Kurdistan : « Cette révolution que nous menons, c’est une révolution des femmes »

par Berivan Firat

Le Kurdistan est un pays qui n’est représenté sur aucune carte mais qui concerne pourtant des dizaines de millions de personnes qui vivent entre la Syrie, la Turquie, l’Iran et l’Irak. L’État turc d’Erdogan mène une guerre sans merci contre le peuple Kurde. Entretien avec Berivan Firat, porte-parole des relations extérieures du CDK-F (Conseil démocratique kurde en France) pour parler de la lutte du peuple kurde ici et là-bas. 

Est-ce que tu peux nous présenter ce qu’est le CDK-F, son périmètre et ses activités ?

Le CDK-F fédère 27 associations en France et mène des activités ici sur le plan social et politique pour aider la communauté kurde à s’intégrer, mais aussi et surtout pour faire connaître la question kurde, les violations de droit aux quatre coins du Kurdistan mais aussi en Europe, notamment en France. Ce n’est pas facile tous les jours d’être du CDK-F, mais comme dans tous les combats du peuple kurde, à tous les niveaux, on résiste.

Paris semble avoir le destin d’être la capitale des assassinats politiques : Ben Barka en 1965, les militants palestiniens de l’OLP ou du FLP dans les années 1970, Dulcie September en 1988, militante de l’ANC, et puis les trois camarades kurdes tuées d’une balle dans la tête le 9 janvier 2013. Où en est la justice avec ce tripe assassinat ?

Malheureusement, la justice n’a guère avancé. Sakine Cansiz est la cofondatrice du PKK, une militante, une des figures les plus importantes du mouvement kurde qui est à l’origine du projet de l’armée des femmes, l’armée d’auto-défense. Elle est une des fortes camarades d’Öcalan. Au moment de sa mort, ce dernier avait dit : « Tuer Sakine, c’est me tuer, tuer le peuple kurde ». Elle était un symbole extrêmement important. Elle a été tuée en pleine journée, à 50 mètres de la Gare du Nord, par un homme qui s’est avéré être un agent des services secrets turcs, le MIT. Plus tard, sont sorties des notes de service qui commanditaient cet assassinat, mais aussi des enregistrements audios partagés sur Youtube. À cette époque, il y avait un conflit entre Gülen et Erdogan, ce qui a permis la diffusion de ces documents. Bien que l’assassin soit connu (il est décédé en prison en 2016), les commanditaires aussi, la justice reste au point zéro, car le dossier est classé « secret défense ». Les notes et les informations aux mains des services secrets français ne sont pas transmises au tribunal et le tribunal ne peut pas faire son travail. Pour une fois, la France avait toute possibilité de rendre la justice sur ce triple assassinat politique, mais les intérêts d’État ont encore une fois été gagnants. La justice est indépendante mais pour qu’elle fasse son travail, il faut que la politique arrête de la brider. Une nouvelle instruction est ouverte depuis 2019 contre les commanditaires mais elle est au point mort parce que la France refuse de lever le secret défense.

Ce triple assassinat est éminemment politique : trois générations militantes ont été tuées…

Trois générations, oui, mais surtout des femmes kurdes. Cette révolution que nous menons, celle que le monde entier applaudit au Rojava, dans le nord et l’est de la Syrie — avec ces femmes qui ont combattu contre les vermines de l’obscurité — nous avons l’habitude de dire que c’est une révolution des femmes. En visant trois générations de femmes, ce sont d’abord les femmes dirigeantes, commandantes, comme Sakine Cansiz, c’est aussi la diplomatie en la personne de Fidan Dogan, et c’est la jeunesse kurde et l’avenir du Kurdistan à travers Leyla Söylemez qui sont visées. Ce triple assassinat ne doit rien au hasard. Ce ne sont pas des victimes collatérales. Des hommes des services secrets turcs étaient partis dans le nord de l’Irak pour tenter de mener des attaques ciblées contre les dirigeantEs du PKK, et ils ont été pris et détenus pendant deux ans et demi jusqu’à ce que la Turquie les fasse taire en les bombardant. Ils ont néanmoins donné les noms des signataires des ordres de mission pour l’assassinat des trois militantes, en précisant que ces ordres ne pouvaient être donnés sans l’accord d’Erdogan. C’est un assassinat politique commis par un État étranger en France qui est un pays qui se dit souverain ! 

Le champ de guerre a semblé s’étendre à toute l’Europe. En Belgique en 2017, un attentat contre le Congrès national du Kurdistan est déjoué. La justice belge découvre des cellules dormantes, des sortes de commandos de la mort, reliées à l’appareil d’État turc. En 2020, en Autriche, des parlementaires étaient visés… Tout cela montre la duplicité des États européens face à une politique planifiée.

En Autriche, ils ont voulu assassiner une députée d’origine kurde. Ils ont voulu la faire taire car elle dénonçait la politique expansionniste de l’État turc, l’occupation dans le nord de la Syrie, la violation des droits en Turquie envers les Kurdes et les autres minorités, les démocrates, les socialistes et les communistes, etc. En Belgique, au moment de l’attentat, le nom d’un des individus arrêtés par la police était cité dans l’assassinat de Sakine, Fidan et Leyla. Ces individus avaient des liens avec l’ambassadeur turc en France qui devait être entendu par des parlementaires mais il a été rappelé à Ankara car il était le deuxième des services secrets turcs. La Turquie est extrêmement dangereuse contre les Kurdes mais aussi les Arméniens. Erdogan veut redessiner les territoires à jamais perdus de l’Empire ottoman. Certes, une république a été fondée en 1923 au détriment des peuples kurde, syrien, arménien mais il n’y a aucune mentalité d’une république.

Des promesses non tenues, comme celle des puissances occidentales dans le traité de Sèvres en 1920 qui devait accorder une région autonome pour les Kurdes, une promesse défaite en 1923 à Lausanne par Kemal qui veut dékurdifier le Kurdistan. Des révoltes éclatent face aux discriminations pendant plusieurs décennies. À la fin des années 1970, il y a un rebond avec la naissance du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce parti, classé par dans la liste des organisations terroristes par l’Union européenne, a fourni à Kobané les combattantEs contre l’État islamique saluéEs par les Européens. 

Le PKK a perdu 450 cadres dans les combats à Kobané, ses cadres les plus importants forméEs sur dix, vingt, trente ans. Des cadres non seulement capables de combattre, de débattre, d’analyser, de porter un regard sur l’économie, l’écologie, la question des femmes. Daesh et al-Nosra étaient déclarés comme ennemis numéros 1 par les Occidentaux. Les Kurdes ont combattu l’ennemi numéro 1 du monde à leur porte certes mais pour tout le monde. Pourtant, une fois revenuEs en Europe, ces combattantEs redeviennent des terroristes. Comme Emine Kara, assassinée le 23 décembre 2022, qui avait demandé l’asile en France […]

Erdogan continue sa politique. Mais Femme, Vie, Liberté, le slogan lancé après la mort de Jina Mahsa Amini à Téhéran en 2022, vient du combat des femmes kurdes…

Dans les académies populaires de formation, on enregistrait des cassettes. On voit, autour de 1991, Öcalan parler à Sakine Cansiz et lui dire que si les femmes ne sont pas libres, elles ne peuvent pas vivre et donc pas faire la révolution. En 2003, des femmes kurdes proches du PKK avaient sorti ce slogan : si la femme n’est pas libre, la société n’est pas libre. La femme, c’est la vie, la victoire et la liberté. Depuis 2013, nous l’utilisons dans toutes nos actions. Nous avons beaucoup de mal à le faire dire aux hommes. Sur la tombe de Mahsa Amini (ou Jîna Emînî) est inscrit ce slogan. C’est plus qu’un slogan pour nous, c’est une philosophie. On ne peut pas parler de liberté d’une société sans la liberté de la femme. C’est d’abord la liberté de la femme, puis celle de la société. C’est pour cela que la femme est le sens de la vie, la femme est le sens de la résistance. La femme est l’aboutissement de la victoire. […]

Propos recueillis par Olivier Besancenot

 

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