Israël utilisera probablement son attaque limitée contre l’Iran pour obtenir le feu vert de l’administration Biden pour envahir Rafah. Si cette réaction discrète a permis d’éviter une guerre régionale, le prix à payer pourrait être le sang des Palestiniens.
La réaction immédiate des États-Unis et de l’Europe à l’attaque de représailles de l’Iran contre Israël le week-end dernier était aussi prévisible qu’hypocrite. Au vu des déclarations publiques des pays occidentaux, on dirait qu’Israël n’a jamais bombardé le consulat iranien à Damas. Les ambassades et les consulats d’un pays sont considérés comme le territoire souverain de ce pays, il s’agissait donc d’une provocation évidente. Il ne fait aucun doute qu’Israël voulait intensifier sa confrontation avec l’Iran.
L’attaque de l’Iran a été une réponse mesurée. Elle n’avait pas pour but de causer des dommages significatifs à Israël, ni même aux sites militaires qui étaient les cibles exclusives des drones et des missiles iraniens. La République islamique a fait savoir à tout le monde, y compris aux États-Unis et à Israël, ce qu’elle s’apprêtait à faire, en leur donnant intentionnellement tout le temps nécessaire pour préparer leurs défenses.
Israël a promis de réagir, mais vendredi matin, il est apparu qu’Israël avait renoncé à sa tentative d’escalade des tensions avec l’Iran, très probablement parce qu’il avait compris que les États-Unis allaient faire tout ce qui était en leur pouvoir pour rester en dehors d’une guerre régionale et l’empêcher. L’Iran a également fait savoir qu’il tournait la page sur ce chapitre.
Alors où en est la région ?
La course contre la montre de la droite israélienne
Comme je l’ai noté récemment, l’extrême droite israélienne sait que son contrôle d’Israël est limité dans le temps et pense qu’un gouvernement israélien de droite plus typique n’ira probablement pas aussi loin qu’elle le souhaite pour provoquer une guerre avec l’Iran et pour rallier l’opinion mondiale à son génocide des Palestiniens.
Malgré toutes les fanfaronnades d’Israël, il lui sera difficile de mener une guerre totale avec l’Iran et d’achever sa campagne génocidaire à Gaza en même temps. Cela est d’autant plus vrai que les États-Unis n’aideront pas Israël en cas d’attaque de l’Iran et qu’ils ne se laisseront pas entraîner dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient.
En effet, l’attaque de l’Iran a notamment eu pour effet d’alléger quelque peu la pression exercée sur Israël à propos de Gaza. Son soutien dans le monde entier avait fortement diminué en raison de son génocide éhonté, en particulier à la suite du meurtre des travailleurs humanitaires du World Central Kitchen, pour la plupart blancs, dont la vie est considérée comme beaucoup plus précieuse que celle des Palestinien·nes par les dirigeants des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Allemagne.
Le volume des projectiles lancés sur Israël a contribué à raviver l’image d’Israël comme victime de l’hostilité implacable de son « voisinage brutal ». Les débats à Washington, qui commençaient à peine à prendre de l’ampleur, se sont calmés après l’attaque de l’Iran, car les Démocrates, qui commençaient à se sentir mal à l’aise face aux actions d’Israël à Gaza, se concentrent désormais sur le terrain politiquement plus sûr de la défense d’Israël contre l’Iran.
Il y a également tout lieu de croire que cette attaque iranienne est exactement l’huile dans les rouages nécessaire pour débloquer le plan d’aide supplémentaire de 14 milliards de dollars de Joe Biden pour Israël.
Yoav Gallant a directement informé son homologue américain, le secrétaire à la défense Lloyd Austin, qu’Israël riposterait. Vendredi matin, c’est ce qu’ils ont fait, mais d’une manière qui n’a pas aggravé les tensions. Bien que cette décision ait été préférable dans l’espoir d’éviter une guerre régionale et qu’elle ait certainement permis à Israël de gagner des points à Washington, Londres et Bruxelles, le prix à payer, comme c’est souvent le cas, sera probablement le sang des Palestiniens.
La route vers Rafah
Il semble très probable que les informations selon lesquelles Israël offrait essentiellement un choix aux États-Unis – soit nous attaquons l’Iran, soit nous procédons à l’invasion prévue de Rafah – étaient exactes et que les États-Unis ont donné leur feu vert à l’incursion de Rafah, tandis qu’Israël acceptait d’arrêter l’escalade avec l’Iran pour l’instant. L’administration Biden le nie, mais elle a également mis en sourdine les mises en garde contre une invasion de Rafah qu’elle émettait régulièrement avant l’attaque de l’Iran. Et elle a clairement fait savoir qu’elle avait été informée de l’attaque prévue par Israël vendredi.
Le fait que le président américain Joe Biden ait fait ce choix montre une fois de plus à quel point les vies palestiniennes n’ont aucune valeur pour lui. S’il y a une certaine logique sans cœur à penser qu’il est préférable de terminer l’opération génocidaire à Gaza plutôt que d’assister à une action qui déclencherait presque certainement une guerre régionale, il s’agit également d’une logique erronée, en plus d’être monstrueuse. Il y a peu de raisons de croire que l’achèvement du génocide à Gaza ne ferait que retarder une escalade israélienne avec l’Iran.
Plus important encore, l’idée que frapper l’Iran ou envahir Rafah étaient les deux seules options possibles est fausse. Biden est tout à fait capable de dire à Israël : « Non, vous ne ferez ni l’un ni l’autre ». Mais, après trois ans d’accolade de Biden avec un gouvernement israélien d’ultra-droite, il est clair que, quoi qu’Israël fasse, Biden ne prendra pas une telle mesure.
En effet, si Biden a eu le mérite de dire immédiatement à Israël que les États-Unis ne soutiendraient pas une attaque israélienne contre l’Iran, ce message direct adressé à Netanyahou contrastait fortement avec les avertissements nuancés qu’il a formulés au sujet de Rafah. Dans le cas de Gaza, Biden a implicitement approuvé une invasion, à condition qu’Israël prenne des dispositions pour évacuer les civils.
Ainsi, Israël aurait acheté quelque 40 000 tentes qu’il a l’intention d’ériger à une courte distance de Rafah. Il semblerait que ce geste dérisoire et manifestement inefficace suffise à apaiser les inquiétudes américaines.
Il ne faut pas oublier que Rafah, une zone qui comptait quelque 275 000 personnes avant le 7 octobre, abrite actuellement environ 1,5 million de Palestiniens. Même si nous devions croire à la fiction selon laquelle Israël a l’intention d’inverser complètement son comportement depuis six mois, au cours desquels il a délibérément pris pour cible des civils palestiniens, 40 000 tentes situées à quelques kilomètres de là ne vont guère atténuer les dommages qui seront causés à Rafah.
Bien entendu, Israël n’a jamais eu l’intention d’être dissuadé dans sa quête du génocide à Gaza. Il ne se laissera pas non plus décourager longtemps dans sa volonté d’affronter l’Iran. Netanyahou, comme moi et tant d’autres l’avons noté, veut faire durer la guerre aussi longtemps que possible. Il était donc prêt à attendre à Rafah, et maintenant que l’attente est sur le point de prendre fin, il peut repousser d’autres provocations sur l’Iran à plus tard.
Entre-temps, la montée généralisée de la violence et du chaos en Cisjordanie par les colons et les militaires continuera sa trajectoire ascendante, avec peu d’espoir d’endiguer cette marée. Les dernières tentatives de réunification des dirigeants palestiniens ont échoué et l’Autorité palestinienne, qui n’existe plus, se contente de chercher à devenir membre à part entière des Nations unies, un rêve chimérique que les États-Unis ont une fois de plus contrarié.
L’Iran, la Jordanie et les autres États arabes
L’Iran a clairement fait savoir à Israël qu’il était capable de se défendre et qu’il était prêt à le faire. L’armée israélienne comprend très bien que le fait que les tirs iraniens aient causé des dommages insignifiants est dû en grande partie au fait que les États-Unis et le Royaume-Uni ont intercepté de nombreux projectiles avant qu’Israël n’ait à s’en occuper. Israël et ses alliés ont pu le faire parce que l’Iran les a prévenus à l’avance. L’Iran ne préviendra pas Israël et ses alliés s’il veut causer de réels dommages à l’avenir.
Cela ne veut pas dire qu’Israël ne dispose pas d’une défense aérienne très efficace. En effet, l’attaque d’Ispahan en Iran vendredi visait à montrer la supériorité militaire d’Israël dans ce domaine, qui est bien réelle. Alors que le succès massif d’Israël et de ses alliés, qui ont intercepté 99 % des projectiles tirés par l’Iran, pourrait ne pas être entièrement reproduit sans l’avertissement préalable fourni par l’Iran, Israël a répondu en démontrant que quelques-uns seulement de ses propres missiles étaient capables de pénétrer les défenses aériennes de l’Iran.
Néanmoins, l’Iran a clairement indiqué qu’Israël pouvait être touché, et ce d’une manière qui n’a pas conduit à une guerre régionale.
D’autre part, il y a la question de la pression exercée sur les relations de l’Iran avec le monde arabe. La République islamique a tenté de réduire le volume de sa rivalité avec l’Arabie saoudite, avec un succès progressif.
Mais les Saoudiens considèrent cet effort comme une couverture au cas où les États-Unis ne parviendraient pas à conclure un pacte de défense et à obtenir l’assistance nucléaire que Riyad souhaite en compensation de la normalisation de ses relations avec Israël.
Cette attaque de l’Iran a montré que l’alliance sur laquelle les États-Unis ont travaillé si dur est en train de se consolider, malgré l’absence persistante de relations normales entre Israël et l’Arabie saoudite. Toutefois, la participation saoudienne à l’opération visant à abattre l’avion iranien ne doit pas être surestimée. L’Arabie saoudite, ainsi que la Jordanie et les Émirats arabes unis, avaient tout intérêt à s’assurer que, quelles que soient les intentions de l’Iran, le risque de dommages pour Israël était réduit au minimum afin d’éviter une escalade majeure. Ces pays paieraient l’un des prix les plus élevés en cas de guerre régionale.
La Jordanie compte une importante population palestinienne et l’antipathie populaire à l’égard d’Israël, qui a toujours été forte, a sans surprise atteint des sommets depuis le début du génocide de Gaza. La perception qu’ils ont aidé à défendre Israël a mis en colère un grand nombre de Jordanien·nes. Compte tenu des difficultés économiques de la Jordanie, susciter la colère de l’opinion publique par une action comme celle-ci n’aiderait pas à la stabilité du Royaume hachémite.
L’argument du gouvernement selon lequel il défendait la Jordanie contre des objets ayant pénétré dans son espace aérien est absurde. Le gouvernement savait qu’il n’avait pas à s’inquiéter, car il savait exactement où se dirigeaient ces missiles et ces drones. Mais, comme les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, ils étaient très préoccupés par les répercussions qu’aurait un missile iranien sur Israël et voulaient s’assurer qu’ils ne seraient pas pris au milieu d’une nouvelle guerre.
La colère populaire explique pourquoi la Jordanie a été si alarmée par le fait que l’Iran l’ait publiquement dénoncée pour avoir « aidé Israël », et pourquoi elle s’est empressée d’affirmer qu’elle ne prenait pas le parti d’Israël et qu’elle abattrait tout projectile étranger qui violerait son espace aérien. Bien qu’il reste à voir s’ils abattraient réellement un drone, un missile ou, surtout, un avion avec équipage israélien, ils ont envoyé un message à Israël pour lui signifier qu’ils ne participeraient pas, eux et leur espace aérien, à d’éventuels plans de représailles. Pour ce que cela vaut, les premiers rapports indiquent qu’Israël n’a pas utilisé l’espace aérien jordanien pour cette attaque.
Dans le même temps, l’action de la Jordanie visait également à consolider ses relations avec Washington. Les Jordaniens auront besoin de ces relations surtout si les attaques israéliennes contre les villages palestiniens de Cisjordanie s’intensifient, entraînant des réactions de la part des groupes armés de la région. Il est presque certain qu’Israël en profitera pour lancer des opérations militaires à plus grande échelle en Cisjordanie (même s’il devra faire preuve de beaucoup plus de précision qu’à Gaza en raison de la présence de centaines de milliers de colons israéliens).
Dans ce cas, la Jordanie devra compter sur la plus grande coopération possible de la part de Washington pour éviter un scénario dans lequel Israël forcerait les Palestiniens à quitter la Cisjordanie et à traverser le Jourdain, comme il a tenté, en vain, de forcer les habitants de Gaza à se rendre en Égypte.
Les nombreux fronts sur lesquels Israël se bat – y compris, bien sûr, la confrontation avec le Hezbollah au Liban – continueront à s’enliser tant que les États-Unis et l’Europe n’auront pas trouvé la volonté politique d’y mettre un terme. Si quelques signes indiquent qu’une telle volonté commence à se former, il est également clair qu’à l’heure actuelle, l’Occident n’a ni la vision ni le leadership nécessaires pour faire ce qui s’impose dans l’intérêt de toutes les parties concernées, à l’exception de quelques dirigeants israéliens corrompus et zélés.