Une confrontation entre agriculteurs et écologistes ?

par Adriano Bulla
Mardi, 6 février, 2024 - 13:28 Rassemblement paysan à l'appel notamment de la Confédération paysanne pour dénoncer l’utilisation d'OGM dans l'agriculture.
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Des tracteurs dans la rue, de longues files d’attente sur les axes routiers, des statues arrachées et de nombreuses pelletées de fumier : bref, les agriculteurs sont en révolte ! Mais c’est justement le fumier qui m’intéresse, et je ne parle pas seulement du fumier des agriculteurs…

Pour quelqu’un qui ne connaît pas le monde complexe et hétérogène de l’agriculture et des zones rurales, comprendre ce qui se passe est une tâche difficile, voire impossible. Mais lorsqu’un groupe de personnes, une « catégorie » de travailleurs, proteste, le plus sage est de l’écouter, de comprendre ses revendications et d’en discuter en détail. Au lieu de cela, nous nous retrouvons dans un match de football avec, bien sûr, deux groupes de supporters.

D’un côté, il y a ceux qui disent que « les agriculteurs ont raison » et qu’ils peuvent donc faire des choses qui seraient qualifiées de « terroristes » à la une des journaux et à la télévision si le collectif Dernière Génération1   en était l’auteur. Parce que les agriculteurs votent à droite et que nous les aimons quoi qu’il arrive. De l’autre, il y a celles et ceux qui les considèrent avec méfiance, parce qu’ils sont une catégorie « choyée » par le système, et parce que, évidemment, parmi leurs nombreuses revendications, il y en a qui vont à l’encontre de la transition écologique, du Green Deal et, en tout cas, de l’idée que nous nous faisons d’un monde vert et durable. Mais ce n’est pas si simple.

Ombres, nuages et poussières…

…couvrent les champs de l’Europe, mais aussi les politiques agricoles de l’Union européenne, de ses États membres et ce système que nous nous obstinons ironiquement à appeler « information ». Pour ceux qui n’ont pas le temps de tout suivre, qui ne comprennent pas ou (grâce à) ceux qui veulent exploiter la situation, le choix semble devoir être fait entre les nuages de fumier et les histoires de désherbants… Mais ce n’est pas le cas, et nous procéderons par étapes pour travailler sérieusement.

L’appellation « agriculteurs » regroupe des réalités diverses : elles et ils appartiennent à différentes associations, certaines petites, d’autres plus influentes. Avez-vous entendu parler d’une ouvrière ou d'un ouvrier agricole ? Pourtant ce sont eux et elles aussi qui travaillent la terre ! Doit-on les appeler agriculteurs ou paysans ?

Tous les acteurs de la filière (agriculteurs ou ouvriers agricoles) n’ont pas le même avis sur les revendications formulées. Par exemple, les acteurs de l’agriculture biologique ont des conceptions très particulières sur la question des produits chimiques et sur celle des terres « non cultivées ».

Mais il y a un autre point qui, s’il est exploité à des fins de propagande ou pour faire confusion, transforme le tout en un affrontement idéologique : certaines revendications sont nationales, d’autres sont européennes ! Les uns soutiennent la « révolte » des agriculteurs pour sa tonalité anti-européenne, tandis que les autres la rejettent totalement avec une tonalité écologiste et au nom de ce leurre qu’est devenue l’union des peuples, un espoir jamais concrétisé depuis des décennies.

Agriculteurs en Allemagne, en route pour économiser du carburant…

Parmi les revendications nationales, certaines sont plus valables que d’autres, même si bien sûr tout le monde a le droit de manifester. Mais il est important de revenir à l’étincelle initiale : l’Allemagne a supprimé les subventions aux carburants pour ceux qui cultivent la terre.

À l’origine, il y avait aussi l’idée de faire payer une « taxe sur les routes ». Toutefois, dès les premières contestations, le brave Scholz a fait exactement ce qu’il fait avec les États-Unis sur d’autres questions : il a fait machine arrière.

Même l’élimination des subventions a été réalisée par tranches. À l’origine, il voulait supprimer la subvention de 21 centimes par litre pour le diesel (qui coûte 1,7 euro en Allemagne), soit une augmentation de 12 %, pour récupérer 440 millions. Cela aurait entraîné une augmentation moyenne des dépenses d’environ 1 700 euros par an pour les 276 000 exploitations agricoles du pays. Mais lors de la première manifestation, il l’a ramenée à environ 8 centimes par litre et une moyenne de 680 euros par an, sur une dépense moyenne de carburant de 20 000 euros, en étalant la suite de la réduction de la subvention sur les deux années suivantes.

Cette victoire immédiate, bien que partielle, a encouragé les agriculteurs d’autres pays à s’unir à la protestation. Rappelons aussi que, pour les gros agriculteurs, le carburant est une des plus grosses dépenses, si ce n’est la plus grosse, mais cette variation n’est rien comparée à celles dues aux diverses spéculations du marché (limitées à 5 % du prix dans l’année). Un petit agriculteur n’aurait pas envie de descendre dans la rue avec un tracteur pour quelques euros par mois.

Le cas français – agriculteurs de tous les pays, unissez-vous !

On aime la France pour sa Révolution (les nobles un peu moins) et parce qu’elle est très syndiquée (Macron un peu moins…). Mais la situation au pays de Robespierre commence à devenir complexe. Les revendications initiales sont nombreuses et expriment un malaise dû aux produits importés à bas prix, à l’absence de subventions et à l’augmentation des coûts de production, c’est-à-dire du carburant.

Mais la réponse du gouvernement ne se fait pas attendre et, dès le 2 février, le Premier ministre Gabriel Attal fait des concessions qui ne satisfont pas tous les syndicats. Le gouvernement a rapidement trouvé le moyen d’apaiser une partie des agriculteurs en déclarant qu’il serait absurde d’interdire des pesticides qui sont toujours autorisés dans l’Union européenne et que, dans le même temps, l’État renforcerait les contrôles sur les produits en provenance de l’étranger pour bloquer ceux qui contiennent des substances interdites aux agriculteurs locaux. Et il a ajouté qu’un accord commercial avec les pays d’Amérique latine (le Mercosour) était « hors de question ». Et comme vous le savez, si la France le dit, cela vaut quelque chose sur les tables de négociation à Bruxelles.

Une enveloppe de 600 millions d’euros pour les éleveurs a ensuite soulagé une partie du secteur et des politiciens, et la plupart des manifestant·es sont rentrés chez eux.

Mais pas tous, car si les syndicats les plus centristes et les plus à droite ont accepté cette recette protectionniste et, en l’occurrence, anti-environnementale, d’autres se sont déclarés insatisfaits et continueront à se battre.

Cela confirme que le monde agricole n’est pas si homogène qu’on voudrait nous le faire croire, bien au contraire, et les gouvernements prêtent plus volontiers l’oreille aux propriétaires terriens qui pratiquent la culture industrielle et chimique qu’aux petits agriculteurs et agricultrices qui présentent un autre modèle, dont le modèle biologique, avec toutes ses ramifications.

L’Italie saura-t-elle garder son titre de république bananière ?

Nous en arrivons à notre pays, qui s’est joint à la protestation, à mon avis à raison, suite à une forte augmentation de l’IRPEF  imposée par le gouvernement Meloni. Mais c’est là que la farce commence… cette farce propre à la politique italienne où ceux qui ont fait la guerre au « Revenu de citoyenneté » (en faisant un clin d’œil à ceux qui veulent sous-payer les ouvriers), se prennent aujourd’hui en photo sur un tracteur…

Les revendications des agriculteurs italiens concernent le contexte national :

• Les concessions sur les carburants agricoles doivent être maintenues même après 2026,

• Détaxation de l’agriculture (IRPEF2  et IMU ),

• Réforme de la TVA (à réduire, supprimer ou plafonner à 10 %),

• Le contrôle de la faune,

• La revalorisation de la figure de l’agriculteur et de l’éleveur.

D’autres concernent le cadre européen, nous les verrons plus tard.

Sur ce dernier point, le texte de loi indique « requalifier la figure de l’agriculteur et de l’éleveur, en les valorisant et en ne les désignant pas comme responsables de la pollution de l’environnement [...] L’agriculteur est une figure fondamentale de la société en tant que gardien de l’environnement et producteur d’aliments et de vie » ! Or, si tout cela s’applique aux agriculteurs et agricultrices biologiques, on peut avoir des réserves sur l’agriculture et les cultures intensives et chimiques.

Quel que soit le point de vue, on constate qu’il s’agit d’un secteur et d’un monde complexes et hétérogènes. Si le secteur de l’agriculture doit être protégé, pour des raisons économiques évidentes, ce « gardien de l’environnement » l’est s’il protège réellement l’environnement, ce qui n’est absolument pas toujours le cas ! Et le cas des terres « non cultivées » le démontre, comme nous le verrons en abordant le cadre européen.

On peut voir ici soit une opération de marketing, soit un beau projet, si l’on entend le « développement » en termes de compétences et de méthodes agricoles.

Passons à l’avant-dernier point : le « contrôle » de la faune et de la flore n’est pas vraiment écologiste. Et les agriculteurs biologiques et les paysans, qui ne sont pas les principaux interlocuteurs du gouvernement, font une lecture diamétralement opposée de cette phrase par rapport à ceux qui travaillent dans l’agriculture industrielle, intensive et latifundiaire.

Les deux camps commencent à se diviser, parmi les agriculteurs et les agricultrices mais aussi dans la société civile et politique.

La réforme de la TVA peut aussi être légitime, comme la réforme de l’IRPEF et de l’IMU. En théorie, ceux-ci devraient être les points essentiels à exprimer à la télévision mais je constate que le débat s’est habilement déplacé vers la « viande synthétique » et la farine de grillons.

Dans le même temps, notre gouvernement, contrairement à ceux de la France et de l’Allemagne, n’a pas bougé le petit doigt, si ce n’est pour prendre des selfies et faire des proclamations de faux patriotisme et de fausse solidarité, en direction de l’UE.

Quant aux carburants, une grosse réflexion s’impose car, bien sûr ils polluent, mais la réponse est dans une autre agriculture (on peut économiser des trajets et aussi beaucoup de travail de tracteur, avec des techniques biologiques modernes, notamment la permaculture) et dans le passage à l’énergie électrique.

La question, bien qu’économiquement pertinente, de savoir ce qu’on ferait d’ici là est académique, car ce gouvernement ne sait pas ce qu’il fera demain, et encore moins en 2026. 

Ce qui est sûr c’est que le tempérament de notre malheureux pays ne se dément jamais : aucune réponse n’a été apportée par le gouvernement mais nous avons vu beaucoup de fumier car c’est toujours ce produit organique qui est utilisé pour salir son adversaire politique, qu’il soit local ou international.

Nous verrons si les agriculteurs obtiendront quelque chose en Italie aussi ou si un selfie et quelques proclamations faussement souverainistes suffiront. À l’heure où j’écris ces lignes, les tracteurs « marchent » vers Rome.

L’Europe entre conservation et innovation

Les tracteurs sont arrivés à Bruxelles, sur cette place où, à bien y regarder, ils n’étaient pas si nombreux… Peut-être se sont-ils arrêtés en chemin ? Peut-être les réponses des États ont-elles apaisé certains d’entre eux ? Ce qui compte, c’est qu’ils sont arrivés, avec toutes les contradictions dont ils sont porteurs.

Pourquoi parler de « conservation » et d’« innovation » ? Parce que cela évoque des idées contradictoires. Si, du point de vue de la gauche, un « conservateur » est quelqu’un qui veut préserver les traditions et les privilèges, c’est aussi quelqu’un qui veut précisément préserver l’environnement.

Par « innovation », beaucoup imaginent la technologie, les voyages dans l’espace et les OGM, un nouveau tracteur ou un herbicide chimique encore plus puissant, mais d’autres entendent des techniques agricoles innovantes comme la permaculture et des changements sociaux dans une orientation anticapitaliste, anti-néolibérale et collectiviste.

C’est ici que se joue la confrontation. Le texte des agriculteurs italiens, quoique parfois dans un langage plus imagé, avance les mêmes revendications que dans les autres pays (ou au moins une partie d’entre elles). Et c’est précisément avec le premier point présenté par les « nôtres » que s’ouvre un débat sur ce que signifie la conservation et ce que signifie l’innovation…

La première requête concerne une vague « reprogrammation du Pacte Vert », exprimée dans des tonalités variées mais certainement pas vertes. Ensuite, la « révision complète de la politique agricole européenne, en raison de son extrémisme environnemental » et, peut-on lire, « au détriment de la production agricole et des consommateurs (culture céréalière, élevage, réglementation sur le digestat…) ». 

La tentation d’un no comment est grande, mais la perspective défendue ici est précisément celle de l’agriculture chimique, industrielle et intensive. Outre le fait que le Pacte vert n’est pas la politique agricole de l’UE et qu’il peut être amélioré, le problème essentiel est celui de l’application locale qui dénature souvent le Pacte vert lui-même. 

Cela ouvre un vaste discours, qui devrait être approfondi sur la façon dont ce que l’on appelle « l’extrémisme environnemental » peut être considéré comme une « innovation » pour celles et ceux qui connaissent la terre, l’agriculture biologique et même la biologie tout court.

Mais cela nous montre une chose : tout en rassemblant des instances hétérogènes, cette vision ne représente pas une grande partie des agriculteurs, c’est-à-dire tout le secteur biologique. Elle correspond à une vision démodée de l’agriculture, déconnectée de la terre elle-même et de sa fertilité, et à l’inverse très liée à la culture intensive, aux produits chimiques, aux latifundia3  (avec leur structure sociale et économique) ainsi qu’à la distribution à grande échelle…

Le quatrième point, portant sur l’« abolition immédiate des contraintes et des incitations à ne pas cultiver la terre », c’est-à-dire « l’élimination de l’obligation de ne pas cultiver 4 % de la terre et toutes les formes de subventions visant à discriminer la culture », nous montre que désormais ces deux sphères de l’agriculture parlent des langages différents.

Nous parlons ici d’une règle européenne qui existe au Royaume-Uni depuis des décennies : l’UE accorde des subventions aux agriculteurs qui ne labourent pas 4 % de leurs terres. J’utilise le mot « labourer », ils utilisent le mot « cultiver ». L’UE a déjà accordé une prolongation (c’est-à-dire qu’ils continueront à recevoir des subventions même s’ils labourent), et a demandé de labourer pour certaines cultures, telles que les plantes fixatrices d’azote (pois chiches, pois, fèves, etc.) et les plantes à croissance rapide (laitue, épinards, etc.). On voit à quel point un certain type d’agriculture est tout sauf « traditionnel » !

Il fut un temps où une paysanne ou un paysan n’auraient jamais considéré une forêt comme étant « improductive ». En effet, sans elle, on gelait en hiver et avec elle on pouvait récolter de nombreuses baies sans labourer, biner et se casser le dos, du printemps, avec les fraises, à l’automne, avec les champignons. Et il se trouve que tous ces produits ont beaucoup plus de valeur que le blé ou le riz. Ici, il ne s’agit même pas de reboisement, mais de simples surfaces non labourées c’est-à-dire en grande partie des haies. Celles-ci demandent peu de travail et portent des fruits. Considérer les haies comme improductives, c’est ignorer que les noisettes, les mûres, les framboises, les figues de barbarie, les baies de sureau et même les roses rapportent beaucoup. D’ailleurs, ne manquait on pas de noisettes pour le Nutella ?

Qu’est-ce qui leur fait voir un désert là où d’autres voient un potentiel ? Il ne s’agit pas seulement d’une conception de l’agriculture « labourable » et intensive, cette myopie est également motivée par un problème d’infrastructure. Avec la manière dont les latifundia sont structurées, par le biais de gros contrats avec la grande distribution, la diversification avec des produits comme les fruits des bois n’est pas à l’ordre du jour. En effet, le contrat est établi sur la base d’un tarif par quintal et d’une garantie d’atteindre la quantité fixée.

Cela rend les agriculteurs dépendants des grands distributeurs et les empêche de penser autrement qu’en fonction de la logique des grandes entreprises. Au contraire, « valoriser l’agriculteur », comme ils disent, nécessiterait une main-d’œuvre différente et plus spécialisée. Les buissons fertilisent le sol et retiennent l’humidité, mais certains semblent ignorer le concept de base de l’agriculture biologique, à savoir que l’on nourrit le sol et non les plantes. Une réduction de la consommation d’eau, un sol plus fertile, des pollinisateurs, etc. sont un investissement !

Avec ces deux points (y compris celui qui prévoit de « contenir la faune »), nous avons couvert les cas les plus importants d’un point de vue écologique. Ils sont au cœur de l’actuel affrontement idéologique.

La demande que l’UE encourage la « création d’une table de concertation » entre les agriculteurs est une bonne idée mais il faut éviter l’exclusion de certains des nombreux mondes qui composent le secteur, comme par exemple les petits et moyens agriculteurs ou les opérateurs biologiques.

Enfin, la question de la « viande synthétique », présente également dans les revendications des agriculteurs italiens, et qui semble viser l’UE puisque le gouvernement italien l’a déjà interdite, est à la fois un faux problème, un point à débattre dans les talk-shows et une aide à la droite. Et, d’un point de vue économique, cela reflète la « clairvoyance » notoire de l’esprit d’entreprise italien, du moins au cours des dernières décennies. Lorsqu’un nouveau domaine de développement est découvert, on crie « au loup, au loup » et on le bloque avec des politiques protectionnistes, pour découvrir ensuite que le monde a progressé alors que nous sommes restés à la traîne. Fiat est ainsi passée à côté de la concurrence pour ce qui concerne les voitures électriques.

Le dernier point doit être rapporté dans son intégralité : « Importations et liberté d’entreprise : interdire l’importation de produits agricoles en provenance de pays où les mêmes règles de production et de santé que les nôtres ne sont pas en vigueur. Garantir également la liberté d’entreprise en adoptant des lois contre le dumping économique pour les produits agricoles et alimentaires ». Cela reviendrait à interdire toutes les importations en provenance des pays extérieurs à l’UE ! Peut-être que « les produits agricoles qui ne sont pas obtenus selon nos normes, dans des pays non-membres de l’UE » aurait été une formule plus appropriée. Parce qu’en fin de compte, on peut comprendre que chaque pays décide souverainement de ses propres normes, tant qu’il n’impose pas, de fait, ces normes par l’exportation de produits fabriqués selon ces normes. 

En ce qui concerne le dumping économique, la chose semble irréalisable. En effet, si vous devez vous en défendre, vous devez le faire à partir du pays exportateur. Le dumping est une pratique (souvent appliquée en Italie dans le passé et typique du protectionnisme) qui consiste à vendre ses produits à l’étranger à un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché intérieur, subventionnant ainsi de fait les exportations.

Les agriculteurs européens peuvent souhaiter que l’UE pratique le dumping sur d’autres marchés, mais comment l’UE pourrait-elle encadrer les politiques économiques de pays non-membres ? Expliqueriez-vous aux États-Unis que ce n’est pas bon pour nous et qu’ils doivent adopter une loi pour nous défendre, et non pour défendre leurs intérêts ? Bonne chance…

Cependant, cela ne veut pas dire que les revendications des agriculteurs à cet égard ne sont pas justifiées.

Parmi les demandes présentées au départ, il y avait aussi l’importation de grandes quantités de blé bon marché en provenance d’Ukraine. On ne sait pas si cela faisait partie d’un programme d’aide indirecte mais il est probable que cela ait nui à la production nationale. La solution proposée, quels que soient les termes utilisés, est une solution protectionniste. Le protectionnisme a son rôle à jouer dans le développement économique. Il faut également ajouter que le secteur primaire est particulier et qu’il doit être protégé et subventionné, parce qu’il est la base de l’économie, mais aussi fondamental pour la subsistance et l’indépendance économique, comme nous l’enseigne Cuba.

On ne peut pas non plus nier qu’historiquement, l’UE a été très généreuse en matière de subventions à l’agriculture alors qu’aujourd’hui elle semble plus attentive aux intérêts d’autres secteurs comme l’industrie de la guerre.

Mais le protectionnisme n’est qu’une mesure temporaire et, s’il n’est pas accompagné de réformes et d’innovations, il devient une méthode pour garantir les intérêts conservateurs (au sens politique, économique et social) d’une classe. Si celle-ci a le droit de disposer de temps et de ressources pour se réorganiser, cela ne doit pas devenir une excuse pour ne pas innover, se développer, apprendre, sinon ces intérêts deviennent de plus en plus enracinés et difficiles à éradiquer, ce qui, tôt ou tard, conduit généralement à l’effondrement du secteur.

La contestation des agriculteurs dans le contexte d’un secteur en crise

L’agriculture est un secteur en crise dans l’Union européenne et il serait irresponsable d’instrumentaliser la protestation, d’ignorer les revendications ou de ne pas analyser le problème en profondeur. Comprendre un monde si complexe et hétérogène n’est pas facile.

Si, d’un point de vue écosocialiste, on ne peut pas faire une « transition écologique » sans agriculteurs, on ne peut pas non plus ignorer qu’il y a des forces que l’on peut qualifier de réactionnaires et liées au maintien d’un statu quo, de grands intérêts et de prétendues « traditions ».

Il ne s’agit pas d’un monde isolé. Il l’est peut-être dans un sens, car le secteur n’emploie qu’un million de personnes alors que la grande majorité de la population vit dans des zones urbaines. Mais ce n’est pas le cas en termes d’économie et d’intérêts. En effet, il est lié (et dépend souvent) de la grande (ou petite) distribution, de la transformation, de l’industrie chimique et du secteur de l’énergie.

Si le secteur agricole entretient une relation conflictuelle avec l’environnement cela pourrait être le résultat d’une propagande et une conséquence d’autres conflits, qui s’infiltrent dans le sous-sol de ce secteur. Parmi ceux-ci, on trouve en premier lieu la grande distribution qui dicte les produits, les méthodes de production et les prix. Cela construit un système pyramidal et hiérarchique, incapable de changement et d’évolution, capitaliste plutôt que collectiviste, à de grands domaines et de grands intérêts, mauvais pour la plus grande partie des agriculteurs eux-mêmes.

N’est-il pas étrange que parmi tant de revendications et de propositions il n’y en a pas une seule pour diminuer ou à réguler la marge de bénéfice disproportionnée de la distribution afin d’augmenter celle de la production, c’est-à-dire celle des agriculteurs ?

Quand la distribution paie 10 centimes le kilo de tomates et le revend 1,5 euro, il y a peut-être des possibilités de marges plus élevées pour les agriculteurs, bien plus que dans les petites réductions sur les carburants, qui ne représentent pas un centime par kilo ! Ce centime supplémentaire par kilo représente 10 % du chiffre d’affaires pour les agriculteurs… mais moins de 1 % au niveau de la distribution. L’économie, comme les plantes, est nourrie par en bas. 


 

Le 7 février 2024

Adriano Bulla est journaliste, spécialisé dans le biologique. 

Traduit de l’italien par Hélène Marra.

  • 1Ultima Generazione (Dernière Génération) est un collectif écologiste qui agit pour obtenir du gouvernement un « fond de réparation » pour les désastres climatiques.
  • 2L’IRPEF est l’impôt sur les revenus des personnes physiques.
  • 3Taxe foncière.