaîne RAI et que ce serait la « vraie » raison d’annulation de son invitation à l’émission Che Sara.
La controverse a dominé le débat politique en Italie ces derniers jours et, paradoxalement, elle a probablement incité plus de personnes à lire ou à écouter le texte que si la RAI avait permis à l’écrivain d’apparaître. D’autres présentateurs ont commencé à raconter le même discours. D’ores et déjà, la RAI fait l’objet d’une purge de la part du régime ; son nouveau directeur, Roberto Sergio, est proche de la politique de Meloni, et un nombre important de ses présentateurs et journalistes ont été écartés ou ont démissionné. Scurati lui-même a été la cible de la droite et de ses médias, ce qui l’a surpris car il n’était pas particulièrement impliqué dans la politique.
Les forces de gauche et progressistes se mobiliseront pour la mobilisation nationale de ce jeudi, mais son véritable test est de construire une opposition combative à l’actuel gouvernement de droite dure.
Voici le texte du monologue d’Antonio Scurati pour le 25 avril, que la RAI n’a pas voulu diffuser, publié intégralement sur le site de la Repubblica le 20 avril 2024.
Giacomo Matteotti a été assassiné par des tueurs à gages fascistes, le 10 juin 1924. Ils étaient cinq à l’attendre en bas de chez lui, tous des squadristes venus de Milan, des professionnels de la violence engagés par les plus proches collaborateurs de Benito Mussolini. Matteotti, le député et secrétaire du Parti socialiste unitaire, le dernier qui, au Parlement, s’opposait encore à visage découvert à la dictature fasciste, a été enlevé en plein centre de Rome, en pleine journée, à la lumière du jour. Il s’est battu jusqu’au bout, comme il l’avait fait toute sa vie. Ils l’ont poignardé à mort, puis ont mutilé son cadavre. Ils l’ont ensuite plié en deux pour le faire tenir dans une fosse creusée à la va-vite avec une lime de forgeron.
Mussolini en a tout de suite été informé. En plus de ce crime, il a commis l’infamie de jurer à la veuve qu’il ferait tout son possible pour lui ramener son mari. Et, pendant qu’il jurait, le « Duce » gardait les documents ensanglantés de la victime dans le tiroir de son bureau.
En ce faux printemps qui est le nôtre, cependant, on ne commémore pas seulement l’assassinat politique de Matteotti. On commémore aussi les massacres nazi-fascistes perpétrés par les SS allemands avec la complicité et la collaboration des fascistes italiens en 1944. Les fosses Ardéatines, Sant’Anna di Stazzema, Marzabotto, ce ne sont là que quelques-uns des sites où les alliés démoniaques de Mussolini ont massacré de sang-froid des milliers de civils italiens sans défense. Parmi eux, des centaines d’enfants et même des nourrissons. Beaucoup ont été brûlés vifs, d’autres décapités.
Aucun reniement du fascisme
Ces deux anniversaires tragiques, celui du printemps 1924 et celui du printemps 1944, prouvent que le fascisme a été tout au long de son existence historique – et pas seulement sur sa fin, ou occasionnellement – un phénomène de violence politique systématique faite d’assassinats et de massacres. Les héritiers de cette histoire le reconnaîtront-ils une bonne fois pour toutes ?
Malheureusement, tout porte à croire qu’il n’en sera rien. Le groupe postfasciste au pouvoir, après avoir remporté les élections en septembre 2022, avait devant lui deux voies possibles : renier son passé néofasciste ou tenter de réécrire l’histoire. Il a incontestablement emprunté la seconde.
Après avoir évité le sujet durant sa campagne électorale, la présidente du conseil, bien obligée de l’affronter à l’occasion des commémorations, s’en est obstinément tenue à la ligne idéologique de sa culture néofasciste d’origine. Elle a pris ses distances avec les atrocités indéfendables perpétrées par le régime (la persécution des juifs) sans jamais renier dans son ensemble l’expérience fasciste. Elle a attribué aux seuls nazis les massacres commis avec la complicité des fascistes de la République sociale italienne. Et elle a passé sous silence le rôle fondamental de la Résistance italienne, au point de ne jamais citer le mot « antifascisme » lors des commémorations du 25 avril, en 2023 [date anniversaire de la libération, en 1945, de l’Italie de l’occupant nazi et de ses alliés issus du régime de Benito Mussolini].
A l’heure où je vous parle, nous sommes de nouveau à la veille de l’anniversaire de la libération du nazi-fascisme. Le mot que la présidente du conseil a refusé de prononcer circulera encore sur les lèvres reconnaissantes de tous les fervents démocrates, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite. Tant que ce mot – « antifascisme » – ne sera pas prononcé par ceux qui nous gouvernent, le spectre du fascisme continuera de hanter la maison de la démocratie italienne.
Publié le 23 avril 2024 par Anti*Capitalist Resistance.
La traduction du discours a été réalisée par Le Monde.
- 1The Guardian, 21 April 2024 “Italian author accuses state broadcaster of censorship of antifascist monologue”.